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Jean Racine (1639-1699), Les Plaideurs (1669)

Une étude de Jean-Luc et D.L.

Racine Jean Racine est surtout connu comme poète tragique. Pourtant entre Andromaque et Britannicus en 1688 il se livra à la composition des Plaideurs, tentative unique dans le genre de la comédie. Cette pièce féroce très étrangère aux préoccupations et au ton habituel de l’auteur de Phèdre a contribué quelque peu à obscurcir la vraie nature d’un des écrivains les plus mystérieux de notre littérature.

Le thème de la pièce

Racine nous a offert dans les Plaideurs le schéma comique classique d’un couple de jeunes amoureux contrariés par la lubie de leurs parents. L’originalité réside ici dans l’aberration qui hante le cerveau de Dandin et de Chicaneau : le goût exagéré du recours à la justice, la folie procédurière.

Le premier acte s’ouvre sur une savoureuse introduction en patois picard par Petit Jean, le portier du juge Perrin Dandin : son maître, atteint de la singulière manie de juger à tort et à travers sans discontinuer, a été assigné à résidence par le jeune Léandre, son fils, bien peiné de la folie paternelle. Le vieux maniaque essaie, mais en vain, de déjouer la garde du domestique en sautant par la fenêtre. Cependant Léandre nourrit aussi un tendre sentiment à l’égard d’Isabelle, fille de Chicaneau séquestrée par son père ; c’est pourquoi il ourdit un stratagème avec l’aide dévouée du secrétaire de Perrin Dandin, l’Intimé. Entre temps le même Chicaneau s’est pris de querelle avec une grande dame Yolande Cudasne, comtesse de Pimbesche, Orbesche et autres lieux, elle aussi entichée de procès sans fin.

L’acte II voit Léandre déguisé en commissaire, accompagné de l’Intimé dissimulé sous les habits d’un huissier, pénétrer par ruse dans la maison de Chicaneau. À l’issue d’un interrogatoire en règle que Chicaneau croit justifié par ses précédents démêlés avec la comtesse de Pimbesche, les deux compères lui font signer un faux procès-verbal qui est en fait une promesse de mariage en bonne et due forme. C’est l’occasion d’une scène bien savoureuse où l’Intimé abreuvé de coups par le soupçonneux et acariâtre Chicaneau, note dans le plus pur style du Palais les sévices qu’il reçoit bien stoïquement. Par la suite, le juge Dandin, comme une marionnette va apparaître et disparaître à plusieurs endroits de la maison, déjouant la surveillance de son garde. Du grenier à la cave, il essaiera d’entendre les deux plaideurs, Chicaneau et la comtesse, venus lui exposer leur différend.

L’acte III clôt la pièce en apothéose, Léandre lassé par l’inépuisable lubie de son père, lui propose de juger sa famille et ses domestiques. D’abord réticent, le vieillard va consentir lorsqu’on lui rapporte le larcin de Citron qui vient de dérober un poulet. Le procès est ouvert avec Petit Jean désigné comme accusateur, et l’Intimé comme avocat de la défense : c’est le point culminant de la comédie qui brille par sa satire spirituelle des procédés juridiques. Tandis que Petit Jean s’embrouille dans sa harangue, l’Intimé invoque l’autorité d’Aristote, cite les auteurs anciens quand il ne fabrique pas ses citations ou qu’il ne parodie pas certains mots célèbres comme le "Veni, vidi, vici" de César qui devient "Je dois parler, je parle, j’ai parlé". Bien entendu la disproportion entre les effets oratoires et la cause du procès engendre sans cesse l’amusement du spectateur. L’abondance verbeuse de l’Intimé endort le juge qui a essayé plusieurs fois d’écourter la tirade de l’avocat.

Finalement l’habileté de l’Intimé ne peut apitoyer le juge sur "cette famille désolée", "ces pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins". Cette parodie fort réjouissante se termine par les "pleurs" des jeunes chiots qui ont souillé la robe du juge après avoir "pissé partout". Le chien Citron serait condamné aux galères, si ne survenait l’heureux dénouement, l’annonce du mariage de Léandre et d’Isabelle forts du contrat qu’ils ont extorqué à Chicaneau.

Les intentions de Racine

Cette satire enjouée du monde judiciaire est le résultat de plusieurs causes qui se sont amalgamées. Cependant il est assez difficile de discerner laquelle a eu une influence déterminante. Il est certain que c’est leur conjonction qui explique la tentative de Racine dans le genre comique. Nous nous bornerons donc à les énumérer.

