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Le bac de français 🏷️ Annales et corrigés

Pourquoi des écrivains ont-ils recours à la fiction pour transmettre des vérités ?

Bac français 2006

Séries ES et S – Corrigé de la dissertation

« Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre… » écrit Alphonse Daudet dans La Légende de l’homme à la cervelle d’or.
Vous vous demanderez pourquoi certains écrivains ont recours à la fiction pour transmettre des vérités ou des leçons.
Vous répondrez en vous appuyant sur le texte d’Alphonse Daudet et sur d’autres œuvres que vous connaissez.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Remarques introductives

Ce sujet dans sa formulation n’appelait pas de discussion : il ne demandait pas si les auteurs avaient raison ou tort de recourir à la fiction dans leurs visées didactiques.
Ce "pourquoi" demandait simplement de décrire les principales raisons de ce choix chez les écrivains. Cette question orientait donc vers un plan thématique ou éventuellement analytique. En outre elle envisageait seulement les avantages pour l’auteur, le lecteur ne pouvant intervenir que dans le cadre d’une stratégie de séduction de la part de l’auteur.

La problématique ressortait de l’opposition implicite entre fiction et vérité ou leçon. Si la fiction est une création imaginaire, elle peut être entachée d’approximation, d’illusion et donc perdre le caractère d’exemplarité que l’on attend d’un enseignement. Surgissaient alors les notions d’efficacité ou de commodité ou de séduction qui pouvaient justifier en tout ou partie l’appel au récit fictionnel de la part des écrivains désireux de convaincre leur lectorat.

Dans la proposition qui suit, j’ai volontairement restreint mes exemples à l’œuvre de Voltaire et essentiellement au conte de Zadig et aux romans de l’Ingénu et Candide.

  • parce que ces œuvres sont assez généralement retenues par les professeurs de 1re,
  • à des fins pédagogiques, pour montrer que la connaissance approfondie de quelques œuvres (à condition d’avoir mené préalablement la rédaction de fiches de lecture précises) permet une mobilisation efficace des connaissances.

Introduction

L’humanité a gardé une part d’enfance. Elle aime être bercée de belles histoires qui lui permettent de rêver, de s’évader loin de la terne réalité ou d’éprouver le délicieux frisson de la peur. Il n’est pas étonnant que les écrivains aient cherché à exploiter ce goût pour transmettre des idées ou une expérience personnelle qui leur tenaient à cœur. Conscient de cet attrait de ses lecteurs et de l’intérêt de l’entreprise pour un écrivain qui produit des feuilletons à succès, Alphonse Daudet écrivait dans La Légende de l’Homme à la Cervelle d’Or : "Malgré ses airs de conte fantastique, cette légende est vraie d’un bout à l’autre…".
Il cherchait en quelque sorte à s’excuser de l’emploi de la facilité du récit pour transmettre une vision très personnelle de la mission de l’intellectuel, voire de sa conception de l’homme de lettres.
Au nom de quelle efficacité l’écrivain choisit-il la séduction du récit fictionnel, jusque dans ses limites merveilleuses ou irrationnelles, afin de transmettre un enseignement véritable ou une leçon de vie ?
Le désir de plaire pour mieux s’attacher son lecteur est sans conteste la première ambition de l’écrivain conteur, mais il s’agit sans doute aussi de créer une complicité intellectuelle avec le destinataire. Enfin certains écrivains y ont vu une voie royale pour se créer un univers sur mesure au service de leur engagement.

I. Plaire pour mieux enseigner : de l’apologue au conte philosophique

  • Le recours au récit, à un monde plaisant pour faire passer des idées sérieuses.
  • Éviter l’abord rebutant des abstractions arides, donner la consistance de la vie à des propos abstraits.
  • Mettre en situation, illustrer.
  • Surprendre.
  • Éviter de paraître moraliser dans un premier temps.

