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Fiches de méthode

La focalisation : un extrait de Lucien Leuwen de Stendhal

Pour mieux comprendre la focalisation :

un extrait de Lucien Leuwen de Stendhal

Cette fiche de méthode a été rédigée par Jean-Luc.

Définitions

  • La focalisation (ou point de vue) externe consiste à raconter les événements par un narrateur qui est témoin. Les informations se limitent donc aux actions, aux gestes, aux paroles… Les pensées et les sentiments des personnages restent inaccessibles et le narrateur ne peut qu’émettre des hypothèses à ce sujet.
  • On parle de focalisation zéro (ou point de vue omniscient) lorsque le narrateur sait tout, voit tout, connaît tout. Tout est raconté, y compris ce qui se passe au même moment dans des endroits différents. On accède à l’intimité des personnages : on connaît leurs sentiments, leurs pensées, leurs souvenirs…
  • La focalisation (ou point de vue) interne consiste à représenter les événements à travers la sensibilité et le regard d’un personnage.

Appliquons ces définitions à l’extrait suivant pour mettre en valeur particulièrement les focalisations interne et externe.

Cherchons les indices : le texte qui suit est un extrait de Lucien Leuwen, un roman de Stendhal, romancier de la première moitié du XIXe siècle :

Lucien leva les yeux et vit une grande maison, moins mesquine que celles devant lesquelles le régiment avait passé jusque-là ; au milieu d’un grand mur blanc, il y avait une persienne peinte en vert perroquet. "Quel choix de couleurs voyantes ont ces marauds de provinciaux !"
Lucien se complaisait dans cette idée peu polie lorsqu’il vit la persienne vert perroquet s’entrouvrir un peu ; c’était une jeune femme blonde qui avait des cheveux magnifiques et l’air dédaigneux : elle venait voir défiler le régiment. Toutes les idées tristes de Lucien s’envolèrent à l’aspect de cette jolie figure ; son âme en fut ranimée. Les murs écorchés et sales des maisons de Nancy, la boue noire, l’esprit envieux et jaloux de ses camarades, les duels nécessaires, le méchant pavé sur lequel glissait la rosse qu’on lui avait donné, peut-être exprès, tout disparut. Un embarras sous une voûte, au bout de la rue, avait forcé le régiment à s’arrêter. La jeune femme ferma sa croisée et regarda, à demi cachée par le rideau de mousseline brodée de sa fenêtre. Elle pouvait avoir vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Lucien trouva dans ses yeux une expression singulière ; était-ce de l’ironie, de la haine, ou tout simplement de la jeunesse et une certaine disposition à s’amuser de tout ?
Le second escadron, dont Lucien faisait partie, se remit en mouvement tout à coup : Lucien les yeux fixés sur la fenêtre vert perroquet, donna un coup d’éperon à son cheval, qui glissa, tomba et le jeta par terre.

Cet extrait nous rapporte la rencontre inopinée entre Lucien et une belle inconnue. S’agit-il d’une narration par un témoin neutre qui se contenterait d’enregistrer la scène ? Ou bien cette péripétie est-elle vécue au travers de la conscience du fringant lieutenant ? Remarquons que les observations sont assorties de qualifications affectives, voire morales : la maison de la belle est « blanche », les volets sont « vert perroquet », elle tranche sur les « murs écorchés et sales des maisons de Nancy », elle est moins « mesquine que celles devant lesquelles le régiment avait passé jusque-là ». La première réaction de Lucien est pourtant de critiquer le goût trop criard de « ces marauds de provinciaux ». Mais lorsque paraît la belle inconnue, c’est un retournement complet d’opinion. Dans l’esprit de Lucien, il convient que l’écrin soit à la hauteur du bijou qu’il abrite. Il privilégie alors l’originalité au détriment de la vulgarité. Plus loin il est question de tristesse, d’enthousiasme, de jugements sur le cheval qui porte Lucien, sur les relations entre officiers à l’intérieur du régiment : toutes pensées qui traversent l’esprit du narrateur. Il s’agit de focalisation interne : la réalité est appréhendée au travers du prisme déformant de la subjectivité de Lucien.
Pourtant dans le dernier paragraphe, la perspective change : nous revenons à une prise en compte du récit par l’auteur. C’est un observateur extérieur à Lucien qui note les événements rapides qui terminent l’épisode. Ce sont les verbes d’action qui prennent la première place au détriment des qualificatifs privilégiés dans la description. Nous voilà dans la focalisation externe. Notons quand même l’appréciation implicite portée par l’auteur qui ne se contente pas d’être un témoin neutre (la focalisation externe n’exclut pas les commentaires, mais ils ne sont pas issus de la conscience du personnage) : le rêve de Lucien est brutalement interrompu par un dur retour à la réalité, son exaltation sombre dans une chute ridicule. Stendhal se méfie des tours d’une imagination enfiévrée et la corrige par la dérision1.

J’espère maintenant que tout s’est clarifié dans votre esprit.


1 C’est le même procédé qu’il utilisera pour décrire la participation de Fabrice del Dongo à la bataille de Waterloo dans La Chartreuse de Parme. Flaubert l’utilisera assez systématiquement dans Madame Bovary. Nous avons là les prémices d’un point de vue réaliste.

Voir aussi

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