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Littérature 🏷️ Littérature française du XIXe siècle

Flaubert, L’Éducation sentimentale, III, 6

Gustave Flaubert (1821-1880), L’Éducation sentimentale, III, 6

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! – et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
— Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !
Onze heures sonnèrent.
— Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
Elle se rassit mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.
Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
— Adieu, mon ami, mon cher ami. Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front, comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— Gardez-les ! Adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut. Et ce fut tout.

Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869

Analyse linéaire

Une étude rédigée par Jean-Luc.

Les désillusions de la passion par un auteur réaliste

Introduction

Situation

Flaubert Le texte à étudier est tiré de L’Éducation sentimentale, roman d’apprentissage de Gustave Flaubert paru en 1869. Dans ce récit, Frédéric Moreau, jeune étudiant idéaliste et romantique, a rencontré une femme mariée plus âgée que lui, Madame Arnoux. Il lui voue une passion quasi mystique qui rend cette « apparition » inaccessible. Cependant, empêtré dans ses hésitations continuelles, son égocentrisme et ses aises, Frédéric vit en spectateur la fièvre révolutionnaire de 1848 et trahit ses rêves amoureux exaltés. À la fin du roman, soit seize ans plus tard, madame Arnoux revient chez Frédéric.

Problématique

Comment Flaubert imprime-t-il une marque réaliste à ce topos (cliché) de la scène d’adieu entre amants ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord le comportement de Frédéric, puis comment son entrevue avec sa visiteuse reste stérile, et enfin comment cette visite se conclut par des adieux décevants.

Développement

1 – Un héros partagé

De « Frédéric soupçonna » à « faire une cigarette. »

A) Une pulsion intense

Frédéric soupçonna Mme Arnoux d’être venue pour s’offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que jamais, furieuse, enragée.

Le héros est torturé par une pulsion quasiment bestiale soulignée par la gradation (série amplificatrice) des qualificatifs « forte », « furieuse », « enragée ». On peut noter que le personnage, qui se veut délicat, utilise l’euphémisme « convoitise » pour la rendre convenable.

B) inhibée par l’inquiétude

Cependant, il sentait quelque chose d’inexprimable, une répulsion, et comme l’effroi d’un inceste. Une autre crainte l’arrêta, celle d’en avoir dégoût plus tard. D’ailleurs, quel embarras ce serait ! – et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal,

Le « cependant » ouvre une longue suite de résistances. En fait Frédéric ressent une « répulsion » parce que Mme Arnoux a vieilli, et perdu son pouvoir de séduction féminine. Son rêve amoureux est écorné par la réalité. Il éprouve une déception brutale liée à sa sensualité. Pour ne pas déchoir à ses yeux, il va masquer cette réaction instinctive par des concepts moraux, d’abord celui d’« inceste », puis « dégrader son idéal ». Flaubert exerce au même moment son ironie en révélant qu’ils camouflent de mauvaises raisons : la « crainte » et la « prudence ». Frédéric agit en petit bourgeois frileux et pusillanime : l’exclamation « quel embarras ce serait ! » le souligne.

C) le repli lâche

il tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.

Par manque de courage, il choisit la fuite, se cantonne peu glorieusement dans une activité insignifiante et même mal élevée (dans la bonne société, en principe, on ne fume pas devant une femme sauf à lui en demander la permission, sinon on se replie sur le fumoir).

Transition

À partir de cet instant, les deux personnages s’écartent, ils n’éprouvent plus ce besoin de connivence.

2 – Un échange futile et manqué

De « Elle le contemplait » à « par les brides, lentement. »

A) Une femme en admiration

Elle le contemplait, tout émerveillée.
— Comme vous êtes délicat ! Il n’y a que vous ! Il n’y a que vous !

Mme Arnoux focalise sur Frédéric, il est son dieu (connotation religieuse de « contemplait », « émerveillée » renforcé par « tout »).
Les flatteries confirment cette dévote adoration, mais la formule répétée est insipide, tronquée (il manque la suite, par exemple « pour vous comporter ainsi »). Mme Arnoux ne trouve pas les mots pour communiquer ce qu’elle éprouve. Les interjections indiquent que cette femme ne peut canaliser son émotion.

B) Une femme soucieuse

Onze heures sonnèrent.
— Déjà ! dit-elle ; au quart, je m’en irai.
Elle se rassit mais elle observait la pendule

Et pourtant, dans cette euphorie visuelle, l’environnement concret se rappelle par l’ouïe à Mme Arnoux.
Dans le registre élégiaque, les heures qui s’enfuient blessent mortellement l’amour.
Flaubert rend trivial le caractère émouvant de l’instant.
Surtout, Mme Arnoux ne « contemple » plus son dieu, elle « observe la pendule ».
La fièvre romantique est devenue une préoccupation médiocre.

C) Un couple emprunté

et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment dans les séparations, où la personne aimée n’est déjà plus avec nous.

