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L’esprit philosophique dans L’Ingénu (1767) de Voltaire

Une étude de Jean-Luc.

L’Ingénu de Voltaire Lorsqu’il fait publier en août 1767 son roman l’Ingénu, Voltaire ne sait pas encore que son ouvrage va être retiré de la vente sur ordre de la police. Dès qu’il apprend le fait, il s’empresse de refuser la paternité de ce pamphlet politique. Pourtant que pouvait-on reprocher à un conte qui s’inscrivait dans une tradition littéraire, celle du "bon sauvage" ? À la suite des Lettres iroquoises de Haubert de Gouvest (1752), des Nouveaux voyages de M. le baron de la Hontan, des Lettres illinoises (1766), Voltaire ne nous racontait-il pas l’histoire d’un Huron confronté à la société française du XVIIe siècle ? Cependant les magistrats de Louis XV avaient plutôt reconnu une filiation avec les Lettres persanes de Montesquieu où deux étrangers au regard neuf, Rica et Usbeck, jetaient un œil critique sur les pays qu’ils visitaient. L’Ingénu de Voltaire, cousin très proche de Candide, manifeste lui aussi une innocence, une naïveté qui accepte les évidences, qui n’est pas encore déformée par les préjugés, en un mot un esprit philosophique aux vertus corrosives bien inquiétant pour le pouvoir en place.

Une critique acerbe et quasi systématique

Voltaire utilise la forme du conte, ou plutôt du roman sentimental et larmoyant alors à la mode pour répandre dans les intelligences les plus simples quelques idées philosophiques.

  • Tout d’abord, il égratigne la suffisance de ses compatriotes : "sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français", et plus loin : "L’Abbé de Saint-Yves supposait qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas le sens commun". Puis, il se livre à quelques attaques personnelles : il critique une partie de l’œuvre de Malebranche, mais surtout malmène Donneau de Visé et Faydit qu’il traite "d’excréments de la littérature". Plus loin il raille les liaisons amoureuses des grands de l’Église. L’Ingénu est donc une œuvre polémique où Voltaire fait parfois étalage d’esprit partisan.
  • Cependant le philosophe entend principalement dénoncer des abus sociaux : tout d’abord la mesquinerie du monde littéraire "où des hommes incapables de rien produire dénigrent les productions des autres" ; ensuite l’ignorance et la fatuité criminelles des médecins (prolongement de la tradition moliéresque) ; enfin la corruption, la vénalité et les abus de pouvoir des fonctionnaires en la personne de Saint-Pouange.
  • Voltaire entend surtout mener le procès contre certaines formes de religion. Il poursuit là une idée qui lui est chère et qu’il a déjà exposée dans Le Siècle de Louis XIV. Le règne du Roi-Soleil est apparu comme une période grandiose, un état achevé de la pensée humaine comme le siècle de Périclès, celui de César et d’Auguste ou celui des Médicis. Pourtant ce siècle de lumière fut terni par les luttes religieuses.
    Certes, à la suite de Rabelais, il critique l’abus de la bonne chère dans le clergé de province et assure que l’abbé de Kerkabon était "le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères". De même il relève l’ignorance du bas-clergé incapable de répondre aux questions du Huron concernant la Bible. L’évêque n’est pas épargné lui non plus qui ignore le personnage d’Hercule donné comme patron à l’Ingénu. Mais déjà, dans les deux cas, plane l’ombre inquiétante des jésuites, ordre qui possède une science certaine mais qui en l’occurrence se révèle opportuniste en christianisant le héros grec.
    Plus grave. Voltaire dénonce la mise au couvent des filles rebelles. Ailleurs il refuse les positions intransigeantes des jansénistes, en particulier leur conception de la Providence (thème qui sera repris dans Candide) ; certes leur inhumanité est rebutante, leur étroitesse d’esprit proche de l’intolérance, pourtant ils sont honnêtes et le brave Gordon saura pratiquer les vertus évangéliques de compassion et de charité.
    Les principales attaques sont pourtant réservées à une erreur monumentale du règne de Louis XIV : la révocation de l’Édit de Nantes. Au cours de son voyage de Bretagne à Paris, le Huron découvre le spectacle d’une ville jadis brillante et alors désolée : Saumur, que la persécution exercée à l’encontre des protestants a quasiment ruinée et dépeuplée. L’exil des huguenots, à la suite des dragonnades, a conduit de fidèles sujets à devenir des ennemis de leur patrie. Le roi a été trompé – Voltaire met alors en pleine lumière la responsabilité des jésuites et du confesseur du monarque : le père La Chaise. L’ordre de Saint Ignace de Loyola a rallumé la guerre de religion. Il a étendu sur tout le royaume une police parallèle qui confesse "les femmes de chambre par lesquelles on savait le secret des maîtresses", qui espionne les cafés. C’est aux jésuites que l’Ingénu doit son séjour en Bastille. Leur apparente affabilité cache en fait une absence totale de scrupule. Le père La Chaise promet mais oublie tout de suite. Leur seul but est la poursuite des protestants et des jansénistes et en fin de compte le maintien sinon l’accroissement de leur pouvoir temporel. Voltaire leur reproche leur opportunisme, leur casuistique toujours au service des intérêts de la congrégation : le père Tout-à-tous, dont le nom est déjà tout un programme, condamne tout d’abord celui qui a abusé de son pouvoir pour tenter de séduire Mlle de Saint-Yves, mais l’absout aussitôt lorsqu’il apprend qu’il s’agit du puissant Saint-Pouange et trouve alors les raisonnements les plus spécieux pour pousser sa pénitente à transiger avec sa conscience.
    Ce que finalement Voltaire reproche à la religion, c’est le terrorisme intellectuel qui tyrannise les esprits, aussi s’en prend-il aux "linostoles" (les docteurs de Sorbonne) aux "pastophores" (les prêtres) qui refusent par obscurantisme et fanatisme l’aphorisme placé dans la bouche de Bélisaire : "La vérité luit de sa propre lumière, et on n’éclaire pas les esprits avec les flammes des bûchers". Le philosophe doit en dernier ressort pourfendre l’erreur et apporter la lumière.

