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La littérature est-elle un moyen efficace pour dénoncer les cruautés commises par les hommes ?

Bac de français 2018

Corrigé de la dissertation (séries S et ES)

La littérature vous semble-t-elle un moyen efficace pour émouvoir le lecteur et pour dénoncer les cruautés commises par les hommes ?

Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe et sur vos lectures personnelles.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.
Fiche méthode : la dissertation

Introduction

Accroche :

Les attentats, la crise migratoire, les violences racistes sont aujourd’hui quelques-uns des sujets où s’expriment des sentiments forts et contrastés. C’est pourquoi on a parfois reproché à notre époque d’être soumise à la tyrannie des émotions quand il s’agit d’aborder ces questions d’actualité.

Copie du sujet :

Dans ce concert de compassions et de haines, la littérature est-elle un moyen efficace pour émouvoir le lecteur et pour dénoncer les cruautés commises par les hommes ?

Problématique :

Est-ce que par le passé, une stratégie de persuasion a pu, à elle seule, endiguer chez l’homme le penchant à faire souffrir autrui ? Corrélativement, le traitement littéraire de cette stratégie a-t-il procuré une efficacité supplémentaire ?

Annonce du plan :

1re formule : Nous examinerons d’abord comment spontanément les auteurs sont portés à retenir une stratégie qui heurte notre sensibilité. Ensuite nous analyserons les limites d’une telle entreprise pour enfin étudier l’intérêt des écrivains à s’adresser à toutes les facultés du lecteur.
2de formule : Si spontanément les auteurs sont portés à retenir une stratégie qui heurte notre sensibilité, une telle entreprise trouve cependant vite ses limites, c’est pourquoi certains écrivains ont tenté de s’adresser à toutes les facultés du lecteur.

1re partie : La stratégie du choc

Les personnes sont facilement portées à réagir avec leurs tripes aux scènes de cruauté dont elles sont témoins.

Faire réagir par les émotions,

Les écrivains, hommes comme les autres, ressentent le même dégoût, éprouvent le même traumatisme qu’eux devant la violence barbare. Montaigne exprime son « déplaisir » lorsqu’il voit « poursuivre et tuer une bête innocente ». Voltaire est révolté par la dissection d’animaux vivants. Ferdinand Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit, ne peut contrôler ses sphincters sous la mitraille qui hache les combattants. Ce sont bien les émotions qui sont premières lors de tels spectacles.
Pour mieux faire partager sa réaction, l’auteur littéraire utilise souvent la fonction expressive du langage. En premier lieu, il s’inscrit dans le registre pathétique utilisant le champ lexical de la souffrance : Montaigne crée la sympathie en évoquant les « larmes » du cerf, Voltaire provoque notre répulsion à l’encontre de ces médecins sans cœur qui « clouent [le chien] sur une table, et |…] le dissèquent vivant ». L’écrivain peut recourir aussi aux hyperboles, à la personnalisation comme dans les textes A et C. Voltaire utilise un raccourci brutal pour mieux nous surprendre et nous émouvoir : le chien qui s’est inquiété de la disparition de son maître, qui lui a témoigné joyeusement son affection lors des retrouvailles, « ce chien » est livré brutalement au scalpel des biologistes. Tous ces procédés et quelques autres viennent renforcer artistiquement le choc des émotions primaires.

Susciter l’indignation, réveiller notre compassion

Pour persuader, les auteurs en appellent aux valeurs communes au groupe. Ainsi Montaigne s’appuie sur la « théologie », autrement dit la religion chrétienne, et joue sur la crainte du péché pour éviter que les animaux ne soient maltraités. Yourcenar procède de même en misant sur la nécessaire solidarité du vivant : Si les animaux n’appartiennent pas à la « famille » humaine comme chez Montaigne, ils sont chez elle les victimes annonciatrices des grands holocaustes humains. Comme l’auteur des Essais, elle dénonce les mêmes dérives quand les êtres vivants ne sont plus respectés.
Parfois les écrivains veulent nous faire honte et réveiller notre conscience par la compassion. Par exemple, Hugo dans le poème « Melancholia » tiré des Contemplations se révolte contre la cruauté du travail imposé aux enfants par des entrepreneurs au cœur sec :

« Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,
Ils travaillent. Tout est d’airain, tout est de fer.
Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue. »

Il compte sur la réaction indignée de parents bourgeois qui ne supporteraient pas que leurs enfants soient traités si injustement. Les hyperboles, les alliances antithétiques, les reprises, les négations qui soulignent les privations consolident cette tentative de culpabilisation.

