Bac de français 2021
Baccalauréat technologique
Corrigé de l’essai
L’imagination nous éloigne-t-elle du monde ou nous permet-elle de mieux le comprendre ?
Vous développerez de manière organisée votre réponse à cette question, en prenant appui sur les Fables de La Fontaine, sur le texte de l’exercice de la contraction et sur ceux que vous avez étudiés dans le cadre de l’objet d’étude « La littérature d’idées du XVIe au XVIIIe siècle ». Vous pourrez aussi faire appel à vos lectures et à votre culture personnelle.
Proposition de corrigé (rédigée par Jean-Luc)
Introduction
Dans l’Antiquité, la Poétique d’Aristote a défini trois principes qui devaient animer les hommes de lettres : enseigner, émouvoir et plaire. Elle a théorisé ainsi un courant pédagogique et artistique qui a inspiré les auteurs classiques. L’Antiquité est aussi, avec le grec Ésope, à l’origine d’une autre tradition didactique, celle de l’apologue, court récit assorti d’une leçon morale. Ces deux courants ont façonné l’univers des Fables de La Fontaine.
Ce recueil de courtes pièces versifiées peint des saynètes le plus souvent animalières qui se déroulent dans un environnement merveilleux. Il met l’imagination au pouvoir.
Cette fantaisie nous éloigne-t-elle du monde ou nous permet-elle de mieux le comprendre ?
La fiction n’est certes pas la réalité, mais elle peut nous donner des clés pour la comprendre à condition toutefois de respecter les règles de l’art.
Développement
La fiction n’est pas la réalité
La fiction n’est certes pas la réalité.
L’univers des Fables relève de plusieurs genres. D’une manière générale, c’est le registre merveilleux qui domine : comme dans les contes, les fables se déroulent en un temps indéterminé et dans des lieux peu précis, une rivière que longe « Le Héron », un chemin où s’agitent « Le Coche et la Mouche », la campagne que Perrette parcourt en direction de « la ville »… La Fontaine écrit des féeries mythologiques dans « L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit » ou dans « Jupiter et les Tonnerres ». Il pratique l’utopie dans « Les Deux Amis ».
Si l’on s’intéresse aux personnages, on s’aperçoit qu’ils sont simplifiés, ils incarnent une vertu ou un vice. La laitière comme le curé Jean Chouard sont des rêveurs impénitents, le financier pense que tout s’achète tandis que le savetier croit naïvement que l’argent fait le bonheur. La Fontaine introduit le plus souvent des animaux qui pensent, parlent et agissent comme des humains.
Les situations, quant à elles, relèvent de la parabole, court récit allégorique qui permet de dispenser un enseignement moral. Le plus souvent, elles sont conflictuelles ou difficiles à résoudre. Cette focalisation sur les litiges ou les épreuves permet d’opposer des points de vue radicalement différents. La chute de ces disputes met en valeur l’habileté de celui qui se sort de l’impasse comme dans « L’Huître et les Plaideurs ». Dans le même temps, nous recevons des conseils satiriques sur l’inutilité de la justice. Le rapprochement improbable du financier et du savetier comme l’échange de leur condition débouche sur l’illusion de bonheur procuré par les biens matériels. « L’Écolier, le Pédant et le Maître d’un jardin » est la mise en scène d’une triple moralité dans le saccage du jardin : La Fontaine démontre que le mieux est l’ennemi du bien tout en tympanisant le pédantisme bavard et inefficace, mais rien ne serait arrivé si, au début, le jardinier s’était montré plus généreux.
Tous ces éléments créent un monde symbolique et conventionnel bien éloigné de la réalité.
Mais elle peut nous donner des clés pour la comprendre
Cependant, cet univers fictionnel simplifié est conçu pour nous permettre d’interpréter une réalité diffuse et complexe. La Fontaine veut éclairer certains comportements humains caractéristiques. Il se comporte en moraliste. Il donne ses leçons de sagesse de manière souriante. Comment mieux convaincre qu’en mettant les rieurs de son côté ? Ainsi, l’homme mesuré, l’adepte de la raison évitera le ridicule des vices et la déconvenue des illusions.