Les comportements deviennent de plus en plus machinaux (valeur de l’imparfait qui marque la répétition et renforce le sens de « continuer »).
Le silence qui les accompagnent se fait pesant (là encore l’imparfait insiste sur la durée).
La réflexion qui commente la nouvelle situation est d’une ironie grinçante. Le narrateur s’immisce dans le récit. Flaubert signe souvent ses descriptions par ce procédé lorsqu’il s’agit notamment de démythifier les emportements romantiques.

Transition

Mme Arnoux veut alors immortaliser cet éloignement définitif.

3 – Un adieu dérisoire

De « –Adieu, mon ami » à « Et ce fut tout. »

A) Une mère plus qu’une femme amoureuse

Enfin, l’aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.

« Enfin » ouvre la conclusion : l’auteur nous demande d’être attentifs à ce qui va advenir. Il insiste auparavant sur la matérialité oppressante des moments passés ensemble (mais non partagés) par Frédéric et Mme Arnoux (« vingt-cinq minutes »). En effet, selon l’assertion commune, quand on aime, on ne devrait pas compter. Le geste accompli par la femme est marqué par la mélancolie (« lentement »).

— Adieu, mon ami, mon cher ami. Je ne vous reverrai jamais ! C’était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front, comme une mère.

La déclaration est cérémonieuse. Elle est frémissante mais contenue.
Elle débute par un « adieu », à interpréter au sens étymologique de « à Dieu », c’est-à-dire « nous ne nous reverrons plus que dans l’au-delà ».
Mme Arnoux, désormais, regarde vertueusement Frédéric comme un « ami », (formule redoublée et amplifiée par « cher ») : aucune trace de sensualité chez elle, à la différence de Frédéric, elle est dans le renoncement, comme si elle entrait en religion (le cliché de l’amour impossible cher aux romantiques).
La « dernière démarche de femme » affirme qu’elle va quitter le monde (au sens religieux) et qu’elle abandonne sa féminité. Désormais elle vivra avec Frédéric une union spirituelle, (« âme », « bénédictions du ciel »).
Elle confirme ses propos par un pudique « baiser au front », celui d’une mère et non d’une amante. Ce geste connote l’« inceste » ressenti par Frédéric au début. Mme Arnoux a bien ressenti que la différence d’âge est désormais un mur infranchissable entre eux.

B) Un geste poignant mais qui n’a plus de sens

Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s’en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
— Gardez-les ! Adieu !

L’offrande sentimentale de la mèche de cheveux devient un geste cruellement parodique : une vieille femme effraie un jeune homme. C’est encore une déformation mystique de la situation. Ironiquement Flaubert suggère que ce signe d’appartenance aurait dû être donné dans la jeunesse, mais que, dans le contexte actuel, il devient une invitation à sacraliser une relique.
L’adverbe « brutalement », l’injonction « Gardez-les » et la reprise de l’« Adieu », non moins brusques (et soulignés par un rythme décroissant), indiquent le deuil de Mme Arnoux qui déplore que cette heure soit venue trop tard.

C) Un départ définitif dérisoire

Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d’avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.

Le départ est anodin. Mme Arnoux ne s’est même pas retournée. Quant à Frédéric, nous ne connaissons pas ses pensées : est-il rêveur ? libéré ?

Et ce fut tout.

La dernière phrase est typiquement réaliste. Elle met un terme au texte sur un mode mineur. L’expression monosyllabique produit un effet de martèlement. Ce « tout », par antiphrase, signifie rien. En quatre mots Flaubert solde les envols d’une passion romantique que la cruelle réalité de l’existence a détruite.

Conclusion

Cette scène d’adieu est féroce. Flaubert nous dépeint un malentendu qui s’installe progressivement. Frédéric est habité par un retour de sa sensualité, mais il se montre un amant hésitant, il a peur de regretter, il est habitué à son confort : c’est un idéaliste qui a renoncé à ses rêves et s’est transformé insensiblement en petit bourgeois. Madame Arnoux éprouve des regrets romantiques, c’est une femme inquiète, consciente de la différence d’âge, qui se retranche désormais derrière un regard maternel.
L’Éducation sentimentale est avant tout un roman de la faillite. L’amour de Frédéric pour Mme Arnoux est représentatif de cette vision. Bien que pérenne et inassouvi, il se révèle trop mesquin et sujet aux compromis pour accéder au registre tragique. Il se dissout peu à peu dans les considérations bourgeoises, l’idéal se corrompt dans la facilité des occasions. Flaubert porte un regard acerbe sur les agissements de son personnage plein de bonne volonté mais falot. Il n’est pas plus tendre pour sa neutralité couarde dans les secousses de l’histoire contemporaine. Ce pessimisme ironique est la signature d’un romantique désillusionné qui entend se sauver par une cure de réalisme à base de dérision.

Voir aussi

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