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La Peau de chagrin : le tableau d’un monde exténué ?

Bac de français 2023

Baccalauréat général

Corrigé de la dissertation (sujet B)

Œuvre : Balzac, La Peau de chagrin.
Parcours : les romans de l’énergie : création et destruction.

Peut-on lire La Peau de chagrin comme le tableau d’un monde exténué ?
Vous répondrez à cette question dans un développement organisé en vous appuyant sur La Peau de chagrin, sur les textes que vous avez étudiés dans le cadre du parcours associé, et sur votre culture personnelle.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction

La Peau de chagrin est un conte fantastique d’Honoré de Balzac qui appartient à l’ensemble monumental « La Comédie humaine ». Ce récit de 1831 est classé dans la partie « Études philosophiques ». À la manière d’Hoffmann, Balzac y développe une théorie du dynamisme vital qui irrigue par ailleurs toute son œuvre romanesque : l’homme est doté d’un capital d’énergie initial que le désir et la volonté épuisent peu à peu. Pour illustrer son propos, l’écrivain nous raconte la brève existence de Raphaël de Valentin qui se brûle dans un Paris mondain.
Est-ce à dire que La Peau de chagrin nous brosse seulement le tableau d’un monde exténué ? de vies qui se consument inexorablement ?
Même si le récit est encadré par deux exténuements, son auteur s’attache surtout, en moraliste, à nous décrire très précisément l’agitation mondaine des salons parisiens. C’est finalement pour mieux dénoncer la dilapidation insensée de notre dynamisme vital.

Un récit borné par deux exténuements

Au début, un désespoir sans fond

Au début de la première partie, intitulée « Le Talisman », le jeune Raphaël de Valentin est désespéré. Ce descendant d’une très vieille famille aristocratique d’Auvergne, que la Révolution a ruinée, a été envoyé à Paris étudier le droit. Son père a exercé sur lui « un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale ». Pendant deux ans, il s’est consacré consciencieusement à sa formation de juriste. Ayant perdu son père, voulant comme son créateur, le jeune Balzac, se lancer « à la conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire », il consacre deux années de son existence à vivre chichement, au moyen d’un franc par jour. Pendant tout ce temps, confiné dans sa mansarde, il a essayé de rédiger son Traité de la volonté, vaste étude philosophique. Mais allié aux plus grandes familles de France par sa naissance, désabusé, épuisé, lassé, ne supportant plus la pauvreté, il se laisse tenter par son ami Rastignac, qui se moque de ses efforts improductifs, et l’invite à tenter sa chance dans le monde. C’est ainsi qu’il perd son dernier louis d’or dans une maison de jeu. Désespéré, sans solution, moralement exténué, il envisage de se suicider.
Sa fin programmée est cependant repoussée par la découverte, chez un vieil antiquaire, de la Peau de chagrin, morceau de cuir aux mystérieuses propriétés. Elle épouse le cours de la vie de son propriétaire : censée réaliser tous ses vœux, elle se rétrécit inexorablement à chaque réalisation de l’un d’entre eux, jusqu’à sa disparition, scellant la mort de son possesseur. Ce « talisman » s’inscrit dans la tradition populaire fantastique du pacte avec les puissances démoniaques. En échange de pouvoirs surnaturels, le contractant donne son âme au diable.

À la fin, l’épuisement de la vitalité

Dans la troisième et dernière partie, justement intitulée « L’Agonie », Raphaël vit désormais calfeutré dans un hôtel particulier, et se refuse à désirer quoi que ce soit. Lors d’une rare sortie au théâtre, il retrouve Pauline, la fille de son ancienne logeuse, qui dispose maintenant d’une solide fortune. Les deux jeunes gens reconnaissent leur amour et veulent se marier. Mais la peau continue de se rétrécir. Raphaël comprend qu’il ne peut reprendre le cours normal de sa vie. Après de vaines tentatives pour conjurer l’effrayant pouvoir du cuir, il continue de dépérir, pour finalement expirer dans les bras de celle qu’il désire. Cette existence rabougrie, qui n’en finit plus de s’étioler, est bien une douloureuse agonie.

Entre les deux

Ayant accepté les termes du contrat chez l’antiquaire, Raphaël voit son premier vœu se réaliser : Lui qui avait envie de l’atmosphère joyeuse d’une fête, rencontre des amis écrivains qui le convient à un dîner. Le repas vire à l’orgie, avec l’arrivée de femmes légères, dont Aquilina et Euphrasie avec qui Raphaël et son compagnon Émile lient connaissance.
À la fin de la soirée, Raphaël raconte l’histoire de sa vie à son compagnon. Ce retour en arrière dans le récit est très instructif. Passée la chronique de ses débuts difficiles à Paris, Raphaël qui veut arriver à se faire une place dans la société, se laisse tenter par son ami Rastignac. Il abandonne sa misérable vie d’écrivain reclus pour fréquenter la haute société parisienne.

