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Bac français 2013 (Amérique du Nord), corrigé de la dissertation

Bac de français 2013, série L

Centres étrangers : Amérique du Nord, série L

Corrigé de la dissertation

Peut-on innover, en poésie, dans l’expression du sentiment amoureux ?

Vous veillerez à mener une réflexion construite et à vous appuyer sur des exemples précis issus du corpus proposé, de vos travaux de classe et de vos lectures personnelles.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Quoi de plus poétique que le sentiment amoureux ? En effet la poésie a généralement été considérée comme lyrique, c’est-à-dire une expression privilégiée des sentiments. Dans le bouillonnement intérieur de notre affectivité, c’est l’amour qui engendre le plus fortement colères, joies, craintes ou tristesse. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait particulièrement inspiré les poètes. Or pour exister il a besoin d’être exprimé. De plus, si le poète amoureux veut être accepté et remarqué, il se doit de respecter les usages tout en s’essayant à l’originalité.
Est-il donc possible d’innover en poésie lorsque l’on doit exprimer un sentiment amoureux ?
Nous examinerons d’abord si les conventions sociales et l’effet des modes ont pu contrarier l’expression originale des déclarations passionnées, pour nous intéresser ensuite aux procédés utilisés pour atténuer ces contraintes et finalement nous attacher à la puissance du langage lyrique.

Les conventions, l’effet de mode

L’expression du sentiment amoureux a été très tôt codifiée par la société afin de préserver la paix dans les familles, la tribu puis la cité. Les premiers écrits cherchent à discipliner l’ardeur de l’attrait physique, entendent respecter la femme en voyant en elle la future mère… Les jeunes femmes ne sont accessibles que dans des rencontres publiques très encadrées.

Les rites sociaux

Ces rites sociaux sont présents dans les textes du corpus. Le Moyen-Âge et la Renaissance ont connu la poésie de cour. Ronsard, déjà bien vieux pour son époque – il a cinquante-quatre ans – s’adresse à Hélène dans ses Sonnets. Hélène est un personnage réel, Hélène de Surgères, fille d’honneur de Catherine de Médicis ; mais pour Ronsard, il s’agit aussi de viser l’éternel féminin au travers de la mythique Hélène de Troie, sujet de discorde violente entre Troyens et Achéens. Des formes poétiques dédiées comme le madrigal, l’épithalame et surtout le sonnet fonctionnent comme des déclarations à distance, permises seulement parce que la proximité physique est proscrite. La Sablière est « Éloigné d[es] yeux » de son « ange ». Les mots accordent ce que la gestuelle ne pourrait s’autoriser. La cour veut bien de ces écrits qui raffinent la passion en jeux intellectuels, mythologiques et esthétiques. Elle y prend même un singulier plaisir. Cette déférence sociale autant qu’amoureuse est marquée par le « Madame » au double sens : titre respectueux et maîtresse du cœur.

L’idéalisation de la femme

Pour contenir dans des limites convenables le désir physique, cette poésie amoureuse, à la suite de la littérature courtoise, cultive l’idéalisation. La Sablière, s’adresse à l’aimée sous la forme « mon ange » qui a perdu sa force expressive pour devenir un cliché linguistique. Éluard reprend à son compte cette tradition de la femme élevée sur un piédestal de madone, il invoque « une jeune fille nue / Au milieu des mains qui la prient » et poursuit avec les premiers mots de l’Ave Maria : « Je te salue ».

La rencontre publique

Plus tard, notamment au XIXe siècle, la rencontre peut se produire lors de la fréquentation des théâtres, pendant les invitations dans les salons, et surtout au cours des bals. Charles Cros avoue son amour plein de crainte « Sur un carnet d’ivoire ». Il évoque son admiration pour la belle cavalière qui « dans un tourbillon d’étoffes / […] entre[…] follement au bal. »

Les conditions de la rencontre ainsi que les usages policés du compliment ont donc non seulement marqué la forme et le lexique du poème, mais ont souvent entravé la force de son expression en la confinant dans les limites des clichés à la mode. Molière a notamment tympanisé la fausse préciosité qui a pu trouver dans ses ridicules Trissotin les serviteurs d’un exercice de salon convenu et obséquieux.

Les procédés pour atténuer les contraintes

La question qui se pose alors immédiatement au poète est de savoir comment se faire remarquer à l’intérieur d’un réseau de contraintes tant sociales que formelles.

