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Patrick Chamoiseau, L’Empreinte à Crusoé

Bac de français 2013, série L

Corrigé du commentaire

Patrick Chamoiseau (né en 1953), L’Empreinte à Crusoé, 2012.

Le personnage du romancier martiniquais Patrick Chamoiseau ignore tout de son identité et de ses origines (il n’est pas sûr de s’appeler Robinson Crusoé). Au début du roman, alors qu’il est déjà dans l’île depuis vingt ans, il revient sur le rivage où il a repris conscience après le naufrage et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.

[…] les objets rapportés de l’épave alimentèrent mes imaginations d’une dimension occidentale, j’étais prince, castillan1, chevalier, dignitaire de grande table, officier de légions ; j’allais entre des châteaux, des jardins de manoirs, traversais d’immenses salles habillées de velours ; déambulais sur des pavés crasseux, dans des ruelles jaunies par des lanternes huileuses ; longeais des champs de blé qui ondoyaient sans fin au pied de hauts remparts… ; mais des images étranges surgissaient des trous de ma mémoire : vracs de forêts sombres dégoulinantes de mousses, des villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini, falaises recouvertes d’oiseaux noirs battant des ailes cendreuses ; ou bien des cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse… ; à cela s’ajoutait un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de ma substance intime — … l’arrivée d’un chacal qui embarrasse des dieux… des lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes… des jumeaux dans une calebasse de mil… bracelets de prêtres cliquetant autour d’un masque à cornes… —, mais elles étaient tellement incompatibles avec l’ensemble de mes évocations que je les mis au compte d’un résidu de souvenirs appartenant à quelque marin vantard que j’aurais rencontré ; de fait, reliées ensemble, mon imagination à partir des objets et ma mémoire obscure ne faisaient que chaos : toute possibilité de mettre au clair mon origine réelle disparaissait alors ;

*

quoi qu’il en soit, ces chimères ne durent pas être probantes ; à mesure que j’affrontais la puissance ennemie qu’étaient cette île et son entour, il m’arriva de défaillir au point d’admettre cette absence d’origine personnelle ; abandonnant toute consistance, je m’imaginais crabe, poulpe dans un trou de poulpe, petit de poulpes dans une engeance de poulpes ; je me retrouvais à faire le crapautard2 dans les bulles d’une vase ; mais le pire surgissait lorsque j’atteignais le point fixe d’une absence à moi-même : mon regard alors ne se posait sur rien, il captait juste l’auréole photogène3 des choses qui se trouvaient autour de moi ; je me mettais à renifler, à grogner et à tendre l’oreille vers ce qui m’entourait ; dans ces moments-là, je cheminais avec la bouche ouverte dégoulinante de bave, et je me sentais mieux quand mes mains s’associaient à mes pieds dans de longues galopades ; puis je m’en sortais (allez savoir comment !) et, pour sauvegarder un reste d’humanité, je revenais à ces fièvres narratives qui allaient posséder mon esprit durant de longues années ; je n’avais rien trouvé de mieux que de m’inventer ma propre histoire, de m’ensourcer dans une légende ; je me l’écrivais sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate, avec le sentiment de la serrer en moi, à portée d’un vouloir ; sans doute jaillissait-elle d’un ou de deux grands livres restés enfouis dans mon esprit ; des livres déjà écrits par d’autres mais que je n’avais qu’à réécrire, à désécrire, dont je n’avais qu’à élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités, pour les remplir de ce que je devenais sans vraiment le savoir, et que j’aspirais à devenir sans être pour autant capable de l’énoncer ; […]


1 Castillan : habitant de la Castille, en Espagne (le nom de cette région vient du mot « castillo », petit château).
2 Crapautard : mot inventé combinant « crapeau » et « têtard ».
3 Photogène : qui génère de la lumière, luminescent.

Corrigé

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Patrick Chamoiseau a publié son récit L’Empreinte à Crusoé en 2012. Le titre nous apprend qu’il s’agit d’une réécriture du roman de Defoe. Son personnage ignore tout de son identité et de ses origines. Au début du roman, il revient sur le rivage de l’île où il a repris conscience après le naufrage il y a vingt ans, et se remémore les premiers temps de sa vie solitaire.
L’extrait à étudier appartient au genre romanesque, c’est un texte narratif qui rapporte des bribes de souvenirs. Ces évocations réveillent des sentiments et des images enfouies qui relèvent des registres lyrique et fantastique.
Son intérêt réside principalement dans la manière dont le romancier martiniquais interprète cette aventure mythique au travers de sa culture créole. Notre parcours de lecture examinera comment la crise d’identité vécue par le naufragé alimente des réflexions sur le travail de l’écrivain.
Nous étudierons d’abord comment se caractérisent les troubles de la personnalité chez le marin naufragé. Puis nous analyserons à quoi sert l’écriture pour Robinson, et nous finirons par quelques aperçus sur la création littéraire romanesque.

