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Valéry Larbaud, « L’ancienne gare de Cahors »

Bac de français 2021

Baccalauréat général

Corrigé du commentaire

Objet d’étude : la poésie du XIXe siècle au XXIe siècle

Valéry Larbaud (1881-1957), Les Poésies de A.O. Barnabooth, 1913

Poète et voyageur du début du XXe siècle, Valéry Larbaud (1881-1957) invente le personnage d’Archibald Olson Barnabooth, qui partage avec lui le goût des voyages. Larbaud se présente seulement comme l’éditeur de cet original Américain cosmopolite.

L’ancienne gare de Cahors

Valery Larbaud Voyageuse ! ô cosmopolite1 ! à présent
Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
Un peu en retrait de la voie,
Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
Avec ta marquise2 inutile
Tu étends au soleil des collines ton quai vide
(Ce quai qu’autrefois balayait
La robe d’air tourbillonnant des grands express)
Ton quai silencieux au bord d’une prairie,
Avec les portes toujours fermées de tes salles d’attente,
Dont la chaleur de l’été craquèle les volets…
Ô gare qui as vu tant d’adieux,
Tant de départs et tant de retours,
Gare, ô double porte ouverte sur l’immensité charmante
De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
Comme une chose inattendue, éblouissante ;
Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
Connaissent l’éclair froid des lézards ; et le chatouillement
Des doigts légers du vent dans l’herbe où sont les rails
Rouges et rugueux de rouille,
Est ton seul visiteur.
L’ébranlement des trains ne te caresse plus :
Ils passent loin de toi sans s’arrêter sur ta pelouse,
Et te laissent à ta paix bucolique3, ô gare enfin tranquille
Au cœur frais de la France.

Notes

1 Personne qui voyage à travers le monde sans se fixer, par goût ou par nécessité.
2 Auvent vitré placé au-dessus de la porte d’entrée, du perron d’un bâtiment, ou au-dessus d’un quai de gare, et qui sert d’abri.
3 Qui a rapport avec la campagne, la vie simple et paisible des gardiens de troupeaux.

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.
À ma petite-fille Philothée.

Une élégie ferroviaire

Introduction

Situation

Le texte à étudier est tiré du recueil de Valéry Larbaud, Les Poésies de A.O. Barnabooth, paru en 1913. Cet extrait évoque les réactions d’un voyageur fictif devant l’ancienne gare ferroviaire de Cahors1 désormais désertée par les trains et les passagers.
C’est un poème en vers libres, descriptif, relevant du registre lyrique élégiaque.
Son intérêt principal réside dans le traitement du sujet : les sentiments éprouvés devant un bâtiment fonctionnel désaffecté.

Problématique

Comment Larbaud renouvelle-t-il le thème romantique de la mélancolie devant un paysage ?

Annonce de plan linéaire

Développement

1 – Une belle endormie

A) Deux premier vers qui conditionnent la suite

Voyageuse ! ô cosmopolite à présent
Désaffectée, rangée, retirée des affaires.

Le premier vers s’adresse à la gare qui est personnifiée par le terme « voyageuse », notons le point d’exclamation qui confirme cette apostrophe. C’est en même temps une métonymie qui désigne le lieu par sa fonction.
La suite commence par un Ô, interjection utilisée pour invoquer et qui traduit en même temps la force d’un sentiment. L’emploi de ce mot invariable exclamatif transforme la gare en déesse ou puissance que Larbaud considère avec respect.
Cosmopolite2 connote l’ouverture au monde extérieur, aux échanges lointains.
Ces deux emplois qui personnifient le bâtiment nous montrent que le poète développe une allégorie. L’importance du personnage est soulignée par un enjambement sur le vers suivant et un rythme ternaire « Désaffectée, rangée, retirée des affaires » qui donne un caractère humoristique définitif à sa régression administrative.
La gare est donc passée d’une fonction enviable à un statut de réformée.

B) Vide, immobilité et absence

Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
Avec ta marquise inutile
Tu étends au soleil des collines ton quai vide
(Ce quai qu’autrefois balayait
La robe d’air tourbillonnant des grands express)
Ton quai silencieux au bord d’une prairie,
Avec les portes toujours fermées de tes salles d’attente,
Dont la chaleur de l’été craquèle les volets…

Le poète décrit alors le lieu en se focalisant sur deux éléments, le bâtiment voyageurs et les quais (3 occurrences).
Il commence par un double contraste : l’âge avancé, « vieille » et la jeunesse, valeur connotative du « rose »3 et du « matin ».
Ce contraste est souligné par des allitérations en M (2 mi, 2 ma) et T qui s’entrecroisent.

Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
Avec ta marquise inutile

Les installations évoquent l’absence. La « marquise » est « inutile » puisqu’elle n’abrite plus les voyageurs, comme les salles d’attente4 dont l’épithète « fermées » prend un caractère absolu avec le « toujours » qui la précède. L’entretien est négligé car les « volets » sont « craqu[elés] ». Le quai est « vide ». Remarquons que le poète considère qu’il n’y a qu’un seul quai, ce qui est impossible (toute gare a au moins deux quais). La seule explication est que le terme quai a un sens collectif ou, ce qui est plus probable, que Valéry Larbaud considère seulement la plate-forme noble située devant le bâtiment.
Larbaud poursuit sa vision contrastée en opposant le mouvement du passé à l’immobilité du présent. Au temps de l’énonciation la gare « étend » son quai, ce qui connote l’allongement du dormeur. L’endroit est « silencieux ». Autrefois, au contraire, il était parcouru par le souffle « des grands express ». Ce dernier terme souligne la célébrité du lieu desservi par des convois prestigieux. Cependant l’expression « qu’autrefois balayait / La robe d’air tourbillonnant des grands express » est ambiguë. En effet soit la gare est « cosmopolite » parce qu’elle voit les grands trains s’arrêter, soit les convois animent les quais par le souffle de leur passage à grande vitesse… Alors que penser ? Dans tous les cas, l’expression renforce la personnification du lieu paré d’une « robe […] tourbillonnant » qui l’assimile à une danseuse.

Transition

Le poète choisit alors d’évoquer le passé.

2 – Un autrefois glorieux et pathétique

A) Entre joie et tristesse

Ô gare qui as vu tant d’adieux,
Tant de départs et tant de retours,

L’atmosphère d’hier était marquée par le mouvement des personnes, le tout est vécu sur le registre pathétique rythmé par

  • un énoncé ternaire, signe d’équilibre,
  • une répétition des « tant » amplificateurs,
  • selon une correction (suite régressive) qui passe des « adieux » définitifs aux « départs » temporaires suivis des « retours » à la normale (retours qui préfigurent celui de la gare à sa vie campagnarde).
B) L’ouverture au monde

Gare, ô double porte ouverte sur l’immensité charmante
De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
Comme une chose inattendue, éblouissante ;

Le poète apostrophe la gare et utilise l’interjection « Ô » ce qui continue la personnification du bâtiment. Il l’invoque comme une « double porte ». On ne peut que penser à la porte de corne et la porte d’ivoire de la mythologie grecque, expression poétique de la naissance des rêves qui viennent habiter le sommeil des mortels. La gare est ouverture au monde, « l’immensité », mais une ouverture fantasmatique. C’est le sens étymologique de « charmante », non pas un banal agrément, mais un puissant sortilège. La gare est un appel à l’évasion vers un lieu indéterminé, « quelque part » où « se trouve la joie de Dieu », est-ce à dire le mythique jardin d’Éden ? La gare est un appel à rechercher le bonheur au loin. Larbaud développe ici une mystique du voyage, quête non seulement d’un ailleurs, mais d’un au-delà, « chose inattendue, éblouissante ».

Transition

Pour autant, le bonheur se trouve-t-il au bout du voyage ?

3 – Le retour au pays

A) Le champ du repos

Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
Connaissent l’éclair froid des lézards ; et le chatouillement
Des doigts légers du vent dans l’herbe où sont les rails
Rouges et rugueux de rouille,
Est ton seul visiteur.
L’ébranlement des trains ne te caresse plus :
Ils passent loin de toi sans s’arrêter sur ta pelouse,

Le poète revient au temps de l’énonciation avec un « désormais » qui ouvre sur un avenir aux allures d’éternité. La gare « repose » comme dans un cimetière, ce que pourrait aussi évoquer ses « pierres », monuments funéraires ? Elle est soumise sans réaction, mais heureuse, au cycle des « saisons » qu’elle « goûte ». Les « caresses » des trains de son ancienne vie active se sont atténuées en d’humoristiques « chatouillement[s] » produits par un vent personnifié (« doigts » et « visiteur ») : serait-ce la béatitude de l’existence d’après ?
La gare a sombré dans l’oubli. Elle n’a plus qu’un « seul » visiteur après avoir connu la profusion des « tant » vus plus haut.
Notons que ce paysage de champ du repos surprend par les restes industriels de l’activité humaine : le contraste entre la verdure de la « pelouse » et le « rouge » de la voie ferrée est soulignée par l’allitération des R (« l’herbe où sont les rails5 / Rouges et rugueux de rouille ») qui lui confère une certaine violence, là où la rugosité s’oppose à la douceur.