Aller au-delà du banal « je t’aime »

Si l’amoureux se contente d’un banal « je t’aime » même enflammé, il déçoit. Pensons au dialogue de la scène 5 de l’acte III dans Cyrano de Bergerac :

ROXANE, fermant les yeux

Oui, parlez-moi d’amour.

CHRISTIAN

Je t’aime.

ROXANE

C’est le thème.
Brodez, brodez.

CHRISTIAN

Je vous…

ROXANE

Brodez !

CHRISTIAN

Je t’aime tant.

ROXANE

Sans doute. Et puis ?

CHRISTIAN

Et puis… je serais si content
Si vous m’aimiez ! — Dis-moi, Roxane, que tu m’aimes !

ROXANE, avec une moue

Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes !

L’insistance

Marivaux, dans le Jeu de l’amour et du hasard, évoque la puissance de la déclaration incessamment renouvelée qui peut se frayer un chemin malgré les obstacles de la hiérarchie sociale : « Mario — Je ne saurais empêcher qu’il ne t’aime, belle Lisette ; mais je ne veux pas qu’il te le dise.
Sylvia — Il ne me le dit plus ; il ne fait que me le répéter. »
Ainsi, le premier procédé utilisé est celui de l’insistance apte à traduire la passion qui ne laisse plus de repos. Ronsard se sert de l’anaphore « Si c’est aimer » pour renforcer son argumentation plaintive.

La plainte, l’apitoiement

En effet une constante de la poésie amoureuse est bien de jouer sur l’empathie féminine. Le poète amoureux est un malade que le regard bienveillant de la femme peut seul guérir. Ronsard utilise le lexique pathétique : « Souffrir beaucoup de mal », « Pleurer, crier merci » (au sens de demander la miséricorde), « langueur extrême », « fièvre amoureuse », « mal (2 fois) […] fatal ». La Sablière confesse son masochisme : « Je me fais un plaisir de mon propre tourment ». Cros, lui aussi, est victime du mal d’amour, sortilège dévastateur mais accepté : « D’un charme inquiétant, mais doux. / J’attends, voluptueuse crainte, / La mort […] ». Ces poètes cultivent, avec un brin de préciosité dans leur emphase, la fulgurance, la brûlure, l’obsession de leur mal. Ronsard sent le « Chaud, froid [de la] fièvre amoureuse », quant à Éluard « [il] brûle d’une flamme nue / [il] brûle de ce qu’elle éclaire ».

L’exagération

Les poètes peuvent ensuite se servir de tous les moyens qui relèvent de l’exagération. Ronsard utilise des accumulations et des hyperboles pour toucher Hélène. Antoine de la Sablière construit son madrigal sur une suite d’antithèses parfois paradoxales. Cros et Ronsard vont jusqu’à évoquer comment leur amour les conduit à la mort. La plupart des auteurs idéalisent l’être aimé et l’élèvent au statut de déesse. Ronsard se comporte à l’égard d’Hélène comme le chrétien à l’égard de Dieu : il lui faut « adorer et servir la beauté qui [lui] nuit ». Il ne s’exprime pas autrement qu’Ignace de Loyola qui énonçait dans son principe et fondement la finalité de toute créature : « L’homme est créé pour louer, respecter et servir Dieu notre Seigneur ».

La provocation ou le suicide poétique amoureux

La provocation est un moyen infaillible de se faire remarquer mais au prix d’une exclusion. Léon-Paul Fargue parodie le madrigal pour repousser les avances d’une femme qui l’exaspère. Son « merdrigal » connote l’étron accommodé aux accents ubuesques, la dédicace se déforme en « dédicrasse » à la saleté répugnante. Le poète se voit devant un « tu » populaire comme un « hareng saur » avant de parodier la déclaration de l’Hippolyte de Phèdre (« Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve », acte II, scène 2). Nous sommes bien dans le registre satirique. L’écrivain a su faire valoir son esprit et son habileté en détournant les règles formelles et sociales avec un humour corrosif.

La puissance du langage lyrique

La meilleure manière de se faire remarquer consiste cependant à dépasser la brillance et la superficialité du discours dans l’exercice de salon pour lui donner force et sincérité. Il faut que les exagérations polies attendues du compliment soient non seulement assumées mais encore vécues et accomplies.