Pour mobiliser

Ces textes vibrants emploient parfois les fonctions impressives du langage. En effet les auteurs ne se contentent pas de réprouver les comportements inhumains, ils appellent à la mobilisation : « Soyons subversifs. Révoltons-nous contre l’ignorance, l’indifférence, la cruauté, qui d’ailleurs ne s’exercent si souvent contre l’homme que parce qu’elles se sont fait la main sur les bêtes » lance Marguerite Yourcenar en utilisant deux impératifs, selon un rythme binaire affectif, qui désignent les cibles selon un rythme ternaire plus solennel. Montaigne ne veut pas « qu’on […] se moque de [… sa] sympathie » pour les bêtes. Voltaire apostrophe son contradicteur et lui enjoint de « porte[r…] le même jugement sur l’homme et sur le chien qui se comportent de manière semblable. Tous veulent agir sur leur destinataire.

2e partie : Les limites

Transition : Mais cette force née du recours aux émotions rencontre ses limites.

Le dégoût, l’anesthésie dans l’escalade

En premier lieu, l’accumulation des scènes pénibles peut affaiblir le propos. Ainsi dans Candide de Voltaire, le héros éponyme subit des épreuves dont la longue suite, en forme de catalogue des cruelles folies humaines, est invraisemblable.
Si les faits rapportés sont décrits avec un luxe de détails, c’est bien l’écœurement qui risque de se trouver au rendez-vous. Ainsi en va-t-il dans l’œuvre de Sade qui a donné son nom à la perversion de la sensibilité. Justine ou les Malheurs de la vertu aurait voulu prétendre à « une des plus sublimes leçons de morale », mais une complaisance certaine à l’égard des violences faites aux femmes crée immanquablement un rejet de la part du lecteur sain. De même, à la suite du roman gothique anglais, le roman noir du XIXe siècle, produit du romantisme frénétique dont on retrouve plus que des traces dans le Han d’Islande de Hugo fait ses délices des tortures, des emprisonnements, des meurtres disqualifiant par son goût morbide les tentatives de les dénoncer. Il reste d’ailleurs des vestiges de cette violence dans les romans ultérieurs de l’auteur. La cruauté du Frollo de Notre-Dame de Paris ou celle du Lantenac de Quatrevingt-treize est exacerbée pour stigmatiser l’obscurantisme du clergé médiéval ou la tyrannie de l’aristocratie d’Ancien Régime. Le second personnage, par exemple, manifeste un sens de la discipline inhumain. Dans l’épisode de la caronade, le matelot fautif et courageux est tout à la fois décoré et fusillé par ce général inflexible et brutal. Cette rigueur sert une visée polémique mais perd de sa force dans son invraisemblable retournement de situation.

La manipulation et la spirale de la violence

De plus cette surabondance d’émotions fortes crée le danger de la manipulation. En France, certains écrits qui ont suivi la défaite de Sedan, puis le premier conflit mondial ont pu faire supporter aux seuls Allemands la cruauté des combats. Ces « romans revanchards » populaires, dont on peut retrouver des traces dans le 813 de Leblanc qui met aux prises Arsène Lupin et le Kaiser Guillaume Ier, ont cultivé le genre sans retenue. Heureusement que des récits comme À l’Ouest rien de nouveau de Remarque ou Capitaine Conan de Vercel sont venus rééquilibrer la perception des responsabilités dans la guerre.
En diabolisant l’ennemi, ces auteurs ont cultivé le désir de revanche, faisant entrer une bonne part de la population dans la spirale de la violence.

Dépouillement, économie des moyens

A contrario, la simple relation dépouillée de l’horreur rapportée avec une économie de moyens est toujours saisissante, car elle laisse le soin à l’imagination du lecteur de faire le reste. Ainsi les attendus du Procès de Nuremberg sont-ils plus saisissants dans leur glaciale inhumanité que bien des récits qui abusent des atrocités.

3e partie : S’adresser à l’homme entier

Transition : En fait, recourir aux seules émotions, c’est s’adresser à la partie primitive de l’homme. Une dénonciation efficace des cruautés humaines devrait s’adresser à l’homme entier, corps et esprit, émois et raison. Ce serait ajouter la culture à la nature.

