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Albert Camus (1913-1960)

La Peste (1947)

Une étude de Sullyvan.

I. Traitement réaliste : la Peste, une chronique objective dans l’intention

Albert Camus Remarquons dans un premier temps que le narrateur ne présente pas l’ouvrage proprement comme un récit, mais il lui confère en réalité le statut de « chronique » qui, par définition, relate objectivement des événements historiques dans un ordre chronologique. Ainsi, comme il le dit lui-même, le locuteur s’appuiera sur une documentation riche et précise car il fait œuvre d’historien, et non d’écrivain : « Bien entendu, un historien, même s’il est amateur, a toujours ses documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque par son rôle, il fut amené à recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par lui tomber entre les mains. » D’ailleurs, la vision se veut réaliste dès les premières pages : la description de la ville est soumise à un regard aiguisé, lequel parvient à la fois à retranscrire une atmosphère mais aussi et surtout à exposer progressivement les points de vue de tous ceux qui vont subir l’épidémie. En somme, Camus cherche dans une certaine mesure à juxtaposer les documents les plus divers, afin de créer une suite de « journaux-carnets-notes-prêches-traités », dans l’optique de rendre compte de l’épaisseur multiple du réel, qu’un point de vue unique et constant aurait risqué d’aplanir, et sans doute d’affadir. Le narrateur opte en effet pour une focalisation complexe : il est à la fois individualisé en la personne du docteur Rieux, mais reste anonyme tout au long du récit : il incarne la « voix de la ville », et peut de fait être perçu comme une sorte de coryphée. Et c’est cet assemblage des multiples points de vue qui invite à croire en la neutralité du détenteur de parole.

II. Le récit bascule sensiblement dans le fantastique

Le réalisme, ou tout du moins la vraisemblance du récit est incontestable, mais au fil des pages, on note l’apparition d’une dimension tout à fait différente qui supplée à cette impression de réalité : il s’agit du registre fantastique. C’était d’ailleurs très tentant pour l’écrivain de basculer dans un traitement quelque peu chimérique, voire mythique puisque le sujet, essence même de l’œuvre, s’inscrit par nature dans le fantastique ; le fléau, en tant que rupture concrète avec l’ordre habituel des choses, devient une véritable intrusion surnaturelle, invraisemblable dans l’ordinaire des habitants : « Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. » (I,4) Qu’on ne s’y trompe pas, relater la peste sur une tonalité fantastique n’est pas, pour l’auteur, faire preuve d’originalité ; Camus s’inscrit au contraire dans une tradition littéraire, en s’inspirant notamment de récits épiques provenant de la Guerre du Péloponnèse. En outre, la construction même de l’œuvre n’est pas sans rappeler celle de la tragédie classique, dont les cinq actes évoquent clairement les cinq tableaux qui parcourent la « chronique ». Tout y est : ouverture, montée du drame, crise et retombée. Là encore, l’écrivain, par ce jeu d’intertextualité, s’efforce de se situer par rapport à ses prédécesseurs. D’ailleurs, dans la continuité de cette parenté théâtrale, on peut mettre en évidence un travail dramaturgique engagé par le narrateur : tous les événements obéissent à une dramatisation, que trahit notamment la technique du contrepoint (mise en perspective de deux types de comportements antithétiques). L’écrivain semble surpasser l’historien.

III. La Peste, une considération historique, l’auteur porte un regard sur la société du XXe siècle

La Peste a souvent été interprétée comme une transposition de l’Occupation allemande en France ainsi que de l’organisation de la Résistance qui s’ensuivit. Soit dit en passant, l’écrivain ne le démentait pas, et paraissait lui-même légitimer cette vision allégorique : « La Peste, dont j’ai voulu qu’elle se lise sur plusieurs portées, a cependant comme contenu évident la lutte de la résistance européenne contre le nazisme. La preuve en est que cet ennemi qui n’est pas nommé, tout le monde l’a reconnu, et dans tous les pays d’Europe. […] La Peste, dans un sens, est plus qu’une chronique de la résistance. Mais assurément, elle n’est pas moins. » Ainsi peut-on tisser d’innombrables analogies entre le récit et la réalité historique : l’aveuglement et le refus des populations à admettre le fléau rappelle inévitablement le refus de croire en la véridicité du nazisme, qui a plongé les alliés dans l’insouciance ; la lutte des uns contre la peste et le profit des autres dans le fléau rappellent l’opposition entre réseaux de la Résistance et collaboration ; mais le plus flagrant demeure le traitement des cadavres qui, premièrement entassés dans des fosses, puis inhumés au paroxysme de l’épidémie, doivent remémorer la douloureuse réalité des camps de concentration : « Quand les voyages de l’ambulance étaient terminés, on amenait les brancards en cortège, on laissait glisser au fond, à peu près les uns à côté des autres, les corps dénudés et légèrement tordus et, à ce moment, on les recouvrait de chaux vive, puis de terre, mais jusqu’à une certaine hauteur seulement, afin de ménager la place des hôtes à venir. […] Un peu plus tard cependant, on fut obligé de chercher ailleurs et de prendre encore du large. Un arrêté préfectoral expropria les occupants des concessions à perpétuité et l’on achemina vers le four crématoire tous les restes exhumés. Il fallut bientôt conduire les morts de la peste eux-mêmes à la crémation. » (III, 1) Néanmoins, la Peste ne s’arrête pas à une simple dénonciation de la vérité nazie, elle constitue un véritable engagement de l’auteur qui se livre à une satire bien plus large : Camus entend ainsi critiquer une administration dont l’action est inadaptée à la réalité, une justice inhumaine, une presse aveuglée et qui manipule l’information, mais il condamne également les emportements d’une religion fanatique.