Les Plaideurs prennent d’abord leur source dans la littérature. L’helléniste Racine a voulu savoir si le comique d’Aristophane, dans Les Guêpes, aurait "quelque grâce dans notre langue" et de fait il a emprunté à son devancier grec nombre de situations et la figure centrale de son juge affolé de plaidoiries. Les Plaideurs doivent quelque chose aussi à toute une tradition française qui s’est moqué du monde de la justice, en premier lieu à Rabelais et à ses "Chicanous", à Furetière ensuite avec son Histoire des derniers troubles arrivés au royaume d’Éloquence (1658) et son Roman bourgeois, mais aussi à Scarron et à Boileau "fils, frère, oncle, cousin, beau-frère de greffiers" qui lui fournit maintes anecdotes sur les gens du Droit. Il faudrait ajouter que Racine s’initia aux subtilités du langage juridique avec un conseiller au Parlement, M. de Brilhac.

Ensuite la comédie de Racine doit beaucoup à l’expérience personnelle de son auteur. Racine en effet, personnage intéressé et même un peu cupide, avait intenté un long procès compliqué pour obtenir l’attribution d’un bénéficie cédé par son oncle. Les Plaideurs constitue peut-être la vengeance de Racine contre certains de ses adversaires jusqu’à l’intérieur de sa propre famille. Il faut ajouter que la France du XVIIe siècle baigne dans les procès, et la bourgeoisie en particulier touche de près ou de loin à la justice – c’est d’ailleurs cette même bourgeoisie qui mènera une cabale fort compréhensible contre cette machine de guerre que constituent les Plaideurs – si bien que Colbert a cherché à faire disparaître certains abus de la jurisprudence française. Certains critiques ont donc affirmé que la pièce de Racine avait été un instrument de la politique royale et l’on comprend peut-être mieux que Louis XIV lui ait donné un accueil favorable à Saint-Germain après le four des deux représentations parisiennes. Ce point explique peut-être la rare insolence de la préface de la part d’un auteur assuré de la protection royale. Les attaques contre ceux qui avaient eu peur de ne pas "(rire) dans les règles", contre ceux "qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris…" et qui avaient été "peut-être obligés de rire à Versailles pour se faire honneur" sont d’une impertinence achevée.

Enfin Racine a sans doute voulu régler quelques comptes avec quelques amis ou hommes de lettres. Rêvant de réussir, il a voulu rivaliser avec Corneille et montrer qu’il était capable comme lui d’exceller dans la tragédie et dans la comédie. C’est pourquoi on relève à plusieurs reprises dans la pièce une belle parodie des vers les plus sonnants de son rival rouennais. C’est ainsi que plusieurs vers célèbres du Cid sont réutilisés dans un registre comique. "Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits" s’applique aux exploits de l’huissier, tandis que le "Viens mon fils, viens mon sang" devient dans la bouche de Chicaneau "Viens mon sang, viens ma fille" suivi de la chute burlesque "Va, je t’achèterai le Praticien français". De la même manière, Racine a étripé de la belle manière l’éloquence surannée de ses maîtres jansénistes, et toute la tirade de l’Intimé dans la scène 3 de l’acte III est une parodie très critique de l’art oratoire de l’avocat janséniste Le Maître…

Ainsi Les Plaideurs prennent souvent l’aspect de "redoutables représailles" selon les propos de M. Jasinski. Ce qui les caractérise c’est avant tout le persiflage, l’aspect burlesque. Comique de gestes, fantaisie verbale, prosodie libérée du carcan classique servent une pièce où s’agitent des fantoches un peu "piqués". Racine accable de ses railleries et de plaisanteries fort cruelles les magistrats, vieux fous radoteurs et maniaques, juges pourris par l’appât du lucre, pères gâteux et peu soucieux du bien de leur famille.

Cette manière de procéder rattache Racine plutôt à la tradition de la comédie burlesque qu’à la comédie plus profonde de Molière. C’est d’ailleurs au nom de ces aspects appuyés que certains ont condamné Les Plaideurs. Cette comparaison avec le grand Molière est injuste. Racine a d’abord voulu s’amuser et nous amuser ; il a parfaitement réussi dans son entreprise. Pourquoi alors bouderions-nous notre plaisir devant une telle virtuosité capable encore de faire rire au moment même où les circonstances qui ont présidé à son avènement ont disparu depuis longtemps ? Il est vrai que les chefs-d’œuvre n’ont point de rides.

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