Une des clés de cette réinterprétation de la réalité est un symbolisme animalier très codifié. Le lion est l’image du pouvoir ; le loup, celle de la force brutale ; le renard, celle du fourbe ; le coq est un prétentieux. La nouveauté chez La Fontaine est qu’il adapte en partie ces schémas traditionnels aux mœurs de son siècle. Ainsi, le lion devient l’autocrate ; le renard, le courtisan obséquieux, comme le chien, dans « Le Loup et le chien », chez qui la soif de confort et de biens matériels est calmée seulement au prix de la servilité. Certains lecteurs perspicaces ont su lever les masques : la cigale n’est pas seulement l’artiste bohème ou l’aristocrate désœuvré, la fourmi, l’entrepreneur obtus incapable de gratuité, mais ces animaux sont aussi Fouquet, grand mécène, ami du fabuliste, et Colbert, leur ennemi juré. Les animaux ne représentent plus seulement des types intemporels, mais bien souvent des contemporains de l’auteur.
Ce détour par le monde animal permet de voir la vérité du monde au-delà des apparences. Les hommes, dépouillés de leurs attributs, deviennent des caractères essentiels. Cette transformation qui ne trompe pas le lecteur du Grand Siècle autorise une liberté de propos en même temps qu’elle atténue la blessure de la satire.
À condition de respecter les règles de l’art
Ce recours à des images symboliques et des situations en forme de saynètes ne peut véritablement introduire à l’interprétation de la réalité que si l’équilibre entre récit et moralité est respecté.
La Fontaine est conscient de cette exigence. Dans sa préface des Fables il écrit : « L’apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l’une le corps, l’autre l’âme. Le corps est la fable, l’âme la moralité. » La plupart des fables présentent ces deux éléments mais selon des schémas différents :
- La morale peut être rarement implicite, il faut alors être attentif. Dans « Le Savetier et le Financier », nous comprenons que l’argent ne fait pas le bonheur et même qu’il est source de tracas. Le bonheur ne s’achète pas. Finalement nous sommes invités à suivre l’exemple du pauvre savetier, plus sage que son riche voisin.
- Généralement la morale est au début, elle est suivie du récit.
- Statistiquement, vient ensuite l’ordre inverse : un récit suivi de la sentence comme dans « Le Loup et l’Agneau ».
- Enfin La Fontaine utilise parfois l’encadrement : la morale est citée au début et reprise à la fin. Prenons l’exemple de la fable « Le Lion et le Rat » : au début, nous lisons : « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde : / On a souvent besoin d’un plus petit que soi. » La première assertion milite pour une vie sociale apaisée. Chacun contribue à la bonne marche de la société, évitons donc d’ignorer ou de mépriser ceux que nous considérons comme des inférieurs. La seconde, « Patience et longueur de temps / Font plus que force ni que rage » ne fait pas double emploi avec la première ni ne la complète. Elle dénonce un autre travers, celui de l’inefficacité de la colère pour promouvoir les vertus de la patience et de la persévérance. Placée à la fin, c’est cette leçon que les âges ont retenue.
Le fabuliste veille à ce que le récit soit une illustration frappante de son enseignement, et ne garde à cet effet que les détails significatifs. Il définit son œuvre comme « Une ample comédie à cent actes divers / Et dont la scène est l’univers. » Les fables sont donc de petites pièces à l’intrigue ramassée.
Si nous prenons « Les deux Coqs » en exemple, nous pouvons relever quelques traits caractéristiques de cette dramatisation et de cette économie de moyens :
- Une entrée en matière très brève, deux vers et nous sommes au nœud de l’action.
- Un élargissement burlesque avec un arrière-plan épique, celui de la Guerre de Troie, qui agrandit ironiquement ce conflit agitant le modeste poulailler.
- Premier dénouement : la défaite d’un des coqs.
- La longue rumination du vaincu. Son désir de vengeance impuissant.