La quête d’une certaine vérité ou une éducation philosophique

  • L’Ingénu est pour Voltaire l’occasion de défendre la simple nature et le "bon sauvage" contre les coutumes imposées par la civilisation et non fondées sur l’usage de la raison. Voltaire insiste à plusieurs reprises : c’est une certaine forme d’éducation qui obscurcit l’intelligence humaine par l’apprentissage des préjugés. La matière du philosophe, c’est un esprit vierge où pourront se graver les vérités découvertes par le seul moyen de l’intelligence. Voilà pourquoi le Huron est le prototype du nouvel homme auquel les philosophes prétendent donner le jour : "Sa conception était d’autant plus vive et plus nette que, son enfance n’ayant point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre, les choses entraient dans sa cervelle sans nuage". L’Ingénu, partisan de la "loi naturelle" s’oppose à son entourage tenant de la "loi positive" ou "loi de convention". Il reproche aux sociétés civilisées leur manque de confiance : "Vous êtes donc de bien malhonnêtes gens puisqu’il faut entre vous tant de précautions". Cependant Voltaire n’ouvre pas de véritable débat sur la civilisation et défend la nécessité des lois à propos d’une polissonnerie : l’Ingénu ne doit pas contracter mariage selon la loi naturelle. Il est vrai que Voltaire n’est pas acquis aux thèses de Rousseau sur les bons sauvages et la civilisation qu’il a raillées en 1755, lors de la publication du Discours sur l’origine de l’inégalité : "J’ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain (…)".
  • Voltaire porte plutôt le débat sur le fait que le bonheur social est entravé par les conventions et l’ingérence de la religion dans la vie des individus. Pêle-mêle, le philosophe de Ferney incrimine la recherche du consentement des parents dans le mariage, le mélange des lois civiles et religieuses qui constitue une atteinte à la liberté de conscience, l’ingérence de l’autorité pontificale dans les affaires privées. Il est d’ailleurs symptomatique de s’apercevoir que, dès le commencement du roman, c’est la question religieuse qui divise les participants au souper organisé en l’honneur du Huron. Tout de suite l’entourage attente au droit du sauvage à disposer de lui-même dès que ses proches veulent le convertir. Il faut donc lutter contre les préjugés, les fausses vérités et Voltaire a beau jeu de dénoncer les rites, d’opposer la lettre des textes à la tradition. Ce parti pris vaut les scènes savoureuses de la confession quelque peu brutale du récollet ou la grivoiserie du baptême par immersion. La conclusion du sauvage est tout à fait philosophique : "Je m’aperçois qu’on fait ici une infinité de choses qui ne sont point dans votre livre, et qu’on n’y fait rien de tout ce qu’il dit". De là à affirmer que la religion n’est qu’invention fantaisiste, obscurantisme, voilà un pas que Voltaire n’effectue pas mais qu’il invite son lecteur à opérer.
