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Molière (1622-1673), Le Misanthrope (1666)

Acte III, scène 4, vv. 961-1000

Molière ARSINOÉ

À quoi qu’en reprenant on soit assujettie,
Je ne m’attendais pas à cette repartie,
Madame, et je vois bien, par ce qu’elle a d’aigreur,
Que mon sincère avis vous a blessée au cœur.

CÉLIMÈNE

Au contraire, Madame ; et si l’on était sage,
Ces avis mutuels seraient mis en usage :
On détruirait par là, traitant de bonne foi1,
Ce grand aveuglement où chacun est pour soi.
Il ne tiendra qu’à vous qu’avec le même zèle
Nous ne continuions cet office fidèle [sens : vérité qu’on dit aux amis],
Et ne prenions grand soin de nous dire, entre nous,
Ce que nous entendrons, vous de moi, moi de vous.

ARSINOÉ

Ah ! Madame, de vous je ne puis rien entendre :
C’est en moi que l’on peut trouver fort à reprendre.

CÉLIMÈNE

Madame, on peut, je crois, louer et blâmer tout,
Et chacun a raison suivant l’âge ou le goût.
Il est une saison pour la galanterie ;
Il en est une aussi propre à la pruderie.
On peut, par politique, en prendre le parti,
Quand de nos jeunes ans l’éclat est amorti :
Cela sert à couvrir de fâcheuses disgrâces2.
Je ne dis pas qu’un jour je ne suive vos traces :
L’âge amènera tout, et ce n’est pas le temps,
Madame, comme on sait, d’être prude à vingt ans.

ARSINOÉ

Certes, vous vous targuez d’un bien faible avantage,
Et vous faites sonner terriblement votre âge.
Ce que de plus que vous on en pourrait avoir
N’est pas un si grand cas pour s’en tant prévaloir;
Et je ne sais pourquoi votre âme ainsi s’emporte,
Madame, à me pousser3 de cette étrange sorte.

CÉLIMÈNE

Et moi, je ne sais pas, Madame, aussi pourquoi
On vous voit, en tous lieux, vous déchaîner sur moi.
Faut-il de vos chagrins, sans cesse, à moi vous prendre ?
Et puis-je mais4 des soins qu’on ne va pas vous rendre ?
Si ma personne aux gens inspire de l’amour,
Et si l’on continue à m’offrir chaque jour
Des vœux que votre cœur peut souhaiter qu’on m’ôte,
Je n’y saurais que faire, et ce n’est pas ma faute :
Vous avez le champ libre, et je n’empêche pas
Que pour les attirer vous n’ayez des appas.


1 En agissant avec sincérité.
2 Que la pruderie soit une contrainte de l’âge, c’est déjà ce que Dorine disait d’Orante dans la scène 1 de Tartuffe.
3 Porter des bottes à son adversaire en escrime et, par extension, attaquer avec vigueur.
4 Mais est aussi adverbe dans cette phrase : je n’en puis mais, pour dire : je n’en suis pas cause, j’en suis innocent, je n’en suis pas responsable.

Pour le commentaire…

Le Misanthrope est une comédie de caractères et une comédie de mœurs (critique globale sur les excès de la société). Il est généralement admis que cette pièce représente le sommet de l’œuvre de Molière : c’est une comédie classique par excellence, la plus achevée, la plus profonde et la plus fine.
Cet extrait se situe au centre de la pièce, dans le nœud de l’action.

Une amitié feinte avec deux hypocrites complices

  • Il y a une certaine ironie dans l’extrait : ni Arsinoé ni Célimène ne sont très franches. Le discours de Célimène n’est à aucun moment sincère. C’est la cas aussi pour Arsinoé → elles sont toutes les deux hypocrites, bien qu’elles se défendent du contraire.
  • La fausse politesse : sous l’apparence de propos amicaux, des propos blessants sont prononcés dans cette scène. Dans la scène qui précède, il s’agissait de médisances in absentia ; ici, il s’agit de médisances in praesentia.

Une scène d’affrontement

  • Le dernier mouvement de notre extrait est une attaque frontale entre Célimène et Arsinoé. On relève les traits de l’injure retenue qui s’achève vers une certaine animosité (l’allusion à l’âge) et tout cela produit un effet comique.
  • Arsinoé fait semblant d’être naïve : elle feint de ne pas voir qu’elle a touché Célimène. Célimène, à la fin de l’extrait, a perdu la joute verbale.
  • Dans la deuxième réplique, Célimène parodie la prude. Au quatrième vers de la deuxième réplique, on note l’allusion plus ou moins philosophique aux moralistes qui traite de l’amour de soi.
  • Le comique de la scène est d’abord un comique de situation : jeu entre les deux hypocrites → elles jouent un rôle d’amies alors qu’elles ne le sont pas. C’est un comique de la mauvaise foi. Le comique est aussi un comique de l’esprit, de la virtuosité verbale : ironie sarcastique, l’allusion → c’est un comique propre aux comédies légères. Dans notre extrait, c’est l’esprit des personnages qui fait rire.
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