- Un retournement imprévu tant pour le vainqueur dévoré par un vautour que pour le vaincu propulsé chéri de ces dames.
- Notons toutefois que la morale n’est qu’en adéquation partielle avec le récit. En effet si elle vise, à la suite d’Ésope, le châtiment divin de l’orgueil humain, le récit satirise plutôt la relation entre les hommes et les femmes. Il dénonce l’inconséquente coquetterie féminine et la vantardise boursouflée des mâles. Le misogyne La Fontaine se plaît à dénoncer les mœurs ridicules de la cour.
- En conclusion, La Fontaine réalise un tableau de genre très réussi parce qu’alerte et animé par des rebondissements révélateurs. La malicieuse invention finale en rupture, les talents d’observateur du psychologue, le soin apporté à la chute, l’art de la formule font toute la différence.
C’est aussi un pari sur l’intelligence du lecteur. Rousseau, à ce titre, déconseillait la lecture des fables aux enfants. Il argumentait sur le fait que le plaisir tiré du récit pouvait faire passer au second plan la sagesse, que l’enfant préférait s’identifier aux vainqueurs et aux puissants. La Fontaine est souvent ambigu. Deux exemples déjà cités illustrent ce point :
- La fable « La Cigale et La Fourmi » oppose deux attitudes irréconciliables. La cigale est dans la prodigalité, la gratuité, l’art, c’est une compagne aimable. La fourmi à l’opposé est avare, travailleuse, prévoyante mais peu attirante. Première ambiguïté, quel est le modèle préféré de La Fontaine ? Le fabuliste ne prend pas position entre les contraintes du réel et la quête hédoniste. Il ne défend ni l’activisme bourgeois, ni l’oisiveté aristocratique. Deuxième ambiguïté, La Fontaine se situe-t-il dans une perspective religieuse de charité ou laïque de partage social ? Le libre-penseur rejoint-il l’Église ? Ce qui nous reste dans tous les cas est l’horreur ironique de la condamnation.
- La fable du « Loup et du Chien » présente deux styles de vie : le loup tenant de la liberté achetée au prix de l’insécurité, le chien de la soumission domestique gratifiée par le confort. Là encore La Fontaine ne privilégie aucun système de valeurs et laisse le lecteur libre de choisir entre idéal un peu fou et sage principe de réalité. À nous de faire notre miel !
Conclusion
La Fontaine a eu beaucoup d’épigones comme Voltaire, Florian au XVIIIe siècle, Alphonse Daudet au XIXe, Anouilh, Charles Morellet l’humoriste au XXe, mais la veine s’est épuisée : affaire de goût ou dédain pour un genre considéré comme enfantin… Il y a eu cependant quelques résurrections à destination des adultes qui méritent d’être citées : la bande dessinée Maus de Spiegelman qui retrace les horreurs de la Shoah, La Ferme des animaux d’Orwell qui dénonce les dérives totalitaires du communisme stalinien, et surtout le merveilleux Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry à l’humanisme mystique et transcendant.
L’imaginaire merveilleux peut nous aider à mieux comprendre la réalité à condition qu’il se plie à certaines règles dont la plus importante est sans doute le respect des images archétypales gravées dans notre inconscient. Bruno Bettelheim écrivait à juste titre dans sa Psychanalyse des contes de fées que cet imaginaire est « un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité. Pour ceux qui se plongent dans ce que le conte de fées a à communiquer, il devient un lac paisible qui semble d’abord refléter notre image ; mais derrière cette image, nous découvrons bientôt le tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur, ce qui nous récompense de nos efforts. » Il faut donc aussi que le lecteur accepte ce jeu irrationnel.
Il semble quand même que, pour reconstruire leur identité profonde, la plupart des adolescents d’aujourd’hui s’immergent plutôt dans les sagas et les bandes dessinées fantastiques, les jeux de rôle ou vidéo. Mais quels transferts adviennent lors de ces substitutions primordiales régies par une mécanique symbolique le plus souvent violente ?