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Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Bêtes »

Bac français 2018

Corrigé du commentaire (séries S et ES)

Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Bêtes » (1764)

Voltaire s’attaque dans cet article à la théorie élaborée par Descartes selon laquelle les animaux sont des « machines ».

BÊTES

Voltaire Quelle pitié, quelle pauvreté, d’avoir dit que les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment, qui font toujours leurs opérations de la même manière, qui n’apprennent rien, ne perfectionnent rien, etc. !
Quoi ! cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre ; cet oiseau fait tout de la même façon ? Ce chien de chasse que tu as discipliné pendant trois mois n’en sait-il pas plus au bout de ce temps qu’il n’en savait avant les leçons ? Le serin1 à qui tu apprends un air le répète-t-il dans l’instant ? n’emploies-tu pas un temps considérable à l’enseigner ? n’as-tu pas vu qu’il se méprend et qu’il se corrige ?
Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? Eh bien ! je ne te parle pas ; tu me vois entrer chez moi l’air affligé, chercher un papier avec inquiétude, ouvrir le bureau où je me souviens de l’avoir enfermé, le trouver, le lire avec joie. Tu juges que j’ai éprouvé le sentiment de l’affliction et celui du plaisir, que j’ai de la mémoire et de la connaissance.
Porte donc le même jugement sur ce chien qui a perdu son maître, qui l’a cherché dans tous les chemins avec des cris douloureux, qui entre dans la maison, agité, inquiet, qui descend, qui monte, qui va de chambre en chambre, qui trouve enfin dans son cabinet le maître qu’il aime, et qui lui témoigne sa joie par la douceur de ses cris, par ses sauts, par ses caresses.
Des barbares saisissent ce chien, qui l’emporte si prodigieusement sur l’homme en amitié ; ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques2. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? a-t-il des nerfs pour être impassible ? Ne suppose point cette impertinente contradiction dans la nature.


Notes

1 Serin : petit oiseau dont le chant est fort agréable, et auquel on apprend à siffler, à chanter des airs.
2 Veine mésaraïque : veine qui recueille le sang du gros intestin.

Proposition de corrigé

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Il s’agit d’un canevas volontairement non rédigé pour mettre en valeur les principaux éléments issus de l’analyse selon la méthode recommandée par le site.

Introduction :

Situer le texte à commenter : L’article « BÊTES » fait partie du Dictionnaire philosophique de Voltaire. Cette œuvre de combat a été publiée en 1764.

Quel est le thème du texte ? Dans ce texte Voltaire dénonce la théorie élaborée par Descartes selon laquelle les animaux sont des « machines ».

Quel est son genre littéraire ? Apparenté au discours théâtral, ici un réquisitoire appartenant au genre judiciaire.

Quel est son type ? Argumentatif.

Quelle est sa tonalité ou registre littéraire ? Oratoire (polémique) et pathétique.

Ses caractères remarquables, thématiques et/ou formels, c’est-à-dire ce qui fonde l’intérêt de l’étude, et ce qui oriente le parcours de lecture ? Le lecteur moderne ne peut qu’être surpris par la forme de cet article de dictionnaire. Là où il attendrait une présentation neutre scientifique, il rencontre une apostrophe rhétorique peu fréquente chez les philosophes français des Lumières.

Annonce du plan : Nous examinerons d’abord comment Voltaire a soigneusement structuré son argumentation afin de convaincre dans un premier temps, mais surtout de persuader son lecteur dans un second.

1re partie : Une argumentation bien bâtie

  • Une position énoncée : Voltaire réfute la thèse de Descartes selon laquelle « les bêtes sont des machines privées de connaissance et de sentiment ». Voltaire reprend les termes mêmes de l’énoncé cartésien sans pour autant les traiter comme une citation.
  • Les deuxième et troisième paragraphes vont contredire la première affirmation concernant la connaissance (ou intelligence) en développant des contre-exemples d’animaux capables de s’adapter à des situations nouvelles ou d’apprendre de nouveaux savoirs.
  • Les quatrième et cinquième paragraphes vont contredire la seconde affirmation concernant le sentiment (ou sensibilité) en utilisant une analogie entre des comportements humains et animaux.
  • Le sixième paragraphe sert de conclusion en soulignant l’inconséquence et la barbarie humaines engendrées par le cartésianisme.