Toutes ces visées se résument à toucher de nouveaux lecteurs : C’est un choix d’efficacité pour Voltaire. Déjà l’épître dédicatoire à la sultane Shéraa dans Zadig est révélatrice. Voltaire nous y apprend son intention de dispenser des vérités philosophiques à un public qui ne lisait pas ses œuvres sérieuses : les femmes, grandes amatrices de récits étranges et larmoyants. De même Candide se présente d’abord comme un roman d’aventures, un roman sentimental. Et si Voltaire tolère parfois le mirage du merveilleux, du fantastique, c’est par concession au goût du temps, pour amener un public infantile aux vérités de la raison : "S’il nous faut des fables, que ces fables soient du moins l’emblème de la vérité ! J’aime les fables des philosophes, je ris de celles des enfants, et je hais celles des imposteurs", écrit-il dans l’Ingénu. En fait, l’histoire n’est qu’un prétexte à instruire. D’ailleurs dans Zadig par exemple la parodie du style fleuri du conte oriental par la surcharge, l’humour ou l’ironie nous invite à ne pas nous laisser séduire par l’étrangeté du récit. Zadig est un ouvrage "moral, philosophique digne de plaire à ceux qui haïssent les romans", c’est un "ouvrage qui dit plus qu’il ne semble dire". Nous voilà prévenus ! Voltaire justifie là ses concessions au goût du temps. D’ailleurs au sujet des contes philosophiques, Voltaire écrivait dans une lettre à Moultou, le 5 janvier 1763 : "il faut être très court, un peu salé, sans quoi les ministres et madame de Pompadour, les commis et les femmes de chambre, font des papillotes du livre". On ne peut se montrer plus pragmatique et méprisant.

II. Créer la complicité intellectuelle

  • Rendre plus accessibles les idées abordées en les illustrant par des apologues amusants : la comédie du grand siècle qui prétend châtier les mœurs en faisant rire. C’est le rire de dérision : celui qu’a pratiqué Molière et la comédie classique. Castigat ridendo mores. Elle châtie les mœurs en les ridiculisant. Un vice n’est jamais innocent, pourtant le ridiculiser peut conduire à une prise de conscience salvatrice.
  • Les arguments y deviennent plus crédibles dans la mesure où ils paraissent vérifiés : ils sont attestés par leur existence, leur apparence de réalité même fictionnelle.
  • La fiction est écrite aussi pour un public de lettrés. Dans l’Ingénu, roman de 1767, Voltaire expose ses théories sur la « fable des imposteurs » (mythologie, textes religieux, origines mythiques par lesquelles un peuple se légitime), la « fable des enfants » (le conte pour le plaisir) et la « fable des philosophes », « emblème de la vérité ». Seule cette dernière justifie l’entreprise du conteur auprès des esprits libres.
  • Le récit apologétique introduit d’autres forces dans la stratégie argumentative : une obligation de légèreté, de dynamisme, des qualités d’observation, le sens du ridicule, la recherche des ruptures de rythme, des raccourcis pour dénoncer des absurdités. En somme des équivalents à l’art de la formule chez les moralistes ou les essayistes.
  • L’apologue crée une complicité intellectuelle avec le lecteur qui est invité à lire derrière les mots (à cause de la censure). Il faut échapper à la censure par un langage codé. Cette obligation pour Voltaire en raison de récits très critiques pour le pouvoir en place est l’occasion de clins d’œil réjouissants à destination des initiés qui sont par là-même valorisés.
  • De même le récit n’impose pas explicitement une idée, il invite le lecteur à réfléchir par lui-même, à tirer la leçon du récit : les aventures de Candide nous amènent peu à peu à revoir notre conception du mal et du bonheur. La morale de Candide est une invitation à réfléchir sur notre manière de traduire concrètement ce que nous avons compris au travers de la formule finale énigmatique. Que veut dire exactement "il faut cultiver son jardin" ? Le conteur habile cherche à intriguer pour mieux faire réfléchir.