Un monde qui s’agite

Balzac dépeint alors de manière précise et captivante un monde qui s’agite, qui se dépense sans compter (au propre et au figuré).
Les salons parisiens sont un théâtre où des acteurs sont en représentation, principalement des individus ambitieux, prêts à tout pour gravir les échelons de la société. Les conversations y sont vives et maniérées, elles traitent de l’art, de la politique et des ragots concernant les intrigues amoureuses. Les hommes rivalisent d’esprit et de charme, cultivent la dérision et le cynisme, tandis que les femmes déploient leur beauté et leur intelligence pour attirer l’attention. La frivolité est reine.
Ce petit monde est bruissant de vie et de luxure. La recherche du plaisir accompagne la réussite sociale. Les soirées mondaines sont souvent des lieux de débauche. Les personnages se perdent dans les jeux d’argent, dansent de manière endiablée, collectionnent les rencontres éphémères. L’alcool coule à flots, les rires résonnent, et l’excès règne en maître.
Raphaël y croise la comtesse Fœdora1, la « femme sans cœur », une coquette capricieuse et indépendante, dont il s’éprend bien qu’elle ait froidement repoussé ses espoirs amoureux. Pour financer ses tenues, participer aux réunions mondaines, satisfaire ses désirs de luxe et de débauche, il s’endette, entre dans la spirale infernale des jeux d’argent.

Et qui s’exténue

Pourtant, derrière cette façade de légèreté et de frivolité séduisantes, l’agitation mondaine cache une réalité plus sombre. « Menons une vie enragée, peut-être trouverons-nous le bonheur par hasard ! », s’exclame Rastignac. Les personnages de Balzac sont souvent prisonniers d’un tourbillon de désirs inassouvis et de vices destructeurs. Ils cherchent désespérément à combler leur vide existentiel. Ils sont prêts à sacrifier leur intégrité et leur bonheur pour obtenir reconnaissance et pouvoir. Le désir effréné d’arriver conduit au désespoir ou au cynisme.
Ainsi, l’agitation mondaine conduit à l’épuisement physique et moral. Balzac dénonce cette quête effrénée de sensations épicées, de plaisirs frelatés, de confort matériel et de reconnaissance sociale qui exténue les organismes et ruine les fortunes. La peau de chagrin, dans son rétrécissement inexorable, est le symbole de cette vie dilapidée.

Du bon usage du désir et de la passion

Ce récit développe les conceptions philosophiques « vitalistes » de Balzac, grand admirateur des thèses de Mesmer2. Le romancier est persuadé que nous serions dotés initialement d’un capital d’énergie consumé et détruit peu à peu par le désir et la volonté. Cette progressive extinction vitale est symbolisée par le rétrécissement de la peau de chagrin. Ce récit fantastique est bien caractéristique de toute « La Comédie humaine » qui est, de fait, animée vertigineusement par les ravages du désir.

L’homme, un être de désir

Pour Balzac, l’affaire est entendue : l’homme est un être de désir. S’il ne désire plus, il végète ou meurt. Mais s’il se confond avec son désir, il se brûle. Le vieil antiquaire, chez qui a échoué Raphaël, lui dévoile un grand secret :

« Je vais vous révéler en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. […] Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. »

Raphaël apprend, au cours de sa courte existence, que sa volonté, bien déficiente, ne sait pas résister aux caprices de ses désirs. Il se laisse entraîner par le séducteur Rastignac dans le tourbillon de l’agitation mondaine. Il se trompe ainsi sur ce qu’il souhaite fondamentalement dans sa quête du bonheur. Poursuivant des illusions, vivant la futilité et les errances de la société parisienne de l’époque, il débouche sur le néant et le désespoir. Balzac dénonce particulièrement deux désirs destructeurs :

L’argent

L’argent est omniprésent dans la « Comédie humaine »3 et dans ce récit. Soit il crée une souffrance intolérable par son absence (il obnubile les pensées de Raphaël, avant qu’il hérite), soit il submerge l’individu sans étancher sa soif de bonheur. De plus, il obscurcit la conscience morale. La pauvre Pauline se prive pour essayer de subvenir aux besoins du locataire de sa mère, tandis que Raphaël va dépenser ces sommes pour plaire à la riche et insensible Fœdora. L’argent corrompt les cœurs, permet de se procurer des amours vénales.

Le jeu

Ce vice est intimement lié au précédent désir. Il ouvre le récit. Raphaël de Valentin joue sa dernière pièce et perd sa mise, ce qui le conduit, par désespoir, à vouloir se suicider. Le jeu est le parent de la déesse Fortune qui distribue conditions sociales et richesses au hasard, sans considération du mérite. Le jeu est addictif, il dépossède l’individu : « On ne s’appartient plus » note Balzac, au point que la personne en arrive à jouer sa vie. Il symbolise le désir perverti, le refus de la raison, la folle prétention à vouloir artificiellement corriger la destinée. Il se présente surtout comme la faute qui consume la vie en l’abandonnant au hasard.

La passion donne du prix à la vie

La passion est pourtant une réalité ambiguë. Aquilina, une des filles faciles de la nuit orgiaque, affirme : « Nous vivons plus en un jour qu’une bonne bourgeoise en dix ans. », elle expose le dilemme de la jeunesse romantique en quête d’absolu : « Tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir en acceptant le martyre des passions, voilà notre arrêt » Bien entendu, cette pythonisse vénale y trouve son compte. Il n’empêche que la bonne société, qui a connu les affres révolutionnaires, puis les sortilèges de l’Empire, est portée à considérer qu’il faut s’étourdir, profiter, d’autant plus que les anciennes barrières sociales se sont écroulées.