La crise d’identité ou la table rase

Le personnage de Chamoiseau a été traumatisé par son naufrage au point de ne plus savoir qui il est et d’où il vient. Il souffre d’une amnésie dépersonnalisante.

La tentative de reconstruction par les objets culturels

La première tentation de Robinson est de se rattacher aux objets culturels « rapportés de l’épave ». Le marin qui se retrouve coupé de sa communauté d’origine cherche à la rejoindre en investissant comme par magie des ustensiles inertes. Ces productions de la technologie lui permettent de récupérer une « dimension occidentale ». Les images qui défilent évoquent l’univers du roman picaresque. En effet, curieusement, l’Anglais qu’il est s’incarne en « Castillan », épouse toutes les conditions, du « prince » jusqu’aux plus misérables évoquées par les « pavés crasseux », les « ruelles jaunies ». Cette descente dans les bas-fonds de la société est caractéristique de certains récits du Siècle d’or de Philippe II.
Il convient de relever que cette appréciation ne peut être le fait du narrateur qui a perdu tous ses repères. Il s’agit d’une immixtion de l’auteur qui conçoit la culture caraïbe comme un amalgame entre la rationalité européenne, sa volonté de puissance notée par « officier de légions », et les sortilèges de la nature tropicale qui vont suivre.

Les affres de la mémoire

À cette immersion occidentale avortée succède l’emprise d’une nature primordiale inquiétante. Les « forêts sombres dégoulinantes de mousses » sont autant l’exubérance humide des paysages tropicaux ou équatoriaux que les billes trouvées à fond de cale dans les « vracs ». Le subconscient compense les « trous de [l]a mémoire » par « des images étranges » qui rappellent scrupuleusement les aventures précédentes de Robinson en Afrique : « villes de terre auréolées de cendres et de jasmin, dunes de sable avalant l’infini », les « cris de femmes qui mélangeaient l’émotion de la mort à des chants d’allégresse » pouvant évoquer les youyous des Maghrébines.

La plongée dans l’inconscient

La dégradation du moi se poursuit par « un lot d’étrangetés qui semblaient remonter de [s]a substance intime ». Le vernis culturel disparu, les couches de la mémoire confuse décapées, Robinson découvre un vieux fonds de religiosité païenne. Le narrateur rapporte des images archétypales dans une écriture surréaliste au caractère onirique marqué : « chacal qui embarrasse des dieux » est une allusion possible à la mythologie égyptienne, « lézards noirs et blancs qui tissent des étoffes » renvoie peut-être aux reptiles humanoïdes présents dans les légendes sacrées africaines, « jumeaux dans une calebasse de mil » suggère éventuellement les récits dogons, « bracelets de prêtres cliquetant autour d’un masque à cornes » connote des cérémonies africaines. Le narrateur voit surgir un syncrétisme religieux. Là encore Chamoiseau indique que les Caraïbes sont métissées de culture noire.
Ces différents parcours dans les strates de la personnalité se soldent par un échec. L’incapacité à unir ces réminiscences débouche sur le « chaos » insupportable à la rationalité occidentale.

Naufrage dans l’animalité

Robinson doit donc renoncer à sa quête de sens et d’identité. Il est conduit de fait à abdiquer son humanité. Il devient le jouet de ses instincts et sombre dans l’animalité. Sa déchéance est soulignée par un signe typographique qui la met en évidence, une étoile marquant le changement de partie, et par l’identification à des animaux aquatiques répugnants. « Poulpes » est répété quatre fois. L’auteur utilise de même un mot-valise « crapautard » qui combine la laideur du crapaud à l’insignifiance du têtard et à la dérision du suffixe agentif péjoratif -ard. Le narrateur est devenu un habitant de la « vase » nauséabonde. Il a renoncé à la verticalité de l’homo sapiens, il se transforme en porc qui « renifle » et « grogne ». On peut relever également l’allitération des B combinée à l’assonance des OU dans « bouche ouverte dégoulinante de bave » qui soutient l’effet hésitant et répugnant de la gueule porcine. L’animalité a dégénéré en bestialité. Le narrateur garde quand même assez de lucidité pour juger son état en reconnaissant qu’il ne sait plus ou ne veut plus interpréter ses perceptions sensorielles.