Faire appel à la raison,

Rousseau n’est pas adepte de cette démarche. Il prétend dans la préface du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes que deux principes instinctifs, « notre bien-être et la conservation de nous-mêmes » sont « antérieurs à la raison » dans la construction de la « sociabilité ». Pourtant c’est sur cette faculté que s’appuient les autres auteurs du corpus. Montaigne reconnaît une parenté entre homme et animal, celle de créatures ayant reçu leur existence d’un « même maître [qui les] a logés dans ce palais pour son service ». Voltaire relève les similitudes des comportements entre eux : faculté d’apprentissage, affection. Marguerite Yourcenar, comme Montaigne, rappelle que la maltraitance des animaux précède de peu celle des humains. Pour Montaigne, ce sont la chasse et les jeux du cirque romains ; pour Yourcenar ces mauvais traitements ont conduit aux « enfants martyrs », aux « wagons plombés » et au « gibier humain descendu d’un coup de feu », le tout magnifiquement appuyé par l’équilibre d’un rythme ternaire. Chacun de ces auteurs reconnaît donc dans les dérives meurtrières ou génocidaires la même origine, à savoir l’obscurcissement du respect de toute vie.
Au terme de ce raisonnement, le lecteur peut conclure que le barbare, qui se montre cruel et ne sait pas user de sa raison, perd sa supériorité en tombant plus bas que les bêtes qu’il ne veut pas respecter.

Démontrer l’absurdité

L’usage de la raison peut prendre des chemins plus étonnants. Montaigne, dans les Essais, a démontré l’absurde inutilité de la torture. En effet cette cruauté ne saurait faire progresser l’obtention de la vérité. Soit celui qui la subit a la capacité de la supporter et par voie de conséquence n’avouera pas. Soit inversement, celui qui ne peut la supporter avouera même innocent. Dans tous les cas le juge ne peut se fier au silence ou aux aveux. La souffrance infligée est donc inutile, voire injuste si c’est un innocent qui est torturé et mis à mort.
Voltaire a poussé plus loin l’art de dénoncer l’absurdité en utilisant des rapprochements abrupts. Chez lui les atrocités sont moins horribles que niaises. La condamnation est moins émouvante mais plus acérée. Dans Micromégas, il démythifie la guerre en en faisant une cohue informe opposant « cent mille fous de notre espèce » à « cent mille animaux couverts d’un turban » qui se battent pour « quelque tas de boue grand comme votre talon » que les chefs n’ont jamais vu et ne verront jamais. Dans Candide il se sert d’un oxymoron resté célèbre, une « boucherie héroïque ». Céline, dans Voyage au bout de la nuit, évoque les combats par une accumulation désordonnée et apocalyptique de personnes, d’animaux, d’objets pour flétrir la guerre devenue un « abattoir international en folie ».

Dénoncer par le ridicule

Si Voltaire, dans Micromégas pointait le caractère déraisonnable de l’humanité, « un assemblage de fous, de méchants et de malheureux », certains auteurs sont allés encore plus loin dans la forme pour dénoncer l’horreur en recourant au ridicule. Par exemple, Alfred Jarry, dans Ubu-roi, crée un personnage bouffon à la cruauté enfantine qui a détrôné le roi et veut assouvir son avarice en tuant les nobles riches. Son avidité meurtrière : « Ceux qui seront condamnés à mort, je les passerai dans la trappe, ils tomberont dans les sous-sols du Pince-Porc et de la Chambre-à-Sous, où on les décervèlera » est risible dans ses excès verbaux et la répétition mécanique du « à la trappe » qui ponctue ses jugements.

Conclusion

Résumé de l’argumentation :

La cruauté humaine est effrayante c’est pourquoi, spontanément, les auteurs ont recouru à une stratégie capable d’en conjurer l’horreur. Ils ont donc cherché à ébranler la sensibilité du lecteur pour provoquer chez lui le rejet des manifestations de barbarie. Mais cette surenchère a pu conduire à l’anesthésie des cœurs par la répétition des spectacles traumatisants, voire au dégoût, d’autant plus que des écrivains ont marqué une complaisance certaine pour les comportements qu’ils entendaient dénoncer. En outre la mise en scène de la brutalité a parfois servi à manipuler des populations et nourri la spirale de la violence. C’est pourquoi d’autres écrivains ont préféré s’adresser à toutes les facultés du lecteur. Ils ont estimé que l’appel conjoint à la raison serait plus efficace : convaincre permettrait sans doute de laisser des marques plus durables que les fluctuations de la seule sensibilité. Le pari a été sûrement gagné par ceux qui ont utilisé la dérision de l’absurde ou pratiqué l’antiphrase.

Ouverture (facultative) :

Ainsi, la recherche de l’efficacité dans la dénonciation des violences humaines est affaire de goût et de mode de diffusion. À une époque où les médias audiovisuels sont rois, il semble que le « choc » des images l’emporte largement sur le « poids des mots ». De plus la culture de la violence verbale née de la surenchère dans la volonté de puissance a gagné insidieusement le domaine du langage au point que, dans leurs excès, ce sont aussi les mots qui peuvent tuer sur les réseaux sociaux. Quel est désormais le poids de la littérature dans ce combat plus que jamais d’actualité, le respect de toute vie ?

Voir aussi