2e partie : qui cherche à convaincre

  • Champ lexical de l’instruction : « connaissance », « apprennent », « perfectionnent », « discipliné », « n’en sait-il pas plus […] qu’il n’en savait avant les leçons ? » (formule renforcée par la reprise de savoir), « tu apprends », « enseigner », « il se corrige », « tu juges » (deux fois).
  • Rythmes ternaires qui renforcent l’équilibre lorsque sont abordés les aspects conceptuels de la connaissance : « cet oiseau qui fait son nid en demi-cercle quand il l’attache à un mur, qui le bâtit en quart de cercle quand il est dans un angle, et en cercle sur un arbre » souligne l’intelligence de l’animal qui sait s’adapter à son environnement. « Est-ce parce que je te parle que tu juges que j’ai du sentiment, de la mémoire, des idées ? » met en valeur les attributs reconnus ordinairement aux seuls hommes.

3e partie : mais surtout qui veut persuader

  • Le ton est donné dès les premiers mots : « Quelle pitié, quelle pauvreté ». Notons des exclamations péjoratives selon un rythme binaire affectif.
  • Champ lexical du sentiment et de l’émotion :
    « sentiment » (cinq occurrences auxquelles il convient d’ajouter sentir), « affligé », « inquiétude », « joie » (deux fois), « affliction », « plaisir », « douloureux », « agité, inquiet », « il aime », « impassible ».
  • Voltaire cherche à impliquer son lecteur. II est ainsi amené à utiliser un « tu » équivoque. En effet, jusqu’au dernier paragraphe, le « tu » peut englober celui qui lit. Son emploi chercherait alors à rapprocher l’émetteur et le destinataire. Il participerait à la démythification du sujet en accompagnant le retour à des réalités concrètes, loin des abstractions philosophiques. Mais dans le dernier paragraphe le « tu » devient accusateur. La 2e personne permet l’injonction solennelle qui rabaisse l’adepte de la thèse cartésienne d’autant plus qu’elle est assortie d’une épithète cinglante : « Réponds-moi, machiniste ».
  • Voltaire recourt aux exclamations et interrogations qui, au-delà des effets oratoires d’animation du discours, trahissent l’affectivité débordante. Des rythmes souvent binaires (affectifs) ou cumulatifs (extériorisation d’un trop-plein intérieur) contribuent à valoriser l’activité inquiète de l’homme en quête d’un papier important égaré ; ils soulignent l’affection du chien à la recherche de son maître puis sa joie de l’avoir retrouvé.
  • Voltaire passe enfin brutalement à une situation violemment contrastée entre les démonstrations affectueuses du chien, et la cruelle dissection de l’animal par des médecins sans cœur. Le recours final au registre pathétique entend stigmatiser les « barbares » au nom d’une indignation qui trouve ses racines autant dans l’atrocité du traitement que dans son illogisme.

Conclusion :

Synthèse du parcours de lecture :
Le philosophe se montre ici l’avocat des êtres sans droit. Son argumentation prend la forme d’une plaidoirie. Le discours est habilement construit entre une entrée en matière méprisante et une conclusion manipulatrice dans ses raccourcis brutaux. En effet Voltaire entend surtout emporter notre adhésion par les émotions contradictoires créées en nous par ses exemples concrets. Le recours aux arguments rationnels reste secondaire, il sert à dénoncer l’illogisme des hommes qui pourtant se targuent de raison.
Ouverture :
En fait, la cible de l’indignation voltairienne est moins Descartes qu’un courant de pensée chrétien traditionnel qui dénie une âme aux animaux. Dans la lignée de Micromégas, le philosophe dénonce cet anthropocentrisme insupportable issu de la Genèse qui a, selon lui, voulu faire de l’homme le roi despotique de la création.

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