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Bac français 2017, séries S et ES, corrigé de la dissertation

Bac de français 2017

Corrigé de la dissertation (séries S et ES)

Le personnage de roman se construit-il exclusivement par son rapport à la réalité ?
Vous appuierez votre réflexion sur les textes du corpus, sur les œuvres que vous avez étudiées en classe et sur vos lectures personnelles.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Il ne s’agit pas à proprement parler d’un corrigé mais plutôt d’une réflexion organisée sur les rapports que le romancier entretient avec sa réalité romanesque pour faire évoluer ses personnages.

Introduction :

Marthe Robert dans Roman des origines, origine du roman écrit : « À strictement parler, en effet, […] la réalité romanesque est fictive, ou plus exactement, c’est toujours une réalité de roman, où des personnages de roman ont une naissance, une mort, des aventures de roman. […] Le degré de réalité d’un roman n’est jamais chose mesurable, il ne représente que la part d’illusion dont le romancier se plaît à jouer. »
Dans ces conditions est-il légitime de se demander si le personnage de roman se construit exclusivement par son rapport à la réalité ?
En fait la question pourrait être reformulée de la manière suivante : à l’intérieur de la fiction romanesque, quel rôle joue la pseudo réalité dans la construction du personnage ?
C’est bien cette illusion romanesque en abyme qui doit nous intéresser ici. Quelle part d’imitation de la réalité, dans l’illusion romanesque de principe, aide le personnage à devenir lui-même aux yeux du lecteur l’illusion crédible d’un personnage réel ?

Développement :

Considérations préalables

Dans un premier temps intéressons-nous au verbe « se construire ». S’il est un verbe pronominal de sens réfléchi, il ne concerne que le personnage alors autonome dans son évolution psychologique et morale au sein de la fiction romanesque. S’il est un verbe pronominal de sens passif, il réintroduit le projet de l’auteur pour sa créature.
Dans le premier cas, la focalisation se porte, dans les données fictionnelles, sur une logique interne qui consiste à doter précisément un personnage d’un état civil, d’une hérédité, d’un caractère qui vont conditionner son évolution.
Dans le second, la focalisation introduit un biais externe. Ces données peuvent devenir accessoires, le personnage est alors caricatural ou symbolique. Il est un outil au service d’une démonstration. Autant le premier cherche la vraisemblance, autant le second vise l’effet.
Quelques exemples permettront d’illustrer ces deux tendances.
Chez Zola, les personnages des Rougon Macquart sont régis de manière scientifique, selon la méthode de Claude Bernard ; des tares originelles vont conditionner leur existence. Au contraire, Voltaire fait de son Candide une cire vierge prête à se laisser imprimer de manière philosophique au gré de toutes les folies humaines. La Comédie humaine balzacienne veut faire concurrence à l’état civil mais parfois certains de ses personnages deviennent des types comme ce Père Goriot, métaphore de la paternité. Des personnages récurrents comme les détectives des romans policiers ou les héros de séries doivent rester fidèles à leur identité sous peine de désorienter le lecteur ou de le décevoir. L’écrivain peut se trouver ainsi dépossédé de sa création ou contraint dans son exploitation.

Les auteurs ont donc le choix de déplacer significativement le curseur entre vraisemblance et force expressive. D’un côté, des héros à qui leur créateur tente de donner l’épaisseur du réel, dotés d’une psychologie complexe et qui, paradoxalement, au nom de cette vraisemblance s’effacent parfois jusqu’à devenir dérisoires tels le Meursault de L’Étranger ou le Salavin de Duhamel dans La Confession de minuit. De l’autre des monstres comme le Quasimodo de Notre-Dame de Paris, des symboles comme Cimourdain, Lantenac et Gauvain dans Quatre-vingt-treize de Hugo, des porte-paroles comme Jacques et son maître chez Diderot.

Ce préalable posé, quel rôle les écrivains donnent-ils à la réalité romanesque pour faire évoluer leurs personnages ?