B) Le retour définitif du voyageur

Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
Au cœur frais de la France.

La gare désaffectée a finalement renoncé à son cosmopolitisme pour revenir symboliquement à son pays natal. Nous avons là un thème qu’au XVIe siècle Joachim du Bellay a chanté :

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre entre ses parents le reste de son âge !

Larbaud nous livre sa sagesse de voyageur impénitent et cependant nostalgique, voire insatisfait. C’est bien le retour, comme vu plus haut, qui garde le mot de la fin. Le voyage est une quête de bonheur, non une recherche d’exotisme. Aussi, celui qui est parti rêve d’une installation réconfortante que peut combler le retour au pays. « La paix bucolique » de l’ancienne gare rappelle plus la campagne natale bourbonnaise de Larbaud que l’environnement citadin de Cahors. Le « Au cœur frais de la France » confirme cette opinion, dans la mesure où Cahors est une ville du Midi, alors que Vichy, lieu de naissance de l’auteur est bien au centre. Enfin l’allitération des FR renforce la fraîcheur du lieu que l’on ne rencontre pas dans un Lot plus sec.

Conclusion

Le poème de Larbaud correspond à l’engouement des poètes pour les moyens de transport modernes. On peut penser à la Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars, à Débarcadères de Jules Supervielle…
Ce texte renouvelle le thème romantique de la mélancolie devant un paysage en y introduisant une touche de modernité avec des éléments industriels (qui le rapproche d’Apollinaire), et en finissant sur une note paisible et joyeuse dans la tradition de Joachim du Bellay.
Le traitement classique par usage de l’allégorie est rendu plus original par l’emploi des vers libres. Ces derniers associés aux invocations peuvent rappeler le verset de Claudel6.
Cette évocation nostalgique d’un lieu au passé révolu se transforme par glissement des choses à la personne (ce que favorise l’allégorie) en une sagesse du voyageur. Ce qui importe finalement est la paix du retour poussé ici jusqu’à la forme ultime de l’inhumation.

Notes

1 Si l’on en croit l’article de Wikipedia consacré au site, la vision de Valéry Larbaud est très fantaisiste :
« La première ligne à atteindre Cahors fut la ligne de Monsempron-Libos à Cahors de la Compagnie du chemin de fer de Paris à Orléans (PO), le 20 décembre 1869. Une première gare, terminus de cette ligne avait été construite. La relation avec Paris prenait 13h55 avec le train direct le plus rapide.
Cette gare est remaniée afin de mettre en service, le 10 avril 1884, la section de Cahors à Montauban-Ville-Bourbon faisant partie de l’actuelle ligne des Aubrais-Orléans à Montauban-Ville-Bourbon. On y construit alors le bâtiment actuel. La section de Brive-la-Gaillarde à Cahors de cette ligne n’a été mise en service que le 1er juillet 1891 et il faut attendre 1893 pour que le chaînon manquant, vers Limoges, soit achevé.
La ligne de Cahors à Capdenac a été mise en service le 14 juillet 1886. »
Les artistes sont créatifs, qu’on pense à Dali et à sa réinvention de la gare de Perpignan.
2 Pour apprécier ce mot, un peu d’histoire est nécessaire. En France, sous la IIIe République, le plan Freycinet prévoit que toutes les sous-préfectures doivent être reliées au réseau des chemins de fer, ainsi qu’un maximum de chefs-lieux de canton. À l’époque où écrit Valéry Larbaud, on peut se déplacer dans la France entière en moins d’un jour. Le chemin de fer est devenu LE moyen de transport terrestre de référence. Il démocratise le voyage, participe à l’essor touristique. De plus il fait rêver avec ses trains de prestige nationaux comme le Nord-Express et Sud-Express, ou internationaux comme l’Orient Express, le Riviera Eexpress. Notons que Larbaud n’envisage que le transport des voyageurs et passe sous silence celui du fret, sans doute moins porteur d’évasion.
3 L’enduit des murs est encore un beige rosé si l’on en juge par cette photo, nuance sans doute accentuée par les rouges orangés du matin.
4 À l’époque il y avait une salle d’attente par classe, en principe trois au confort proportionnel au prix du billet.
5 Léon-Paul Fargues n’aurait-il pas imité  Larbaud :
« Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps, »
Paul-Jean Toulet, Romances sans musique, 1915
6 Cinq grandes odes
La Cantate à trois voix

Voir aussi