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Pierre Corneille (1606-1684)

Rodogune (1645)

Acte II, scène 1, vers 395 à 426.

Cléopâtre

Pierre Corneille 395 Serments fallacieux, salutaire contrainte,
Que m’imposa la force et qu’accepta ma crainte,
Heureux déguisements d’un immortel courroux,
Vains fantômes d’État, évanouissez-vous !
Si d’un péril pressant la terreur vous fit naître,
400 Avec ce péril même il vous faut disparaître,
Semblables à ces vœux1 dans l’orage formés,
Qu’efface un prompt oubli quand les flots sont calmés.
Et vous2, qu’avec tant d’art cette feinte a voilée,
Recours des impuissants, haine dissimulée,
Digne vertu des rois, noble secret de cour,
Éclatez, il est temps, et voici notre jour.
Montrons-nous toutes deux, non plus comme sujettes,
Mais telle que je suis et telle que vous êtes.
Le Parthe est éloigné, nous pouvons tout oser :
410 nous n’avons rien à craindre et rien à déguiser ;
Je hais, je règne encor. Laissons d’illustres marques
En quittant, s’il le faut, ce haut rang des monarques :
Faisons-en avec gloire un départ éclatant,
Et rendons-le funeste à celle qui l’attend.
C’est encor, c’est encor cette même ennemie
Qui cherchait ses honneurs dedans mon infamie,
Dont la haine à son tour croit me faire la loi,
Et régner par mon ordre et sur vous et sur moi.
Tu m’estimes bien lâche, imprudente rivale,
420 Si tu crois que mon cœur jusque-là se ravale,
Qu’il souffre qu’un hymen qu’on t’a promis en vain
Te mette ta vengeance et mon sceptre à la main.
Vois jusqu’où m’emporta l’amour du diadème ;
Vois quel sang il me coûte, et tremble pour toi-même :
Tremble, te dis-je ; et songe, en dépit du traité,
426 Que pour t’en faire un don je l’ai trop acheté.


1 Prières.
2 Cléopâtre s’adresse à sa haine.

Pour le commentaire…

Qui est Rodogune ?

Rodogune est une princesse parthe (IIe siècle av. J.-C.), fille de Mithridate Ier. Elle épousa Démétrios II Nikatôr, roi de Syrie, alors qu’il était prisonnier de son père, et devint ainsi la rivale de sa première femme, Cléopâtre Théa d’égypte.

Présentation du texte

Rodogune est une pièce de Corneille moins connue que ses autres grands succès. Cléopâtre, reine de Syrie, veut garder la couronne en la transmettant à l’aîné de ses deux fils jumeaux, Antiochus et Séleucus. Ces deux derniers sont amoureux de Rodogune, une princesse parthe. Cléopâtre déteste Rodogune et Cléopâtre veut sa tête : celui des deux jumeaux qui assassinera Rodogune gagnera la couronne. Cléopâtre est un personnage maléfique, elle est une reine qui est esclave du pouvoir. Sa décadence est mise en valeur par le fait qu’elle souhaite continuer à régner à travers l’un de ses fils. Notre extrait est un monologue de Cléopâtre, personnage qui apparaît pour la première fois dans la pièce. Ce monologue dévoile la haine excessive de Cléopâtre : rongée par l’amour du pouvoir, elle est prête à tous les crimes pour le conserver. De ce fait, la pièce jouit d’une dimension tragique car Cléopâtre a conscience de sa propre déchéance, bien qu’elle soit aveuglée par son amour du pouvoir. Malgré cela, le personnage conserve une certaine grandeur : elle demeure en effet fascinante et respectable.

Problématique suggérée

Notre texte est un monologue qui suscite la surprise : le spectateur découvre la profondeur de la haine et la démesure du sentiment du personnage principal de la pièce qu’est Cléopâtre.

« Serments fallacieux » (395) est un oxymore qui montre la duplicité du personnage. Cléopâtre est une menteuse : elle ne respecte rien, même pas les serments. L’adjectif « salutaire » rappelle combien le masque de Cléopâtre lui a permis de garder le pouvoir. On relève une opposition entre la force et la ruse. Les premiers vers de ce monologue constituent une auto-célébration relativement peu convaincante. Au vers 396, Cléopâtre tire un argument de sa crainte, à l’inverse du personnage archétypique cornélien : il s’agit ici d’un renversement des valeurs. L’expression « vains fantômes d’État » (398) fait écho à la pensée de Machiavel : l’absolutisme incarnait les vertus de la raison d’État (intérêt de l’État). Ici, Cléopâtre réduit la raison d’État à ses propres intérêts, et non aux intérêts du royaume. Il existe donc une dimension politique dans ce monologue. Aux vers 401 et 402, l’évocation de l’effacement des prières dès que l’orage est calmé (la tempête = la foi en Dieu) permet l’affirmation de la dimension sacrilège de Cléopâtre. Il y a en effet rupture du serment en présence de Dieu : le prince peut ne pas respecter ses serments si l’intérêt de l’État est en jeu (cela fait encore écho à la pensée de Machiavel). → Nous sommes ici en présence d’un machiavélisme dégradé. Cependant, le personnage de Cléopâtre conserve une certaine noblesse par son désir de pouvoir et par son caractère de personnage tragique. Au vers 403, Cléopâtre s’approprie le caractère vertueux de la dissimulation (cf. Machiavel) mais cette dissimulation (discrétion) était réservée aux courtisans : l’éloge de la haine dissimulée est propre aux courtisans et non pas au roi. De ce fait, il existe une dimension un peu parodique de l’éloge, ce qui constitue une argumentation peu crédible. De plus, au vers 404, Cléopâtre parle de « recours des impuissants » alors qu’elle-même, reine, n’est pas impuissante. Son ambition démesurée, par contre, l’emprisonne. Au vers 407, on relève un dédoublement haine / Cléopâtre un peu délirant : ce faux dialogue met en valeur la solitude du personnage principal, sa folie. Aux vers 409-410, Cléopâtre évoque la situation militaire : le péril est éloigné. Cette évocation explicite les termes « force » (396) et « péril pressant » (399), etc. La présence d’hyperboles représente la pente vers la démesure : il y a égarement tragique. À partir du vers 411, les termes « haut rang », « gloire », « éclatant » mettent en parallèle la gloire et la haine, ce qui constitue une dimension parodique. Au vers 415, la répétition de « c’est encor » montre que la passion prend le dessus du personnage, répétition renchérie par la paronomase « c’est encore » / « cette ». Au vers 418, Cléopâtre s’adresse de nouveau à la « haine ». La fin du monologue (à partir du vers 419) est constituée d’une adresse directe à l’ennemie qui est absente (deuxième personne).

Éléments pour la conclusion

Ce monologue traduit l’accumulation des vices, la démesure, mais aussi une certaine grandeur du personnage (Cf. préface de Corneille). Le monologue n’exprime pas d’enjeu particulier pour le déroulement de la pièce puisque la décision de Cléopâtre est déjà prise. Par contre, pour le spectateur, c’est un monologue important puisqu’il permet d’ouvrir le cœur du personnage. Ainsi, Cléopâtre ressemble à un personnage shakespearien (Macbeth) puisqu’elle souhaite conserver le pouvoir.

Voir aussi