Mais il faut bien choisir ce que l’on désire

Dans ce monde pris d’une frénésie de jouissances, Raphaël se montre un personnage hésitant : D’un côté, dans sa mansarde d’étudiant, les heures enfiévrées d’une vie pauvre, laborieuse et honnête, consacrée à la rédaction de son Traité de la volonté ; de l’autre, les compromissions de la réussite rendues possibles par la peau de chagrin. Raphaël a vendu son âme au diable comme beaucoup d’autres héros balzaciens. Rastignac à Vautrin, Marsay aux Treize, Castanier à Melmoth. Raphaël est le prototype de l’arriviste dans « La Comédie humaine », mais avec l’énergie passionnelle en moins.

L’amour

L’amour est une énergie ambiguë. Dans La Peau de chagrin, elle paraît plus destructrice que créatrice. Au début du roman, l’amour de Pauline semble pouvoir préserver Raphaël d’une vie d’excès. Elle œuvre avec discrétion mais, Raphaël, à cause de son ascendance noble et de sa pauvreté, réprime son affection. Au contraire, il est séduit par Fœdora, la croqueuse. La passion devient alors une énergie destructrice qui aveugle et endette le jeune aristocrate désargenté. À la fin, il reconnaîtra son erreur et reviendra à Pauline, mais trop tard.
Balzac oppose donc deux types de femme : la mondaine cruelle dans son égoïsme intéressé ; la jeune fille réservée, pure, véritable ange gardien. Il est intéressant de noter que, dans l’épilogue, Balzac, sous la plume du narrateur, se livre à une double allégorie. Fœdora est la « Société » dans son agitation et ses illusions mensongères, tandis que Pauline est comparée à une ondine, « la reine des illusions, |…] la femme vive comme un éclair, comme lui jaillie brûlante du ciel, l’être incréé, tout esprit, tout amour. » Démon et ange en quelque sorte.

Les études, la connaissance

Un autre passion est vue comme positive, celle des études et de la connaissance. Cette énergie créatrice est cependant austère, c’est une véritable ascèse monacale. Balzac est un peu Raphaël : comme lui, il a étudié le droit, il a travaillé de nuit, fréquenté les salons, s’est montré dépensier. Cependant le créateur de « La Comédie humaine » est resté fidèle à son génie, il a persévéré pour atteindre à la notoriété. Il ne se confond pas non plus avec l’antiquaire. Balzac n’a pas connu une longévité extraordinaire, car il n’a pas su renoncer au plaisir des sens et aux possessions matérielles. Il a préféré cet entre-deux de l’artiste vivant les contradictions de son temps, mais dont le pouvoir est durablement créateur.

Conclusion

La Peau de chagrin n’est donc pas le tableau d’un monde exténué, même si elle commence par le désespoir suicidaire du héros, et s’achève sur son dépérissement et son agonie. Balzac nous décrit surtout minutieusement une société mondaine, frivole qui s’adonne sans retenue à tous les plaisirs licencieux. Plus que le spectacle d’un monde exténué, le récit nous offre celui d’un monde qui s’exténue dans sa vaine recherche du bonheur. Balzac confirme ce projet, par un épilogue en forme de morale. La futilité de ce Paris viveur est symbolisée par Fœdora : « Oh ! Fœdora, vous la rencontrerez. Elle était hier aux Bouffons, elle ira ce soir à l’Opéra, elle est partout, c’est, si vous voulez, la Société. » Dans ce monde superficiel, Raphaël est un arriviste au petit pied. Il est puni pour avoir choisi les plaisirs faciles et destructeurs. Il a renoncé à son grand œuvre. Balzac nous invite à réfléchir à la fidélité, à nos aspirations, aux conséquences de nos choix et à la nature du bonheur.
L’auteur de « La Comédie humaine » s’inscrit dans cette tradition romantique des héros arrivistes. Pensons au Rastignac du Père Goriot, au Julien Sorel de Le Rouge et le Noir. Mais, chez Raphaël, le dynamisme de l’ambition est déjà miné par la veulerie et les compromissions, il y a en lui les renoncements futurs d’un Frédéric de L’Éducation sentimentale, comme la vacuité d’un des Esseintes qui s’exténue dans l’artificialité et le refus de la réalité.

Notes

1 Nom propre dérivé de fœdus, a, um adjectif latin qui signifie laid, hideux, repoussant, funeste, honteux.
2 Franz Anton Mesmer, célèbre et controversé médecin autrichien du XVIIIe siècle, a développé une théorie du « magnétisme animal », force magnétique universelle qui sous-tend la vie. Ses altérations sont la cause des maladies et du dépérissement. En contrepartie, cette force peut être utilisée pour guérir les maux et soulager les souffrances.
3 Dans Le Père Goriot, le tentateur Vautrin le définit comme ratio mundi, la raison ou loi du monde.

Voir aussi