La réalité exclusive

Dans ce schéma, le personnage se méfie de ses rêves par peur de la désillusion douloureuse, ou s’en défait au contact d’une réalité prégnante. La vie réelle est un monde dangereux, cruel qu’il faut apprendre sous peine d’être broyé. C’est elle qui préside au roman d’apprentissage.
Un récit de Balzac porte un titre révélateur, Les Illusions perdues. Lucien de Rubempré doit renoncer peu à peu à ses rêves de célébrité littéraire devant les difficultés du monde de l’édition. Dans le Père Goriot, un autre roman d’apprentissage, Rastignac découvre progressivement le cynisme du Faubourg Saint-Germain et la cupidité de ses voisins de la pension Vauquer. Éclairé par le sulfureux Vautrin, il renonce à son idéal d’honnête jeune homme pour se lancer à la conquête de la capitale. Le récit s’achève sur le fameux : « À nous deux, maintenant ! ». Cet environnement sans pitié est le pain quotidien du héros picaresque. Il est utilisé par les romanciers réalistes ou naturalistes pour dénoncer les conditions sociales qui fabriquent à l’envi des médiocres, des abrutis ou des scélérats. Madame Bovary de Flaubert nous présente une galerie provinciale oppressante où la bêtise concurrence la malhonnêteté : du pauvre Bovary, en passant par les lâches Rodolphe, Léon, le malhonnête Lheureux, l’obtus Bournisien, on en arrive au stupide et malfaisant Homais.

La réalité oubliée ou l’évasion

Cette réalité mesquine et souvent blessante doit parfois être oubliée temporairement. Ce gommage est nécessaire pour continuer à vivre, à supporter la solitude ou la misère.
C’est ce qui arrive à Suzanne dans Un Barrage contre le Pacifique. L’adolescente désœuvrée et livrée à elle-même erre dans les quartiers de la ville à la recherche de son frère Joseph. L’univers enchanté du cinéma lui offre un instant de répit dans son existence misérable. Elle peut, à la manière de Cendrillon, rêver à une autre vie plus luxueuse et affectivement plus nourrissante. Cependant elle ne confond pas la vie qui l’attend dehors avec l’illusion de la bluette. Les mots de la fin, « On voudrait bien être à leur place. Ah ! comme on le voudrait », traduisent bien ce regret.
Cette fuite devant le réel peut devenir maladive ou obsessionnelle. L’Assommoir de Zola nous rapporte la déchéance de Coupeau et Gervaise qui oublient leur mal-être dans la bonne chère puis l’alcool. Salavin, dans La Confession de minuit de Duhamel, s’imagine marcher au bord d’un précipice sur le bord d’un trottoir ou descendre des rapides dans son canapé. Tous ces délires lui permettent d’échapper à l’insignifiance de sa vie de fonctionnaire renvoyé.

Le rêve ou le surnaturel se mêlent inextricablement à la vie.

Le récit fantastique est fondé sur ce principe de frontières poreuses entre la réalité triviale et le monde onirique des hallucinations. Le personnage doute de ses sens et sombre souvent dans la folie.
Le lecteur du Horla de Maupassant ne sait s’il doit croire à la réalité des faits rapportés. Cette ambiguïté fondamentale accompagne le témoignage de la démence qui saisit peu à peu le narrateur.
Le récit justement nommé Aurélia ou le Rêve et la Vie de Nerval met en scène un personnage qui vient d’apprendre la mort d’une femme qu’il avait « déifiée ». Le héros vit alors des crises de folie, il est envahi de rêves qui se mêlent à la réalité. Le lecteur le voit s’acheminer vers une mort probable, seule issue à ses doutes angoissés.
L’abbé Donissan dans Sous le Soleil de Satan de Bernanos reçoit sa sainteté de son combat sans merci contre un adversaire invisible. L’auteur entend rendre « naturel le surnaturel ».
Dans tous ces récits, les personnages évoluent dans et par une réalité qui ne se résume pas à leur expérience sensorielle.

Le rêve se substitue à la vie.