Le miracle de l’écriture

Cette lente descente aux enfers durant vingt ans est narrée au moyen d’imparfaits qui expriment la durée ou parfois la répétition comme dans « je m’en sortais (allez savoir comment !) ». Le narrateur veut sans doute nous faire comprendre que cet obscurcissement de la conscience n’a pas été linéaire mais qu’il a consisté en de longs cycles de chutes et de rémissions.

Sauvegarder un reste d’humanité

Dans ce combat pour rester un homme à défaut d’être un individu, le narrateur recourt à « ces fièvres narratives qui allaient posséder [s]on esprit ». Il s’agit dans un premier temps de redécouvrir cette parole intérieure ininterrompue. Robinson redécouvre la magie de l’oralité, ce que connotent les termes de « fièvres » et de « posséder ». Le solitaire peut se donner l’illusion du groupe par le soliloque où le sujet est en même temps émetteur et destinataire. De fait Chamoiseau donne une forme particulière à cet extrait qui commence sans majuscule, indication qu’il a débuté antérieurement à notre lecture. Par la suite le texte s’écoule en une longue phrase, rythmée par des points-virgules, que la fin de l’extrait ne borne pas. Il faut y ajouter parfois des énoncés nominaux, et surtout l’abondance des points de suspension qui non seulement marquent les « trous de [l]a mémoire », mais encore le flux ininterrompu de la parole intérieure et la résonance des images spontanées qui s’entrechoquent. Ils jalonnent ainsi le labyrinthe intime.

Reconstruire sa personnalité

Cette parole irréfléchie dans un premier temps permet au narrateur de prendre ses distances à l’égard du monde menaçant qui l’entoure, lui évite d’être absorbé par le règne végétal et animal. Conscient qu’il est un être distinct, mais qu’il est libre de tout souvenir déterminant, il va « inventer [s]a propre histoire ». Il est important de ne pas commettre un contresens sur le terme « inventer ». Robinson n’imagine pas n’importe comment ses origines, il s’agit pour lui de créer une ascendance nouvelle par la force de son esprit. Son imagination reste contrôlée par sa raison. Il veut s’« ensourcer dans une légende ». Chamoiseau reconnaît là la force structurante du mythe. Il exprime avec force sa conviction par l’emploi du néologisme paradoxal « ensourcer ». En effet tout découle de la source. Là, le narrateur se comporte comme un saumon qui remonte les cours d’eau de la mémoire collective pour retrouver le lieu de la genèse.

Le palimpseste

Robinson est désormais mûr pour transcrire le monde verbal qui l’habite. Il éprouve le besoin de fixer la fugacité et la fulgurance de ses rêves « sur les pages délavées de quelques épais registres sauvés de la frégate ». Son humanité est sublimée par l’écriture car si l’homme partage le langage avec les animaux, il est le seul à écrire. La main ne fabrique plus des objets utiles, elle fait alors accéder à la gratuité de l’art et à la puissance de la pensée.

Robinson, l’écrivain

Transcrire le monde verbal intérieur n’est pas suffisant pour constituer une autobiographie même rêvée. Le narrateur a expérimenté l’échec de sa quête et la dissolution de sa personne quand il a laissé libre cours au flot continu de sa parole intime.

Le projet esthétique

Robinson a pris conscience qu’il doit se discipliner, qu’il doit conduire son univers intérieur. Ses « fièvres narratives » ne peuvent devenir sa « propre histoire » que s’il sait choisir, trouver le sens de ses apparents délires, ordonner leur « jailliss[ement] ». Ainsi, il admet que son œuvre en gestation est « à portée d’un vouloir ».

