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Littérature 🏷️ Littérature française du XXe siècle

Boris Vian, L’Écume des jours, incipit

Boris Vian (1920-1959), L’Écume des jours (1947)

Chapitre 1 (incipit)

Colin terminait sa toilette. Il s’était enveloppé, au sortir du bain, d’une ample serviette de tissu bouclé dont seuls ses jambes et son torse dépassaient. Il prit à l’étagère, de verre, le vaporisateur et pulvérisa l’huile fluide et odorante sur ses cheveux clairs. Son peigne d’ambre divisa la masse soyeuse en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots. Colin reposa le peigne et, s’armant du coupe-ongles, tailla en biseau les coins de ses paupières mates, pour donner du mystère à son regard. Il devait recommencer souvent, car elles repoussaient vite. Il alluma la petite lampe du miroir grossissant et s’en approcha pour vérifier l’état de son épiderme. Quelques comédons saillaient aux alentours des ailes du nez. En se voyant si laids dans le miroir grossissant, ils rentrèrent prestement sous la peau et, satisfait, Colin éteignit la lampe. Il détacha la serviette qui lui ceignait les reins et passa l’un des coins entre ses doigts de pied pour absorber les dernières traces d’humidité. Dans la glace, on pouvait voir à qui il ressemblait, le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen. Sa tête était ronde, ses oreilles petites, son nez droit, son teint doré. Il souriait souvent d’un sourire de bébé, et, à force, cela lui avait fait venir une fossette au menton. Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil. Le nom de Colin lui convenait à peu près. Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons. Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait.

Il vida son bain en perçant un trou dans le fond de la baignoire. Le sol de la salle de bains, dallé de grès cérame jaune clair, était en pente et orientait l’eau vers un orifice situé juste au-dessus du bureau du locataire de l’étage inférieur. Depuis peu, sans prévenir Colin, celui-ci avait changé son bureau de place. Maintenant, l’eau tombait sur son garde-manger.

Il glissa ses pieds dans des sandales de cuir de roussette et revêtit un élégant costume d’intérieur, pantalon de velours à côtes vert d’eau très profonde et veston de calmande noisette. Il accrocha la serviette au séchoir, posa le tapis de bain sur le bord de la baignoire et le saupoudra de gros sel afin qu’il dégorgeât toute l’eau contenue. Le tapis se mit à baver en faisant des grappes de petites bulles savonneuses.

Il sortit de la salle de bain et se dirigea vers la cuisine, afin de surveiller les derniers préparatifs du repas.

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Commentaire

Boris Vian L’Écume des jours est un roman de Boris Vian, écrivain français mais aussi poète, parolier, chanteur, scénariste, critique et musicien de jazz. Ce roman est publié est 1947, période d’après-guerre, sur le dos d’imprimés AFNOR (l’Association Française de Normalisation) où il travaillait alors. Malgré le soutien de Sartre et de Queneau, ce roman ne connaîtra pas un grand succès à sa sortie. Cette œuvre retrace la rencontre amoureuse entre Colin et Chloé puis la mort de cette dernière qui va être emportée par la maladie détruisant ainsi Colin. Dès l’incipit, Boris Vian présente, grâce à la description, Colin, un personnage à la fois simple mais narcissique dans un univers réaliste pimenté de fantaisie par le biais de procédés d’écriture. Cet incipit permet aussi à Boris Vian d’établir une critique de la société superficielle par l’intermédiaire de l’humour et de la parodie quant au rôle de l’incipit. On peut alors se demander si cet incipit répond aux attentes du lecteur et s’il est en rupture avec le roman traditionnel.

Ce texte se présente comme un incipit conventionnel. Il introduit le personnage et le décrit tant physiquement que moralement. En effet le premier mot du roman est « Colin », qui est le personnage principal du roman. Il le définit de façon détaillée (« ses cheveux clairs » ; « ses paupières mates » ; « tête était ronde » ; « ses oreilles petites » ; « son nez droit » ; « son teint doré » ; « assez grand » ; « mince avec de longues jambes »). De nombreuses parties du corps sont évoquées et sont accompagnées d’un adjectif pour les qualifier. Malgré tous ces détails, le lecteur ne peut pas se représenter le personnage facilement car les expressions qualifiant le personnage restent assez simples et standard. De plus, on peut noter l’expression « le blond qui joue le rôle de Slim dans Hollywood Canteen » comparant Colin avec un acteur de film américain.
Cependant, cette expression ne permet pas au lecteur de s’imaginer le personnage : le lecteur ne connaît pas obligatoirement le film. Dans cet incipit, le personnage évolue principalement grâce à ses actes (rituel de la toilette). De plus, on observe un véritable culte du corps avec le champ lexical du jardinage (« laboureur » ; « tailla » ; « repoussaient » ; « pulvérisa »).
À travers ce rite de la toilette, l’auteur introduit certains aspects de la personnalité de Colin : l’auteur détaille la toilette dans le but de mettre en valeur le soin que Colin y apporte montrant alors son caractère soucieux de son apparence voire un peu narcissique (« satisfait », Colin est satisfait de voir que les comédons le rendant « si laids » disparaissent car il a peur d’avoir une apparence laide ; « pour donner un mystère à son regard », Colin cherche à modifier son aspect physique). On constate aussi que Boris Vian injecte certaines caractéristiques de sa personnalité de manière surprenante. Par exemple, il associe de façon contrastée des notions physiques et morales dans une même phrase : « Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil », ou encore l’auteur arrête toute description morale pour insérer un élément précis de son quotidien montrant ainsi une absence de grande intériorité et un vide existentiel : « Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait ». Ces expressions rappellent l’association d’éléments absurdes que l’on retrouve dans Madame Bovary de Flaubert. Cependant, la description morale de Colin reste assez banale et sympathique – voire enfantine – pour le lecteur (« d’un sourire de bébé » ; « très gentil » ; « Il parlait doucement aux filles et joyeusement aux garçons »). Contrairement au roman réaliste, l’incipit ne nous apprend rien sur le passé ou même sur le futur du personnage, il n’y a donc aucune mise en place de l’intrigue.