IV. Une réflexion sur l’existence, sur la réaction des hommes face à l’absurde

L’épigraphe empruntée au Robinson Crusoé de Daniel Defoe nous invite à porter davantage notre étude sur la dimension symbolique de l’ouvrage : « Il est aussi raisonnable de représenter une espèce d’emprisonnement par une autre que de représenter n’importe quelle chose qui existe réellement par quelque chose qui n’existe pas. »
On peut, dans un premier temps, être amené à percevoir, à travers l’épidémie, une image de l’asservissement de l’homme. Cette subite irruption de la maladie, qui marque un contraste saisissant avec la routine de la population, traduit cette idée d’un enfermement de l’homme dans la prison de sa propre condition humaine : Camus dénonce finalement un homme captif du quotidien et de ses habitudes, incapable de réagir face à l’inconnu, incapable de se mouvoir dans l’obscurité. « Mais ce vertige ne tenait pas devant la raison. Il est vrai que le mot “peste” avait été prononcé, il est vrai qu’à la minute même le fléau secouait et jetait à terre une ou deux victimes. Mais quoi, cela pouvait s’arrêter. Ce qu’il fallait faire, c’était reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser enfin toutes ces ombres inutiles et prendre les mesures qui convenaient. Ensuite la peste s’arrêterait parce que la peste ne s’imaginait pas ou s’imaginait faussement. » (I, 5) La maladie amène donc l’homme à dévoiler sa vérité profonde : elle montre que l’Homme ne parvient pas à s’adapter aux situations nouvelles, qu’il tente toujours de réagir selon ses anciens réflexes.
Par ailleurs, on peut noter que la chronique est envahie par l’absurdité d’une administration dont l’action est inadaptée à la réalité, par l’absurdité de l’aveuglement humain. L’absurde, omniprésent, revêt tout d’abord des formes sociales. Ainsi du manque d’imagination de l’homme qui refuse finalement de croire à ce qui se présente à lui, du système abstrait établi dans une société qui ôte à l’homme ses responsabilités vis-à-vis de lui-même, ou encore de la peste qui confronte l’homme à la fragilité de sa condition. Parallèlement, l’absurde s’inscrit dans une perspective culturelle car, outre qu’elle renvoie à l’histoire des fléaux et qu’elle soit liée à la guerre, la peste est finalement une allégorie, une forme concrète du Mal métaphysique.
Il ne s’agit donc pas, nous l’avons bien compris, d’une simple maladie. L’écrivain installe un débat plus vaste, une plus ample réflexion par laquelle s’exprime un humanisme sceptique et lucide. L’épidémie apparaît en quelque sorte comme le corps physique, la forme concrète d’un mal abstrait, du Mal existentiel, et donc du malheur des hommes au demeurant. L’auteur l’explique de lui-même : « Je veux exprimer au moyen de la peste l’étouffement dont nous avons tous souffert et l’atmosphère de menace et d’exil dans laquelle nous avons vécu. » L’homme n’est plus confronté à une épidémie, mais au Mal par excellence.
Il nous faut nous interroger sur la réaction des hommes, puisqu’en tant qu’existentialiste, l’auteur s’efforce de mettre en forme des réponses possibles à l’absurde par la mise en scène de destins incarnant, chacun, une manière de réagir face à l’abstraction. Rieux, pour commencer, est un médecin, il est donc amené à lutter, à combattre la souffrance : c’est un personnage qui incarne la solidarité mais révélateur toutefois des limites imposées à l’homme. Tarrou, quant à lui, est un personnage absurde, dans la mesure où c’est quelqu’un qui n’a jamais connu l’espoir d’une réconciliation avec la vie. Grand et Rambert offrent deux réponses que l’homme peut donner à ce sentiment oppressant de l’absurde : ils ont donné un sens à leur recherche, à leur existence, l’un par l’art et l’autre par l’amour. Du reste, si Rambert se désiste finalement, et refuse l’idée de s’enfuir, c’est parce qu’il a réalisé que l’homme ne peut pas se sauver seul, qu’il ne peut pas atteindre le bonheur en se désolidarisant de ses semblables. Venons-en à Cottard. Ce dernier personnage symbolise la collaboration : c’est un des rares protagonistes à qui la peste est salutaire, c’est en quelque sorte le « profiteur de la peste ». Mais comment expliquer que certains succombent quand d’autres parviennent à vaincre l’abstraction ? Tarrou doit disparaître car il ne cultive pas une foi nécessaire en l’homme pour faire progresser la vie, mais, parce qu’il a trouvé le sens de son existence dans la peste, il ne peut que s’éteindre avec elle. Ce sont ceux qui ont des idées bien arrêtées qui vont mourir, à l’instar d’un Paneloux qui préférera se substituer à la vie plutôt que d’admettre l’évidence et de renoncer à sa confiance aveugle en Dieu. La mort du fils de M. Othon l’a ébranlé dans ses convictions, mais comme Paneloux ne peut se départir de sa foi, il ne peut continuer à vivre. Le cas de Grand, pour achever, est fort intéressant : s’il échappe à la maladie, s’il guérit, c’est qu’il a admis ses failles, ses limites en brûlant son manuscrit. Héros camusien par excellence, Grand a survécu parce qu’il a accepté le tragique de sa condition humaine.
Comment triompher du mal ? Camus ne donne pas de réponse car il n’y a pas de solution universelle à l’absurde, mais seulement une réponse individuelle qui rend possible l’action collective : la liberté de chacun permet la collaboration de tous à l’amélioration de la condition humaine. La réponse à l’absurde se situe donc dans l’action : l’homme doit se battre contre la souffrance humaine, il doit agir. Il faudra donc que les hommes libérés de la peste soient capables de tirer la leçon du fléau et de montrer qu’ils sont vraiment des hommes en sachant vivre en tant qu’hommes.

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