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Pour captiver le lecteur, un personnage de roman doit-il vivre des passions ?

Bac de français 2018

Corrigé de la dissertation (série L)

Un personnage de roman doit-il vivre des passions pour captiver le lecteur ?

Vous répondrez à la question en vous appuyant sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe ainsi que sur vos lectures personnelles.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.
Fiche méthode : la dissertation

Introduction

Accroche :

Nous avons tous une passion, grande ou petite, qui nous donne, à de trop rares instants dans nos vies banales, le sentiment d’exister pleinement. Voilà ce que semble penser la majorité des gens qui nous entourent.

Copie du sujet :

Alors désirons-nous, pour être captivés par notre lecture, trouver dans les romans des personnages qui doivent vivre des passions ?

Problématique :

Quelles sont les attentes du lecteur de romans à l’égard des passions, et quels effets peuvent en tirer les auteurs ?

Annonce du plan :

1re formule : Nous examinerons d’abord en quoi auteurs et lecteurs s’entendent sur le caractère valorisant de la passion. Ensuite nous analyserons comment les attachements qui avilissent ou l’absence de tout sentiment extrême peuvent créer un divorce entre eux. Enfin nous verrons que, dans tous les cas de figure, c’est l’habileté artistique de l’auteur qui fixe l’intérêt du lecteur pour le personnage romanesque.
2de formule : Si auteurs et lecteurs s’entendent sur le caractère valorisant de la passion, les attachements qui avilissent ou l’absence de tout sentiment extrême peuvent cependant créer un divorce entre eux. En dépit de ces freins, dans tous les cas de figure, c’est finalement l’habileté artistique de l’auteur qui fixe l’intérêt du lecteur pour le personnage romanesque.

1re partie : La passion valorisante

Définition de la passion

Ce mot qui semble aller de soi possède plusieurs sens. D’abord il s’agit d’un intérêt très vif pour un sujet quelconque. Ensuite le terme désigne un désir intense pour une personne se manifestant par des élans incoercibles qui vont à l’encontre de la raison. Enfin étymologiquement, le mot est rattaché à la souffrance, au supplice comme dans la Passion du Christ. Plus rarement, il est synonyme de passivité. À l’évidence les textes du corpus renvoient à l’amour fou, surgi à l’improviste, qui obnubile la conscience de la personne, obscurcit l’approche rationnelle et entrave sa volonté. Les textes font aussi allusion à la souffrance que produit cette affection, d’ailleurs parfois appelée « maladie d’amour ». C’est pourquoi notre analyse s’intéressera principalement à cette forme de passion.

Énergie, signe de distinction, vie qui sort de l’ordinaire,

Contrairement au sens rare de passivité que peut prendre le terme, la passion, dans ces textes, est synonyme d’énergie. Les auteurs entendent captiver leurs lecteurs en leur proposant des héroïnes vivantes. La princesse de Clèves, Delphine et la Vagabonde sont amenées à prendre une décision irrévocable. Elles ne se laissent pas aller. Surtout, elles agissent immédiatement en conformité avec leur résolution en quittant sans retour leurs amants. C’est d’ailleurs une caractéristique des héros romantiques passionnés. Par exemple, Fabrice del Dongo à la recherche de l’amour, dans La Chartreuse de Parme de Stendhal, se lance dans des aventures mouvementées qui vont tenir en haleine le lecteur. Gilliatt des Travailleurs de la mer de Victor Hugo, pour mériter Deruchette, affronte tous les dangers de l’océan.
Ainsi, le lecteur apprécie des tranches de vie qui sortent de l’ordinaire. D’ailleurs les héros passionnés cultivent leur différence, en tirent fierté. Monsieur de Nemours reconnaît à Madame de Clèves « une vertu austère, qui n’a presque point d’exemple » ce que l’intéressée confirme. Delphine tire gloire d’appartenir aux « âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout ». Renée revendique son « orgueil de pauvresse ». Ces héroïnes sont des élues qui sont stigmatisées par une sensibilité exacerbée.