Une fois le personnage mis en place, il s’agira de s’intéresser au cadre dans lequel il évolue. Au premier abord, le cadre paraît familier ; l’auteur se livre à une description de la toilette de Colin par laquelle il décrit alors l’environnement entourant le personnage : une salle de bain avec des objets usuels reflétant un milieu bourgeois et aisé (« au sortir du bain » ; « ample serviette » ; « peigne » ; « coupe-ongles » ; « miroir »). On peut ainsi dire que Colin vit dans l’insouciance pécuniaire car il vit dans un cadre luxueux et le texte nous indique qu’il ne travaille pas (« le reste du temps il dormait »).
Malgré cet aspect réaliste, Boris Vian dissimule des éléments d’un univers fantastique notamment grâce aux objets prenant vie par l’intermédiaire de procédés d’écriture comme la personnification de l’étagère « il prit à l’étagère » au lieu de « sur l’étagère » comme si l’étagère était en possession de l’objet ou encore du peigne « le peigne divisa » et des comédons « ils rentrèrent sous la peau » comme s’ils avaient été capables d’effectuer cette action par eux-mêmes. On mentionnera aussi la phrase suivante : « en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots » avec l’imbrication de plusieurs thèmes formant alors une métaphore n’ayant aucun sens. Enfin, cet incipit marque une rupture avec le roman traditionnel car le personnage n’est pas placé dans un cadre spatio-temporel précis, il n’y a aucune datation, ni aucun détail quant à la précision du lieu.

Enfin, cet incipit permet à Boris Vian de faire une critique de la société superficielle marquée par un vide existentiel et une absence de spiritualité observée chez Colin dans les expressions suivantes : « le reste du temps il dormait » et « le nom de Colin lui convenait à peu près » mais aussi par son attitude narcissique. De plus, l’auteur insiste sur l’importance des plaisirs de la vie placés comme but existentiel (cf. Manon Lescaut avec la théorie de Pascal : divertissement pour échapper à notre vide intérieur). Cette théorie est celle de l’hédonisme reflétée par l’oisiveté et le désœuvrement de Colin (vie luxueuse dispensée de travail).
Cet incipit est en fait une parodie du genre réaliste avec des actes qui peuvent paraître invraisemblables (« en longs filets orange pareils aux sillons que le gai laboureur trace à l’aide d’une fourchette dans de la confiture d’abricots » ; « taille en biseau le coin de ses paupières mates »). Ainsi, Boris Vian n’est pas préoccupé par la vraisemblance des actions mais plus par l’importance de l’écriture. De plus, l’accumulation de notions de sujets différents (« Il était assez grand, mince avec de longues jambes, et très gentil ») caractérise aussi la parodie : il y a de nombreux détails mis dans n’importe quel ordre, c’est donc une critique du réalisme dont l’aspect descriptif est extrêmement présent.

Au moyen d’une description physique et morale, cet incipit introduit le personnage dans un cadre en apparence banal. Malgré cette description propre au roman, Boris Vian tend à se jouer des codes du réalisme en insérant des éléments fantastiques dans un cadre neutre grâce à une écriture prenant une place plus importante que le sens. Cet aspect insolite véhicule alors une impression de surréalisme. Le lecteur est alors dérouté par le refus de précision quant à la suite du roman mais il peut quand même se rattacher à des éléments rassurants (description et mise en place du cadre et du personnage). Par l’intermédiaire de ce texte, l’auteur critique l’hédonisme de la société ainsi que le vide intérieur de Colin. Enfin, cet incipit est une parodie conduisant à une rupture avec le réalisme que l’on retrouve dans le courant du Nouveau Roman dont le manifeste est Pour un nouveau roman d’Alain Robbe-Grillet.

Voir aussi

Photo de Boris Vian : archives de la Cohérie Boris Vian, licence CC BY-SA 3.0.