Si le héros du registre fantastique se laisse interroger par ce monde étranger et inquiétant qui sourd des failles du réel, d’autres personnages voient dans la réalité une source d’insatisfactions insupportables. Ils choisissent alors de nier leur existence ennuyeuse et de la remplacer par les scintillements factices de leurs rêves.
Emma Bovary est le prototype de ces héroïnes qui se détruisent dans ce déni de la réalité au point que ce mal est depuis appelé bovarysme. L’épouse de Charles, le médiocre gagne-petit, s’est abandonnée sans retour à l’univers sentimental de ses lectures de jeunesse. Elle a aussi refusé sa condition économique d’épouse de simple officier de santé pour se lancer dans des dépenses fastueuses. Enfin elle est incapable de tirer la moindre leçon de la lâcheté de ses amants successifs. Acculée, elle croit encore échapper à ses obligations par le suicide. Le récit de son empoisonnement à l’arsenic est significatif de ces évasions destructrices successives.
Jean des Esseintes, l’anti-héros d’À Rebours de Huysmans, épuisé et déçu de sa vie agitée de dandy, s’est retiré du monde réel. Dans un pavillon de Fontenay-aux-Roses il a recréé de toute pièce un univers factice. Il recherche l’essence des plaisirs dans des jouissances esthétiques artificielles. Finalement il s’étiole dans ce confinement et doit fuir ce succédané mortifère de l’existence véritable.
Autre type de falsificateur, Thomas l’imposteur de Cocteau. Ce jeune homme joue à mentir pour accéder à « une antichambre des aventures ». Lors de la Première Guerre mondiale il se déguise en militaire, prétend préparer l’école de tir, puis se fait passer pour le neveu du général de Fontenoy. Sa supercherie convainc la princesse de Bormes, une riche ambulancière. Guillaume Thomas est donc un personnage qui « vi[t] une moitié dans le songe », comme un « poète à l’état brut ». C’est cependant son mensonge qui constituera sa vérité puisqu’il mourra pour avoir voulu être conforme à son rôle d’emprunt.

La réalité tempérée ou recréée

La majorité des personnages romanesques, loin de l’amalgame de la réalité avec leur monde intérieur, de son rejet, ou de son effacement, entretiennent une attitude équilibrée à l’égard de leur environnement.
Chez Proust, les deux entités restent distinctes tout en interagissant. L’enfant connaît l’angoisse de la séparation au moment du coucher parce que, justement, il va voir disparaître son milieu familier et les repères qui le rassurent. Il aimerait bien oublier ses peurs réelles dans la magie du conte illustré, mais le conte lui-même engendre d’autres peurs à la fois délicieuses et inquiétantes. Finalement ce mélange de familiarité et d’illusion n’apaise nullement le petit homme. Il tente donc de les contenir chacune dans leur domaine pour leur faire produire l’effet anesthésiant attendu. Il garde son esprit critique pour analyser ses sensations et l’effet qu’elles produisent en lui.
Camus met en scène un enfant qui, lui aussi, garde la tête froide pour juger de la magie commerciale du cinéma. D’abord il étudie les strates sociales qui se révèlent au cours de la séance, il garde ses distances à l’égard des débordements de joie enfantine. Mais surtout il est capable de démonter les mécanismes mercantiles qui exploitent la crédulité et la curiosité insatiable du public, adultes compris. Les images qui défilent sur l’écran et le spectacle que donne la salle, loin de le subjuguer, développent son jugement.
Le plus remarquable, chez ces deux auteurs, est leur propension à faire surgir un point de vue subjectif esthétique de cette confrontation entre la réalité perçue et les illusions de la féerie. Proust se délecte avec humour de cette immixtion de la fantasmagorie dans son environnement familier, entre synchronisation avec la voix de la conteuse et déformation de l’image. Camus, lui, se livre à une savoureuse métaphore surréaliste à propos de la « vieille demoiselle » qu’il sublime dans sa « sérénité immobile d’un maigre dos en bouteille d’eau minérale capsulée d’un col de dentelle. » Les deux narrateurs ont peut-être commencé à voir poindre leur vocation d’écrivain dans ces jeux d’images qui ont excité en eux la fonction poétique du langage.