Conflit, rêve, émotion, souffrance, amour impossible, registre tragique, dépassement

Pour l’auteur, l’intérêt premier de la passion est d’accéder à toutes les possibilités dramatiques du conflit. Le héros passionné se voit d’abord en marge de son milieu social qui distingue en lui un être dangereux par ses excès dérangeant le conformisme ambiant. La princesse de Clèves sait que « la seule bienséance interdit tout commerce » avec M. de Nemours. Delphine est consciente que son milieu la juge « coupable » « au nom de la morale ». Renée se doute que son insoumission au pouvoir masculin sera incomprise. En outre ce conflit est intériorisé. La princesse de Clèves vit aussi une opposition entre son « inclination » et la paix de son âme, car elle connaît les risques peccamineux d’une affection sensuelle, désordonnée et incontrôlable. Delphine essaie de surmonter le moralisme étroit de la « religion » de Matilde par le recours à un mysticisme déiste. Quant à la Vagabonde, elle expérimente dans son cœur les douloureux appels contradictoires d’un bonheur facile et ceux d’une liberté exigeante.
Le second intérêt de la passion amoureuse est de faire rêver et d’émouvoir le lecteur. Stendhal, dans De l’Amour, a bien analysé le phénomène d’idéalisation entrepris par le sujet frappé par l’affection amoureuse. Il le nomme « cristallisation ». « Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes […] Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit, qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections. » Ce délire de l’imagination est entretenu par l’éloignement ou l’inaccessibilité de l’être aimé. Il est bien celui dont souffre Madame Bovary ou Fabrice, dans La Chartreuse de Parme, qui se déclare « amoureux de l’amour ». Cet ébranlement des émotions est paradoxal en ce qu’il laisse entrevoir le bonheur mais en même temps fait souffrir. C’est toute la veine fort appréciée des amours impossibles ou malheureuses. En effet le lecteur pressent que la passion ne peut durer avec un tel degré d’intensité. Pour que l’amour rime avec toujours dans l’univers romanesque, il doit rester inachevé, afin de ne pas sombrer dans la routine.
C’est pourquoi un des procédés souvent utilisé par les auteurs pour séduire le lecteur est de recourir au registre tragique. Les deux premières héroïnes du corpus ont conscience d’être soumises à une « destinée ». Chez elles aussi, la « mort » est une compagne familière, tandis que Renée l’évoque comme le retour vers une contrée « où s’envolera d[’elle] une dernière petite ombre ». Cette histoire écrite d’avance, que les personnages veulent assumer à défaut de l’infléchir, est l’occasion de créer des effets d’héroïsation. La princesse de Clèves et Delphine veulent expier une faute ; cette dernière élève son renoncement jusqu’au sacrifice. Quant à Renée, elle préfère choisir une douloureuse liberté au détriment d’un confort sentimental et d’un bonheur étriqué. Tous ces personnages sortent grandis par le dépassement qu’ils s’imposent.

2e partie : La passion qui avilit, les chiffes molles

Transition : Mais le lecteur peut être rebuté par certaines formes de passion voire par l’absence d’exaltation des sentiments.

Excès inhumains

Le désir dévoyé et impitoyable d’un Frollo dans Notre-Dame de Paris, le fanatisme cruel d’un Lantenac dans Quatrevingt-treize chez Victor Hugo sont repoussants. Il est vrai que le rôle fonctionnel du méchant doit beaucoup à la conception mélodramatique du récit. De même l’avarice sordide du Père Grandet dans Eugénie Grandet, ou la passion possessive du Père Goriot pour ses filles, véritable martyre de la paternité, sont effrayantes sous la plume de Balzac. Mauriac a exploré comment un cœur peut être empoisonné par le venin de l’avarice, la vengeance, la jalousie dans le Nœud de vipères. Ces attachements sont inhumains dans leurs excès.

