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Littérature

Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette

Chrétien de Troyes (v. 1130 – v. 1190)

Le Chevalier de la charrette (v. 1176), présentation du roman

Le Chevalier de la charrette est l’un des premiers romans en langue française. Le latin est à cette époque (XIIe siècle) la langue officielle des traités et des conventions. Le latin est aussi la langue de l’élite, celle qui possède le savoir : il s’agit des clercs, des moines, etc. Le latin s’oppose à la langue vernaculaire, celle qui est couramment parlée à travers la France.

Au XIIe siècle, on transcrit des œuvres latines en langue vernaculaire. Au nord de la France, on parle la langue d’oïl (les trouvères sont les poètes de langue d’oïl) ; au sud de la France, la langue d’oc (les troubadours sont les poètes courtois de langue d’oc).

Prologue

Puisque ma dame de Champagne veut que j’entreprenne de faire un roman, je l’entreprendrai très volontiers, en homme qui lui est entièrement dévoué dans tout ce qu’il peut faire en ce monde, sans avancer la moindre flatterie. Tel autre cependant le ferait en tentant de glisser un propos flatteur, il dirait ainsi, et je m’en porterais témoin, que c’est la dame qui surpasse toutes celles qui sont en vie, comme tout parfum surpasse la brise qui souffle en mai ou en avril. En vérité, je ne suis pas homme à vouloir flatter sa dame. Irai-je dire que la comtesse vaut autant de reines qu’une seule pierre précieuse peut valoir de perles et de sardoines1 ? Certes non, je ne dirai rien de tel, même si c’est vrai, que je le veuille ou non, mais je dirai qu’en cette œuvre son commandement fait son œuvre bien mieux que ma sagesse ou mon travail. Chrétien commence son livre à propos du Chevalier de la Charrette ; la matière et le sens lui sont donnés par la comtesse, et lui, il y consacre sa pensée, sans rien ajouter d’autre que son travail et son application.


Chrétien de Troyes, Le Chevalier de la charrette, traduction de C. Méla, Le Livre de Poche, 1996.

1 « Sorte d’agate, d’une couleur brune, avec des reflets orangés. » (Dictionnaire de l’Académie)

Étude sommaire du prologue

Rappelons que le prologue sert à présenter l’œuvre. En bref, Chrétien de Troyes écrit un roman car la comtesse de Champagne le lui a demandé : cette dernière est la fille d’Aliénor d’Aquitaine et de Louis VII.

Qui parle ?

C’est l’auteur lui-même. Les pronoms "je", "ma", "mon" et les temps verbaux du présent de l’indicatif et du futur de l’indicatif le confirment.

De quoi l’auteur parle-t-il ?

  • de la dame de Champagne : l’auteur parle d’elle à la troisième personne ; c’est en fait une dédicace. Elle est la commanditaire du roman.
  • de son livre : il en est l’auteur, et cette notion est nouvelle pour l’époque.

Le rôle du prologue

En principe, l’auteur d’une œuvre parle de son protecteur (mécène) de manière laudative, c’est-à-dire en termes élogieux.

En quoi ce prologue est-il original ?

  • La dédicace ne semble pas en être une : l’auteur refuse de faire la louange de sa protectrice : "[…] sans avancer la moindre flatterie." L’emploi du conditionnel ("tel autre cependant le ferait", "il dirait ainsi", etc.) permet de faire parler un flatteur qu’il n’est pas. Au moyen de la prétérition, l’auteur écrit tout de même un éloge de la commanditaire en la comparant à la brise, un parfum et à un bijou. L’auteur lui reconnaît donc un certain nombre de qualités, au moyen d’un discours très travaillé.
  • Le thème du livre n’est pas annoncé. Toutefois, Chrétien de Troyes emploie un vocabulaire courtois à propos de "[sa] dame" (l’expression "ma dame" est normalement utilisée par un chevalier) ; c’est donc de cette manière que l’esprit du roman est annoncé : un roman courtois.
  • La matière et le sens de l’œuvre sont donnés par Marie de Champagne ; la pensée, le travail et l’application de l’œuvre sont évoqués par l’auteur : "en cette œuvre son commandement fait son œuvre bien mieux que ma sagesse ou mon travail. […] la matière et le sens lui sont donnés par la comtesse […]." → la création revient donc à l’auteur : l’auteur revendique son droit de création et c’est nouveau dans le monde médiéval. Cet aspect fait du Chevalier de la charrette une œuvre charnière dans l’histoire de la littérature : on a peut-être ici le premier roman au sens moderne.

Une définition de la courtoisie

Elle représente un idéal de relations sociales : il s’agit d’une conception particulière de l’amour et des relations amoureuses. Avant tout, c’est un idéal chevaleresque sans brutalités (à la différence de La Chanson de Roland, par exemple). La chevalerie courtoise est synonyme de loyauté et de discrétion : le champ de bataille n’est plus considéré ; somme toute, le monde courtois est un monde policé.

À cet idéal social se mêle une certaine conception de l’amour : l’amour courtois. La cour de Marie de Champagne est le lieu de la fin’amor qui est un aspect de la courtoisie. Le chevalier montre son amour en se sacrifiant : l’amour doit se manifester dans la valeur du chevalier. Il y a toutefois des interdits, des contraintes : dans Le Chevalier de la charette, il s’agit de l’amour interdit.

Du chevalier de la charrette à Lancelot

On ne connaît pas le nom du chevalier dans la première partie du roman : c’est un chevalier anonyme. Le lieu du roman est la cour du roi Arthur et c’est la première fois que le chevalier à la charrette apparaît dans la légende arthurienne ; il s’agit donc d’une création de Chrétien de Troyes.
Ce chevalier anonyme est en quête de sa dame : la reine Guenièvre. Il se présente comme la parfait amant courtois, et le fait qu’il monte dans la charrette est une "preuve" d’amour. Il est un chevalier errant, qui doit passer différentes épreuves, différents défis. Il doit faire preuve de courage, de vaillance, de fidélité et de résistance physique.
Alors que le héros apparaît, il n’est "que" le "chevalier de la charrette". Mais lorsqu’il arrive au royaume de Gorre et revient à la cour du roi Arthur, il est "Lancelot", chevalier de la table ronde.
Son parcours est un parcours d’initiation : les épreuves sont là pour déterminer si le chevalier est digne d’entrer dans le monde clos des chevaliers de la table ronde. Ce parcours d’initiation donne au chevalier un nom, un statut dans la cour du roi Arthur : Chrétien de Troyes introduit Lancelot dans la légende celtique arthurienne.

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