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Sylvie Germain, Jours de colère, « Les frères »

Bac de français 2022

Baccalauréat général

Corrigé du commentaire

Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Sylvie Germain (née en 1954), Jours de colère, Chants, « Les frères », 1989

Situé dans un passé indéterminé, le roman de Sylvie Germain Jours de colère prend place dans les forêts du Morvan. Le texte suivant est extrait d’un chapitre intitulé « Les frères ». Il présente les neuf fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.

Sylvie Germain Ils étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. À leur puissance, leur solitude, leur dureté. Dureté puisée dans celle de leur sol commun, ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources, troué d’étangs, partout saillant d’entre les herbes, les fougères et les ronces. Un même chant les habitait, hommes et arbres. Un chant depuis toujours confronté au silence, à la roche. Un chant sans mélodie. Un chant brutal, heurté comme les saisons, — des étés écrasants de chaleur, de longs hivers pétrifiés sous la neige. Un chant fait de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. Un chant qui scandait autant leurs joies que leurs colères.
Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts ; ils connaissaient tous les chemins que dessinent au ciel les étoiles et tous les sentiers qui sinuent entre les arbres, les ronciers et les taillis et dans l’ombre desquels se glissent les renards, les chats sauvages et les chevreuils, et les venelles1 que frayent les sangliers. Des venelles tracées à ras de terre entre les herbes et les épines en parallèle à la Voie lactée, comme en miroir. Comme en écho aussi à la route qui conduisait les pèlerins de Vézelay vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils connaissaient tous les passages séculaires2 creusés par les bêtes, les hommes et les étoiles.
La maison où ils étaient nés s’était montrée très vite bien trop étroite pour pouvoir les abriter tous, et trop pauvre surtout pour pouvoir les nourrir. Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.

Notes

1 Venelles : petits sentiers.
2 Séculaires : qui existent depuis cent ans ou davantage.

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Le portrait indirect d’hommes primitifs

Introduction

Situation

Le texte à étudier est tiré du roman de Sylvie Germain, Jours de colère, paru en 1989. Cet extrait du chapitre intitulé « Les frères » nous présente les neuf fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.
C’est un texte en prose, descriptif, relevant du registre merveilleux (voire épique).
Son intérêt principal réside dans le traitement du sujet : le portrait d’hommes primitifs par le biais des lieux qu’ils hantent.

Problématique

Comment, dans cette description qui crée une pause dans le récit, Sylvie Germain nous révèle-t-elle la sauvagerie caractéristique de ses personnages ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord la description indirecte des personnages par l’auteur, puis leur sauvagerie native pour finir par leur rattachement furtif à l’humanité.

Développement

1 – Les enfants de la forêt

1er paragraphe

A) Des lieux formateurs

Ils étaient hommes des forêts. Et les forêts les avaient faits à leur image. À leur puissance, leur solitude, leur dureté. Dureté puisée dans celle de leur sol commun, ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources, troué d’étangs, partout saillant d’entre les herbes, les fougères et les ronces.

La romancière définit fermement la nature de ses personnages par une formule attributive qui introduit une métaphore filée. Ces hommes sont une « image » de leurs forêts natales. l’expression initiale, « Ils étaient » rappelle le début d’un conte en nous renvoyant à un « passé indéterminé », voire à celui des origines. De plus ces personnages sont envisagés comme un groupe unifié.
Les champs lexicaux sont ceux de l’univers minéral et végétal : « granit », « les herbes, les fougères et les ronces », de l’hydrographie : « sources » et « étangs ».
La principale qualité de cet environnement est la force. Cette qualification est amplifiée par le rythme ternaire, « À leur puissance, leur solitude, leur dureté », qui confère aux lieux une immuabilité, et par la reprise du terme « dureté ». Relevons également des allitérations en S et R qui traduisent l’écoulement des eaux sculptant la roche : « ce socle de granit d’un rose tendre vieux de millions de siècles, bruissant de sources ». Terminons par cette notation de la couleur « rose tendre » qui contraste avec le caractère imposant des lieux et les met en valeur.

B) Un courant vital puissant

Un même chant les habitait, hommes et arbres. Un chant depuis toujours confronté au silence, à la roche. Un chant sans mélodie. Un chant brutal, heurté comme les saisons, — des étés écrasants de chaleur, de longs hivers pétrifiés sous la neige. Un chant fait de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. Un chant qui scandait autant leurs joies que leurs colères.

Ce groupe des frères est unifié par un puissant courant vital dénommé « chant ». Le terme est important puisqu’il est employé six fois, dont cinq sous forme anaphorique. La reprise permet de le définir plus précisément.
Ce « chant » relève de la nature et non de la culture. Il est une expression spontanée (« sans mélodie », « brutal ») et essentielle (« habitait », « depuis toujours »). Il manifeste la vie à l’état naissant dans ce monde minéral (« silence », « roche »).
Ce chant est caractérisé par sa force sauvage (« brutal », « heurté »). Son débordement est souligné par un rythme accumulatif, « de cris, de clameurs, de résonances et de stridences. » dans lequel les allitérations en R et S appuient la bruyante exubérance.
Enfin ce chant rythme les émotions primaires et binaires du groupe. Notons que, dans l’opposition traditionnelle entre « joies » et peines, le deuxième terme a été remplacé par « colères ».