La passion qui faillit

Si elle se montre moins rebutante que ces folies, la passion qui faillit ne veut plus séduire le lecteur. Flaubert se complaît dans les désillusions qui suivent immanquablement le coup de foudre. Le récit réaliste dénonce les emportements romantiques. Dans l’Éducation sentimentale, l’ironie de l’ermite de Croisset décape sans cesse le parcours amoureux de Frédéric Moreau. Cet idéaliste au petit pied, subjugué par l’« apparition » de Madame Arnoux sur le bateau qui le ramène chez lui, va enchaîner les tergiversations, les maladresses, les erreurs, les compromissions, les veuleries. Ses ratés systématiques dans son admiration ont de quoi désespérer le lecteur friand d’élans sincères et courageux.

Le désert des sentiments

Certains auteurs sont allés encore plus loin en bannissant toute chaleur communicative dans leur personnage. Camus dans l’Étranger fait de Meursault un curieux spécimen englué dans la banalité d’une existence répétitive et trop ordinaire. Ce Meursault demeure un étranger pour les autres et pour lui-même. Il est donc bien difficile de sympathiser avec un tel individu qui vit à la surface de lui-même, examinant ce qui lui arrive avec un détachement qui confine à l’insensibilité.

3e partie : Avec ou sans passion noble, c’est le personnage construit artistiquement qui peut captiver le lecteur

Transition : Pourtant quand l’auteur recourt à des passions nobles, il n’est pas assuré du succès. Et même s’il nous décrit des attachements inhumains ou un monde privé de chaleur, il peut encore capter l’intérêt du lecteur.

D’autres ressorts que l’admiration

Nos lectures ne sont pas appréciées de la même manière suivant l’époque de notre vie. L’emportement passionné est contemporain de la jeunesse. L’adulte vit des relations plus apaisées, profondes et équilibrées à condition de surmonter à un moment donné le « démon de midi ». Si le sublime d’une Delphine qui y a succombé peut enthousiasmer, ses excès ont aussi de quoi faire fuir. La voie de la compassion moins glorieuse certes permet aussi sûrement l’identification au personnage. C’est pourquoi le renoncement de la princesse de Clèves qui peut paraître incompréhensible à des adolescents idéalistes sera plus estimé par des esprits rangés, soucieux de la « paix de l’âme ». De même le départ de la Vagabonde sera prisé, pas seulement pour les souvenirs nostalgiques d’une liaison à la sensualité nourrissante, mais aussi pour sa quête exigeante de liberté qui, elle, n’a pas été satisfaite.

La création de types

En outre les vrais créateurs de personnages ne se contentent pas de les doter de passions banales ou conventionnelles. Ils accumulent les petits détails significatifs jusqu’à créer des types. Ainsi, Renée est la bien nommée « Vagabonde » dans son incapacité à fixer sa liberté en un lieu et sur un être. L’ambition qui dévore Eugène de Rastignac dans le Père Goriot a débouché sur l’antonomase du héros. Emma Bovary a donné paradoxalement son patronyme marital au mal compulsif qui la ronge d’être plus et mieux qu’elle est. L’absence apparente de tout sentiment chez Meursault fait de lui un « étranger » pour ceux qui le côtoient tout autant qu’un homme « étrange » presque monstrueux pour ceux qui le jugeront.

