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Zola, La Curée (1871)

Émile Zola Renée et Maxime se trouvent dans une calèche ; ils rentrent du bois…

Et elle ne continua pas. Elle s’était tout à fait tournée, elle contemplait l’étrange tableau qui s’effaçait derrière elle. La nuit était presque venue ; un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l’eau, s’arrondissait, pareil à une immense plaque d’étain ; aux deux bords, les bois d’arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violâtres, dessinant de leur architecture régulière les courbes étudiées des rives ; puis, au fond, des massifs montaient, de grands feuillages confus, de larges taches noires fermaient l’horizon. Il y avait là, derrière ces taches, une lueur de braise, un coucher de soleil à demi-éteint qui n’enflammait qu’un bout de l’immensité grise. Au-dessus de ce lac immobile, de ces futaies basses, de ce point de vue si singulièrement plat, le creux du ciel s’ouvrait, infini, plus profond et plus large. Ce grand morceau de ciel, sur ce petit coin de nature, avait un frisson, une tristesse vague ; et il tombait de ces hauteurs pâlissantes une telle mélancolie d’automne, une nuit si douce et si navrée, que le Bois, peu à peu enveloppé dans un linceul d’ombre, perdait ses grâces mondaines, agrandi, tout plein du charme puissant des forêts. Le trot des équipages, dont les ténèbres éteignaient les couleurs vives, s’élevait, semblable à des voix lointaines de feuilles et d’eaux courantes. Tout allait en se mourant. Dans l’effacement universel, au milieu du lac, la voile latine1 de la grande barque de promenade se détachait, nette et vigoureuse, sur la lueur de braise du couchant. Et l’on ne voyait plus que cette voile, que ce triangle de toile jaune, élargi démesurément.

Renée, dans ses satiétés, éprouva une singulière sensation de désirs inavouables, à voir ce paysage qu’elle ne reconnaissait plus, cette nature si artistement mondaine, et dont la grande nuit frissonnante faisait un bois sacré, une de ces clairières idéales au fond desquelles les anciens dieux cachaient leurs amours géantes, leurs adultères et leurs incestes divins. Et, à mesure que la calèche s’éloignait, il lui semblait que le crépuscule emportait derrière elle, dans ses voiles tremblants, la terre du rêve, l’alcôve honteuse et surhumaine où elle eût enfin assouvi son cœur malade, sa chair lassée.


1 Voile latine : voile triangulaire à antenne.

Zola (1840-1902), La Curée (1872), chapitre 1 (extrait).

Pour l’étude de la description…

Pour l’étude de la description, il convient d’abord de faire des remarques sur la langue afin de s’intéresser ensuite à la fonction de la description et à son sens.
Quelles sont les frontières de la description ? De « La nuit était presque venue […] » à « sa chair lassée. »

Pourquoi s’agit-il d’une description ?

  • L’imparfait : il donne du procès une vision analytique ; le procès est en cours de déroulement, le procès n’est pas limité, le tempo est ralenti.
  • Il y a une interruption dans la narration. Le romancier cherche à légitimer la description.
  • Le personnage fait une pause : « elle contemplait ».
  • Selon Philippe Hamon, Zola fait de Renée le « porte-regard ».

Quel est l’objet de la description ?

Il y a deux pantonymes dans la description : « l’étrange tableau » ; il s’agit du Bois de Boulogne (appelé « Bois » par métonymie ; il s’agit d’un point de vue parisien, celui de Renée), le mot tableau annonce la transformation de l’objet. Il s’agit d’une transformation du bois sous le couchant, et la transformation du bois sous le regard de Renée.

Qui voit ?

On trouve des indices dans les premières phrases : c’est le personnage qui contemple. Le Bois de Boulogne est désigné par « Bois », ce qui signale le point de vue parisien. On note des caractérisations impropres, c’est-à-dire des adjectifs accolés à des substantifs de manière non pertinente : « cette nature si artistement mondaine » (il s’agit d’un oxymore) → dégénérescence de la nature ; « une nuit si douce et si navrée » (sens concret de navrée = « blessée ») → l’épithète n’est pas adaptée : on parle d’hypallage (n.f. : figure de style consistant à attribuer à certains mots d’une phrase ce qui se rapporte à d’autres mots), c’est en effet Renée qui est navrée. Il y a projection de l’état psychologique de Renée dans la description ; « l’alcôve honteuse » (Renée) ; « feuillages confus » ; « un lent crépuscule tombait » (= un crépuscule tombait lentement), etc.