Transition

Cette substitution est significative puisqu’elle est reprise au début du paragraphe suivant.

2 – La sauvagerie

2e paragraphe

A) Une incapacité à vivre avec mesure

Car tout en eux prenait des accents de colère, même l’amour. Ils avaient été élevés davantage parmi les arbres que parmi les hommes, ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits, des végétaux et des baies sauvages qui poussent dans les sous-bois et de la chair des bêtes qui gîtent dans les forêts ; ils connaissaient tous les chemins que dessinent au ciel les étoiles et tous les sentiers qui sinuent entre les arbres, les ronciers et les taillis et dans l’ombre desquels se glissent les renards, les chats sauvages et les chevreuils, et les venelles que frayent les sangliers. Des venelles tracées à ras de terre entre les herbes et les épines […]

Le paragraphe commence par une explication qui révèle le caractère uniforme de la vie émotionnelle des frères. La force vitale qui les habite n’a jamais été vraiment canalisée par l’éducation.
Leur comportement est dicté par leur intégration dans le milieu naturel et le mimétisme animal. Ils vivent à la manière des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire. Leurs besoins sont satisfaits par les ressources des bois, dans des rythmes accumulatifs. Leur existence est enfouie, elle a des allures labyrinthiques : « sentiers qui sinuent » à la manière des serpents, « venelles ». Ils n’ont jamais rencontré de limites à leurs besoins. Ils se déplacent furtivement comme « les renards, les chats sauvages, les chevreuils et les sangliers ».

B) Une humanité enfouie

[…] en parallèle à la Voie lactée, comme en miroir. Comme en écho aussi à la route qui conduisait les pèlerins de Vézelay vers Saint-Jacques-de-Compostelle. Ils connaissaient tous les passages séculaires creusés par les bêtes, les hommes et les étoiles.

Cependant, dans leur comportement animal, il reste en eux une humanité marquée par leur capacité à lever la tête et à se guider sur les étoiles dans le ciel.
L’allusion à Saint-Jacques-de-Compostelle offre un double intérêt : celui de rattacher le Morvan, par le ciel et la Voie lactéei, au mysticisme médiéval, et de rappeler que le pèlerinage avait souvent la fonction de réhabiliter socialement les criminels. Pour des êtres frustes habités par la colère, il y a donc toujours une possibilité de réintégrer la société.
Pour Sylvie Germain, l’existence humaine se déroule entre terre et ciel, mais pour ces neuf frères, elle se vit au ras du sol, à hauteur de piste.

3 – Le retour à l’humanité

3e paragraphe

La maison où ils étaient nés s’était montrée très vite bien trop étroite pour pouvoir les abriter tous, et trop pauvre surtout pour pouvoir les nourrir. Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse.

Le dernier paragraphe ramène le lecteur à un semblant de réalité. Si la maison est trop petite et les parents « trop pauvres », si ce dénuement oblige les frères à partir chercher fortune, comme dans « le Petit Poucet », ils se rattachent quand même à une généalogie concrète et ambivalente : par le haut, dans la tradition chrétienne (le prénom d’Ephraïm renvoie à une des douze tribus d’Israël) et romaine (c’est le père qui donne le nom à la lignée) ; par le bas, avec le surnom de la mère, selon la coutume moqueuse rurale (Reinette-la-Grasse, c’est la grenouille qui veut se faire plus grosse que le bœuf déjà raillée par La Fontaine. Le sobriquet désigne à l’évidence une femme prisonnière de ses appétits grossiers).

Conclusion

La description, pause dans le récit, est l’occasion, pour Sylvie Germain, de nous permettre de mieux connaître ses personnages. Elle se sert des lieux naturels pour montrer combien ils ont façonné les humains. Cette symbiose qui s’exprime par une vitalité brutale, des manifestations instinctives, laisse cependant sourdre une humanité balbutiante. Ce qui domine pourtant est la sauvagerie hors norme que l’on pourrait attribuer à nos lointains ancêtres, avant que l’agriculture n’ait pacifié les mœurs.
Ce texte descriptif appartient aussi au genre merveilleux (voire épique). Ces neufs frères (comme les sept nains) habitent la forêt. Ils forment un groupe compact au comportement typé, simpliste et similaire. Ils vivent dans un passé indéterminé. Il y a là quelques ingrédients du conte. Mais ils sont aussi confrontés à des forces extérieures et intérieures qui les dépassent, sous un ciel marqué par l’épopée médiévale.
Comme Giono ou Bosco, Sylvie Germain met l’accent sur ces liens existentiels entre l’homme et la nature, dans une aura panthéiste.

Note

i Compostelle signifie champ des étoiles ou Voie lactée, cet amas indiquant la direction du fameux sanctuaire.

Voir aussi

Source photographie : Wikimedia Commons