III. Créer un univers sur mesure

  • Mis entre les mains d’écrivains doués, le futile apologue devient une arme redoutable.
  • Le conte n’est pas le monde tel qu’il est : il permet de réintroduire la féerie, le merveilleux, l’utopie : par exemple dans Candide, la rencontre avec les rois à Venise, les entretiens avec le derviche et le jardinier dans le dernier chapitre, et surtout l’eldorado. Il autorise donc l’irruption d’une vérité condensée, idéale ou réinterprétée. La narration évoque un univers intemporel et imaginaire (comme en témoigne l’incipit de Candide : « Il y avait en Westphalie, dans le château de monsieur le baron de Thunder-ten-tronckh,… ») porteur de significations symboliques.
  • Le conte fait parfois appel à des événements réels : Tremblement de terre de Lisbonne, exécution de l’amiral Byrd… Mais sans souci de vraisemblance dans la chronologie ou dans l’enchaînement. Ce mélange subtil de fiction et d’allusions à des faits contemporains maintient toujours l’esprit du lecteur en alerte, lui évite la distraction facile du roman et crée un univers commode pour faire ressortir des situations judicieusement agencées dans leur apparente déraison.

C’est que la fonction du récit fictionnel est de permettre de voir la vérité du monde au-delà de l’apparence :

  • en simplifiant la complexité du monde réel,
  • en donnant des leçons.

Il contient plusieurs apologues, courts récits s’achevant sur un aphorisme prétendant enseigner une sagesse partielle, comme des points d’étape.
Ex. : le voyage en Eldorado et sa morale « il n’y a rien de solide que la vertu et le bonheur de revoir Mlle Cunégonde ».
La rencontre avec le nègre de Surinam est un dialogue qui se termine par deux maximes : « C’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe », « on ne peut pas en user avec ses parents d’une manière plus horrible ».
D’une manière générale, les diverses péripéties servent à dénoncer l’illusion de l’optimisme. Le roman se termine lui-même par une sagesse générale : « il faut cultiver notre jardin ».
En fait, il s’agit de mettre en relief une certaine vérité : le récit devient un conte philosophique.
Le conte voltairien se présente comme une thèse que viennent appuyer ou démonter de nombreux exemples et contre-exemples, correspondant aux diverses péripéties, souvent contrastées (l’opulence de l’Eldorado s’oppose au dépouillement total du nègre de Surinam), qui rythment le récit. Chaque aventure permet de faire avancer le héros qui, progressant pas à pas, arrive à maturité au terme de l’histoire. Dans le conte philosophique, le récit fictionnel devient un récit d’apprentissage. La portée du conte est souvent perceptible dès le titre (ou plus exactement le sous-titre), qui pointe de manière à peine détournée le sujet dont il va être question : ainsi, les épreuves que Candide ou l’optimisme va devoir affronter vont profondément remettre en question l’optimisme initial qui caractérise le héros.
Cette construction linéaire montre la volonté clairement didactique du récit dont la finalité essentielle est d’instruire. En ce sens, les contes philosophiques de Voltaire illustrent bien des débats du siècle des Lumières et sont représentatifs des multiples combats menés par l’auteur, notamment pour le respect des droits, la tolérance, la liberté, etc.

Conclusion

Un écrivain de métier peut donc tirer de nombreux profits du recours aux facilités du récit : de l’art de captiver le lecteur potentiel pour s’immiscer plus sûrement dans son esprit, l’auteur peut cultiver ensuite le jeu de la valorisante complicité intellectuelle qui transforme un lecteur anonyme en allié puis en ami. Le comble du métier est alors de substituer la trame fictionnelle à la terne réalité dénuée de sens pour délivrer la leçon ultime, seule capable d’amener le lecteur à rejoindre l’élite des esprits éclairés.
Parvenus à ce point de notre réflexion, nous percevons bien comment la littérature militante qui pousse la fiction dans ses derniers retranchements peut se révéler fort manipulatrice. Voltaire n’a pas échappé à la critique de simplificateur outrancier, de caricaturiste malhonnête, de marionnettiste ricanant. Pourtant les œuvres qui recourent à la fiction sont celles qui ont traversé les siècles et qui continuent de nous intéresser moins en raison de leurs simplifications, de leurs partis pris, de leurs rancunes, de leurs polémiques que de leur virtuosité. Les essais philosophiques dont Voltaire attendait la célébrité s’empoussièrent dans les bibliothèques alors que les contes et romans d’abord reniés par leur auteur ont finalement assuré sa gloire.

Voir aussi

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