La réflexivité

Le romancier est le maître de sa création, c’est entendu. Il intervient de manière plus ou moins déclarée dans son œuvre. C’est en particulier ce qui différencie l’autobiographie de la fiction autobiographique. La question est alors de savoir quelle part d’expérience personnelle l’auteur a placée dans ses personnages. Quand le narrateur se confond-il avec l’auteur ? Entre les nécessités logiques du récit, la vraisemblance assumée, les capacités à imaginer des psychologies différentes, les attentes supposées du lecteur, l’auteur peut se cacher totalement derrière ses personnages ou laisser des indices de sa présence. C’est là qu’intervient l’ironie de Stendhal ou de Flaubert qui vient corriger les excès de leurs créatures.
Mais l’auteur peut aller plus loin et jouer de sa création en analysant les rapports qu’il entretient avec elle. Volonté de démythifier ? Réflexion sur la narratologie ? Exploration des profondeurs du moi ? Examen du pouvoir des mots ? Le récit est alors parsemé d’interruptions métatextuelles. Jacques le fataliste de Diderot en est un exemple fameux qui vise à détruire l’illusion romanesque. Nous abordons ici la notion de réflexivité héritée des sciences. L’auteur pointe l’apparente contradiction du réalisme, entre son implication personnelle de créateur dans son sujet, et la distance qu’il doit prendre avec lui pour lui conserver son autonomie objective. Par la réflexivité, l’auteur prend conscience du point de vue depuis lequel il observe sa création fictionnelle. Il peut ainsi mieux définir son projet, en envisager les limites, mettre en relief ses présupposés artistiques. Les introductions écrites par les auteurs avant leurs récits sont riches d’enseignement à ce sujet. La Préface de Pierre et Jean de Maupassant expose clairement cette implication subjective de l’auteur : « Chacun de nous se fait donc simplement une illusion du monde, illusion poétique, sentimentale, joyeuse, mélancolique, sale ou lugubre suivant sa nature. Et l’écrivain n’a d’autre mission que de reproduire fidèlement cette illusion avec tous les procédés d’art qu’il a appris et dont il peut disposer. » Le véritable romancier y est défini comme un artisan au savoir-faire unique.

Conclusion :

Nous sommes obligés d’accepter avec Marthe Robert que tout roman est par essence une fiction dont les personnages n’ont pas plus d’épaisseur que l’encre qui a servi à les coucher sur le papier. Ce postulat admis, il se trouve que nombre de ces créatures de papier savent nous rejoindre, nous émouvoir, retenir notre attention au point que nous ne les oublions plus. Pour habiter durablement notre imaginaire, ils doivent avoir une histoire qui nous captive. C’est dans leur évolution, leur trajectoire que ces héros prennent une consistance marquante.
Ce processus est particulièrement soigné par les grands écrivains parce qu’ils vivent par procuration au travers de leurs créatures, soit parce qu’ils les fabriquent avec leur expérience, soit parce qu’ils explorent des potentialités inassouvies. Le rapport à la réalité et au rêve est fondamental dans cette construction des personnages. En parodiant Épictète, le romancier pourrait s’adresser à son personnage dans les termes suivants : « Ton affaire, c’est de jouer correctement le personnage qui t’a été confié ; quant à le choisir, c’est celle d’un autre. »
Ce rapport entre réalité extérieure et intérieure, objective et subjective prend des formes extrêmement variées qui balaient un spectre depuis les échanges jusqu’à la substitution en passant par l’exclusion, le refus ou la confusion.
Cette construction du personnage reste finalement un atout de premier plan dans le projet artistique du vrai romancier. C’est par elle que le lecteur peut s’identifier au personnage romanesque. En détournant malicieusement le propos de Malraux nous pouvons affirmer que « le tombeau des héros est le cœur des vivants. »

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