L’inscription dans une culture

Pour créer, le narrateur a découvert la nécessité d’une ascèse. Mais il doit aller plus loin en s’inscrivant dans une culture. S’il a éprouvé le besoin de « [s]’ensourcer dans une légende » examiné plus haut, l’écrivain doit aussi se mettre à l’école de ses devanciers. Il est le fruit d’une culture, il s’est construit un langage appris dans « un ou deux grands livres restés enfouis dans [s]on esprit ». Sans aucun doute, Chamoiseau pense à la propre expérience de ses rapports avec le roman de Defoe. Pour lui, toute création est une réécriture. L’écrivain passe par la réappropriation de l’œuvre d’autrui, de « livres déjà écrits par d’autres mais qu[‘il n’a] qu’à réécrire, à désécrire ». Cette formule se termine par un néologisme étrange. En effet que peut bien signifier cet effacement progressif du texte ? Le texte initial est-il seulement un immense puzzle qu’il faudrait recomposer ? L’énigme est explicitée par la suite : « élargir l’espace entre les phrases, entre les mots et leurs réalités », il s’agirait en fait de couler une matière personnelle dans un scénario préexistant et de renouveler le sens des mots. Robinson termine sa confidence par une approche existentialiste de la création littéraire. L’auteur se construit par l’écriture, l’acte de naissance de son être prend forme au travers de ses balbutiements. Les mots couchés sur le papier ne se contentent pas de superposer une personnalité littéraire à son être réel, ils façonnent et font advenir cet être même.

La création littéraire en abyme

Ces réflexions de Robinson nous montrent en fait comment Chamoiseau comprend sa propre expérience d’écrivain. Il joue subtilement sur l’ambiguïté entre narrateur et auteur. Il a délégué le discours à son personnage, mais il intervient implicitement dans le récit.
Nous avons déjà relevé comment au début de l’extrait l’auteur s’immisce dans son personnage pour évoquer le charme de la culture caraïbe conçue comme un amalgame entre la rationalité européenne, sa volonté de puissance et les sortilèges de la nature tropicale.
Tout l’extrait peut se lire aussi comme une approche créole de la destinée de Robinson. Son naufrage aux abords de l’embouchure de l’Orénoque est une chance même s’il est vécu d’abord comme une malédiction. Le héros est brutalement dépouillé de ses oripeaux occidentaux pour être confronté, seul, aux menaces d’une nature sauvage. Il lui faut vingt ans pour deviner qu’il est enfant de cette nature, que les frontières entre l’intérieur et l’extérieur ne sont pas étanches. Chamoiseau le créole réintroduit les composantes africaines de la culture caraïbe, dont l’une des plus importantes est bien cette réconciliation avec notre nature animale une fois que l’obstacle de la déchéance bestiale a été surmonté. Il nous propose un homme nouveau qui a su marier la culture et la nature, la raison et l’imagination, la réalité et le rêve, l’occident technologique et la nonchalance africaine, la volonté de puissance et la soumission. L’homme créole a retourné la langue de son colonisateur, il lui a simplement suffi d’« élargir l’espace […] entre les mots et leurs réalités ». Le travail de l’écrivain est aussi de subvertir le langage des maîtres de jadis, de s’approprier leurs richesses pour leur restituer sa propre culture, de fonder sa notoriété sur le dépassement de leur philosophie. Il y a un ferment révolutionnaire dans la prose poétique de Chamoiseau.

L’itinéraire spirituel de Robinson retrace comment le héros doit « dépouiller le vieil homme » pour « revêtir l’homme nouveau1 ». Après avoir tenté de se couvrir d’oripeaux en provenance de l’Occident, il fait l’expérience de l’infestation de la nature primordiale environnante au risque de la folie et de l’abêtissement. Préservé de la dissolution par le souffle de l’esprit, désireux de meubler sa pesante solitude, il retrouve le fondement de son humanité par l’écoute de sa parole intérieure et lacunaire. Le rôle fondateur de la parole et de l’écriture est ainsi souligné. Il apparaît donc que Robinson est une métaphore possible du créateur romanesque manifestée par l’écriture en abyme et la réécriture du récit fondateur en lui incorporant une matière personnelle.
Ce texte à l’intertextualité brillante pourrait faire écho à cette assertion du jeune Rimbaud dans une lettre à son professeur Georges Izambard : « Je est un autre ». Chamoiseau nous montre en effet quelle distance sépare l’homme de l’auteur. Pour lui, le travail du créateur consiste à revisiter sa propre expérience et à lui incorporer des matériaux culturels variés, signifiants, afin d’habiter autrement les mots pour la retranscrire.


Note

1 Paul 1 Thessaloniciens 4:1

Voir aussi