  • Le "sauvage" ne le restera pas longtemps. L’homme est fait pour vivre en société dans un état gouverné par quelques hommes éclairés, c’est-à-dire touchés par les vérités philosophiques. En effet le Huron maltraité, blessé dans son affection, embastillé sans qu’il en connaisse le motif, condamné sur des intentions non sur des actes, choisit pourtant de rester dans la société qui l’a lésé. C’est que le devoir du philosophe est de lutter contre le fanatisme, l’injustice et l’arbitraire. Là encore il est intéressant de relever que l’Ingénu convertit Gordon et ne peut trouver le bonheur dans la liberté sans qu’il n’ait obtenu l’élargissement de son compagnon de cachot. Le philosophe est un homme d’action.
  • Les arts et la philosophie ont une mission civilisatrice et éducative : en adoucissant les esprits, ils éloignent superstition et ignorance. Nous l’avons remarqué déjà, le "bon sauvage" est une intelligence vierge que les préjugés n’ont pas déformée ; de plus "le jeune homme voulait beaucoup apprendre". La prison va lui permettre de se cultiver, de méditer. "La lecture agrandit l’homme" et le Huron d’avouer : "J’ai été changé de brute en homme". Au cours de son incarcération, le jeune homme pratique l’astronomie, les sciences exactes, la littérature. Ce programme n’est pas neutre ; Voltaire oppose la métaphysique où les sectes s’affrontent à la géométrie ou règne un bel accord : les sciences unissent là où la religion divise. Ce qu’il faut exercer, c’est la raison. En tout cas l’ingénuité du Huron débouche toujours sur l’étonnement et l’incompréhension qui mettent en valeur l’absurdité des situations. Voltaire ne cherche pas à toucher notre imagination, il ne montre jamais l’horreur insoutenable de certaines scènes : les images sont remplacées par d’autres images, elles s’effacent. Il préfère toucher notre intelligence en nous faisant découvrir la stupidité ou le non-sens de certains comportements. Et si Voltaire tolère parfois le mirage du merveilleux, du fantastique, c’est par concession au goût du temps, pour amener un public infantile aux vérités de la raison : "S’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs". Vraiment l’itinéraire du Huron est symbolique : son histoire est celle de la maturation philosophique. Le philosophe n’est pas un solitaire : il doit se former pour agir.

En conclusion

Voltaire Ainsi au XVIIIe siècle, l’esprit philosophique prend un sens bien particulier assez différent de celui que nous serions tentés de lui donner aujourd’hui. Il s’agit d’un rationalisme appuyé sur l’expérience qui s’oppose aux révélations du monde de la foi. Comme tel il privilégie les connaissances scientifiques et renie les œuvres de l’imagination. Toute sa réflexion est un effort pour remonter à quelques principes généraux aisément admissibles par le plus grand nombre. Il ne saurait pourtant se limiter à une activité intellectuelle et se veut au service de l’humanité. Ce désir d’agir sur les institutions et les idéologies a souvent conduit les philosophes du Siècle des Lumières à vouloir plaire pour faire progresser la connaissance de la vérité, ou plutôt d’une certaine vérité. C’est la limite de l’entreprise, la lutte contre les préjugés a été menée au nom d’un autre préjugé : celui de la raison qui exclut d’office ce que l’intelligence humaine ne saurait appréhender. Cette mutilation de la connaissance sera dénoncée au XIXe siècle et plus tard d’autres philosophes comme Bergson en particulier sauront réhabiliter les vertus de l’intuition.

Voir aussi

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Illustration : Gallica.bnf.fr