Le texte descriptif n’a pas d’ordre particulier : le romancier compense cette absence d’ordre par une structuration visible de la description.
Quels sont les indices, les « organisateurs de la description » (Hamon) ?

  • Des organisateurs spatiaux : « de face », « aux deux bords », « au fond », « au-dessus de », etc. Tout s’organise donc autour du lac. La description se fait par le regard de Renée, un regard qui est d’abord horizontal, puis en profondeur, et enfin vertical.
  • Remarque sur « puis » : puis renvoie à la présence d’un regard qui parcourt l’objet dans un certain ordre : il s’agit donc d’un indice de la subjectivité. Il y a temporalisation de la description, ce qui produit une pseudo-narration (Hamon).

Décrire, c’est énumérer les parties d’un tout : il y a déclinaison métonymique des parties.

Quels sont les réseaux lexicaux significatifs (isotopies) ?

  • Isotopie du bois : « arbres », « troncs », « lac », « eau », « ciel », etc. D’une manière générale, il s’agit d’eau et de verdure, c’est-à-dire de la composante végétale.
  • Isotopie de la couleur : « ombre », « lumière », « cendre », « étain », « pâle », « violâtres », « noires », « braise », « à demi éteint », « enflammé », « jaune », « ombre », « verts », etc. Le paysage est ainsi traité comme un tableau : Zola se fait peintre. Il y a prédominance de tonalités sourdes, sombres.
  • Isotopie des formes : « s’arrondissait », « colonnades », « taches » et « architecture ». Cela relève directement de l’impressionnisme, c’est-à-dire le primat de l’impression sur la restitution de la réalité. On parle d’écriture artiste.
  • Isotopie de la mort qui est dénotée par toutes sortes de termes.

Autres remarques :

  • Les comparaisons initiales : "[…] un lent crépuscule tombait comme une cendre fine. Le lac, vu de face, dans le jour pâle qui traînait encore sur l’eau, s’arrondissait, pareil à une immense plaque d’étain ; aux deux bords, les bois d’arbres verts dont les troncs minces et droits semblent sortir de la nappe dormante, prenaient, à cette heure, des apparences de colonnades violâtres, […]." Le présent "semblent" est un présent de définition : il appelle à l’observation du lecteur indépendamment de la réalité romanesque. Il y a transformation du paysage sous le regard du personnage avec un imparfait juxtaposé "prenaient".
    → La description peut être fondée par une vision métamorphosante : "cendre fine", "plaque d’étain", "colonnades violâtres" → Les comparants relèvent du minéral. On note la récurrence de couleurs sombres. → On passe du minéral au végétal. Il y a projection sur le paysage d’une rêverie en quelque sorte à l’antique : "temple", "bois sacré". Il existe en fait un autre texte célèbre derrière cet extrait : Phèdre. On trouve en effet des allusions discrètes ; il s’agit d’un texte traversé par la hantise de l’inceste. Ainsi, pour "[…] leurs adultères et leurs incestes divins.", on parle d’intertextualité. La minéralisation fait penser à un courant contemporain du roman : la décadence. Il y a dénaturation du paysage parallèlement à la dénaturation de la femme. Il s’agit de la transformation du paysage, de la projection des attentes de Renée.
  • L’écriture artiste en relation avec l’impressionnisme : il s’agit de restituer avant tout la perception, avant même de la rattacher à une cause. L’appellation écriture artiste provient des Goncourt ; Flaubert et Zola s’en sont inspirés. Ainsi, on note dans "un lent crépuscule" un indéfini alors que le défini était attendu : c’est une perception qui est privilégiée. Le passage suivant "ce grand morceau de ciel" relève d’une description traitée comme un tableau.
  • Le texte est travaillé d’une manière poétique : nombreuses assonances, le rythme participe à une certaine musicalité.
  • Dans ce passage descriptif, les objets sont souvent des sujets de verbes de mouvement.
  • On note aussi le goût pour les substantifs déverbaux : "le trot", "un frisson" → c’est un coup de projecteur sur le procès plutôt que sur la cause. C’est d’abord la perception qui est mise en valeur.
  • Enfin, on notera le goût pour la langue de fin de siècle avec de nombreux mots en -ant.
Voir aussi