Le creuset des mythes

Nous pouvons remarquer que les poètes forgent au creuset des mythes. Ronsard joue sur le prénom de l’aimée pour évoquer les tourments de L’Iliade, son climat tragique, son aura surnaturelle. Cros se réfère au charme maléfique des Willis, mêlant séduction et destruction. Éluard appelle une Vénus sortant des eaux primordiales, puis une Vierge qui a perdu ses attributs bibliques en devenant de manière osée « une jeune fille nue ».

La réconciliation du corps et de l’esprit

Il apparaît surtout une évolution qui donne toute sa puissance à la déclaration amoureuse : c’est la réconciliation du corps et de l’esprit. Chez Ronsard, l’amour est vécu « au fond de l’âme ». C’est essentiellement une affaire de « cœur ». La Sablière s’adresse à un « ange », créature présumée spirituelle et asexuée. Le corps, lieu du désir, n’apparaît pas dans les premiers poèmes. La bienséance et la pudeur interdisent l’évocation charnelle. Rappelons-nous comment Molière dénonce la pudibonderie malséante de son faux dévot dans Tartuffe : « Couvrez ce sein que je ne saurais voir. / Par de pareils objets, les âmes sont blessées, / Et cela fait venir de coupables pensées. » Cros, qui commence à se libérer du carcan d’une morale étouffante, ose évoquer « la floraison noire / Des cheveux sur [le] cou blanc » et plus loin « Le sein [qui] palpite sous la gaze », puis « la frange des cils soyeux ». Avec Éluard, l’évocation devient incantation, le rêve intérieur doit prendre corps. Le poète n’hésite pas à provoquer par la brûlante incarnation d’« une jeune fille nue ». La « revenante » qui va serrer le corps du poète entre ses bras va lui donner « la forme de [s]on corps ». La proximité charnelle s’élargit au cosmos et « L’espace n’aurait qu’un frisson », à l’évidence érotique. Toutes les époques ont hésité entre la poésie idéaliste ou libertine. C’est la pression sociale et culturelle qui a longtemps privilégié la première, vouant la seconde aux « enfers » des bibliothèques. Peut-être plus que la réprobation moralisante, c’est la crudité du langage qui a interdit au désir charnel de trouver sa place dans la poésie officielle. Faute des mots pour le dire, l’amour poétique est resté amputé du don des corps. Cette censure peut se mesurer au XVIIIe siècle dans le poème galant de Gabriel-Charles de Lattaignant « Le Mot et la Chose ». Les deux termes visent par leur caractère absolu à désigner les deux réalités de l’amour, le sentiment amoureux et le désir sexuel. Le poète avec esprit joue de ces camouflages mais démontre aussi l’indigence du vocabulaire amoureux acceptable en société.

Les conventions sociales et l’effet des modes ont longtemps contraint la déclaration amoureuse poétique, la conduisant à devenir un exercice de salon convenu où la force des sentiments passait souvent après l’exercice d’un talent de société. Le mérite des vrais poètes est d’avoir accepté ces règles pour inventer des thèmes, une langue très évocatrice dans son cadre culturel, des formes conduisant à une expression ramassée et brillante. Grâce aux vertus de l’idéalisation, des figures d’images, de l’insistance combinée aux hyperboles, ils ont pu parfois couler une véritable émotion dans leurs écrits. Mais la puissance du langage lyrique a véritablement été libérée quand les poètes ont élargi leur expérience personnelle à la source toujours vivante des mythes de façon à partager leurs émotions selon des archétypes universels. Leur lyrisme s’est déployé largement quand ils ont su avec respect surmonter les interdits sociaux afin de réconcilier le corps avec l’esprit dans cette quête fondamentale pour la nature humaine. Le poète est bien celui qui sait éprouver la force de ses sentiments, mais qui en même temps prend ses distances pour avoir matière à célébrer, pour pérenniser l’objet de son amour, pour le styliser. Ils ont fait leur ce propos d’André Breton dans Les Pas perdus : « Les mots font l’amour ». L’expression est à comprendre selon un double sens. Le lyrisme peut nous toucher profondément s’il est incarné, mais il lui faut un langage adapté où les mots s’accouplent selon des réseaux de significations souterrains et réinventés.
Ainsi les poètes nous aident-ils à construire notre propre langue amoureuse par laquelle nous pouvons entrouvrir notre jardin secret et entretenir avec émerveillement le trésor de nos échanges verbaux et émotionnels si nécessaires à la survie du couple.

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