Les formules qui blasonnent

Pour fixer leurs personnages dans notre mémoire, les auteurs cultivent un art de la formule. Balzac par exemple dans le Lys dans la vallée raconte comment « la première femme que l’on rencontre avec les illusions de la jeunesse est quelque chose de saint et de sacré ». Il assure la pérennité de son héroïne tragique par quelques procédés remarquables : D’abord par le patronyme, celui de Blanche de Mortsauf qui avait la beauté d’un ange, et qui le devint ; son nom programme un amour passionné qui n’a pourtant pas connu la faute ; ensuite en blasonnant le personnage par le symbole de la pureté du lys, « Elle était, […] « le lys de cette vallée » où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. » Ce même Balzac, à la fin du Père Goriot, épingle ironiquement l’ambition de Rastignac. Son héros a le regard attiré avidement par ce « Paris tortueusement couché » au pied du Père Lachaise. Il apostrophe la capitale par un « À nous deux maintenant ! » d’inspiration napoléonienne, resté comme un résumé du roman, avant cyniquement d’aller « dîner chez Mme de Nucingen » qui, par honte de sa filiation, a refusé d’assister aux obsèques de son père.
Dans un Amour de Swann, Proust réussit le tour de force de disséquer les illusions esthétiques de la passion. Son personnage, amateur d’art et dandy distingué, s’éprend jalousement d’une vulgaire demi-mondaine, Odette de Crécy, parce qu’il lui a trouvé une ressemblance frappante avec Zéphora, la fille de Jethro, peinte par Botticelli dans une fresque de la chapelle Sixtine. La conclusion de l’ouvrage est frappante : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »
Plus frappante encore la double fin de l’Éducation sentimentale de Flaubert. La grande passion idéalisée et toujours reportée de Frédéric pour Mme Arnoux s’achève seize ans plus tard, lorsque cette dernière revient chez Frédéric. Elle lui raconte sa vie, ils font une promenade, il lui jure un amour éternel. Avant de partir, elle lui laisse une mèche de ses cheveux blancs. Toute cette histoire se conclut par le cruel, lapidaire, dérisoire « Et ce fut tout. » Flaubert enfonce le clou avec un épilogue pessimiste à souhait. Deux ans plus tard, Frédéric retrouve son vieil ami Deslauriers. Le récit s’achève sur le rappel d’un souvenir d’adolescence, celui du ridicule qui les a accablés lorsqu’ils se sont retrouvés à l’entrée d’une maison close empêtrés des bouquets de fleurs qu’ils tenaient à la main. « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ! » concluent les deux hommes, dressant un pathétique constat d’échec de leur éducation sentimentale.

Conclusion

Résumé de l’argumentation :

Les lecteurs sont friands d’histoires passionnées qui leur permettent de vivre des moments plus exaltants que leur banal quotidien. Les auteurs, surtout avec le romantisme, ont donc cherché à les captiver au moyen de personnages portés à agir par des passions qui les distinguent de leur milieu et les font entrer en conflit avec lui. Les émotions, la souffrance, l’impossibilité de normaliser ces relations, la fidélité à l’idéal ont conduit ces affections vers le registre tragique conforme à leur caractère exceptionnel. Mais ensuite, sur un terrain préparé par les moralistes du XVIIe siècle, le courant réaliste a dénigré d’une part des attachements inhumains comme l’avarice, la volonté de puissance ou le fanatisme ; d’autre part il a dénoncé les illusions sentimentales. Le roman moderne, avec son goût pour les anti-héros, a pour sa part exploré les terres arides de la banalité. Ces courants pessimistes ont pu rebuter le lecteur débutant. Pourtant les grands auteurs, même dans ces contextes déplaisants, ont su marquer l’esprit du lecteur persévérant par un art très sûr des effets rendant inoubliables leurs créatures.

Ouverture (facultative) :

Au terme de cette analyse forcément simplificatrice, comment ne pas évoquer L’Amour et l’Occident de l’essayiste suisse Denis de Rougemont ? Cette œuvre parue en 1939 et rééditée de manière définitive en 1972 montre comment l’imaginaire occidental a été imprégné du mythe de la passion amoureuse telle qu’elle a été vécue par Tristan et Yseult. Ce mythe inspiré par le manichéisme cache en son sein une doctrine secrète, la fascination de la Mort, déguisée sous les apparences de l’Amour. Depuis l’amour courtois, la séparation des amants est devenue un rite initiatique, c’est une valorisation de la douleur inconsciemment désirée pour mieux jouir de la passion, tentative de rachat mystique mais dévoyée dans sa conception érotique du couple et de l’amour. Si ces thèses ont pu justement être critiquées par les théologiens et les historiens, il n’en reste pas moins que Rougemont a mis en valeur un courant qui a irrigué pendant huit siècles le cœur vivant de la littérature.

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