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La tragédie du masque dans Lorenzaccio de Musset

Une étude de Jean-Luc.

Alfred de Musset Ce drame historique romantique en cinq actes a été publié en 1834 dans le second volume d’Un spectacle dans un fauteuil, c’est-à-dire qu’initialement Musset n’envisageait pas de le mettre en scène.
La première représentation eut lieu en 1896, au théâtre de la Renaissance, à Paris, sans doute à l’initiative de Sarah Bernhardt qui joua le rôle de Lorenzo dans une version passablement mutilée pour pouvoir être représentée selon les conventions de l’époque.
Par la suite, ce drame est entré au répertoire de la Comédie-Française pour ne plus cesser d’être joué sans pourtant que les metteurs en scène ne renoncent à adapter son texte touffu aux exigences de la représentation théâtrale.

Lorenzaccio a souvent été lu comme la pièce relatant les désillusions politiques de Musset après l’échec des « Trois Glorieuses ». D’une part, la Florence de la Renaissance a été une image de la monarchie de Juillet française bien perceptible pour les contemporains. Ils y ont sans peine reconnu la France de 1833 déçue : Côme qui remplaçait Alexandre, c’était Louis-Philippe, le roi « bourgeois », qui succédait à l’austère et autoritaire Charles X. Alors, la pièce a sans doute été perçue comme une réflexion acerbe et douloureuse sur l’inanité de toute action politique après la révolution ratée de Juillet 1830. Aujourd’hui Lorenzaccio reste bien cette tragédie du désenchantement, de l’idéal floué. Cette pièce pose la question de savoir si un mal peut justifier un bien dans l’action politique. Le désir de liberté peut-il justifier un crime et l’avilissement moral ? Cette pièce aborde aussi la crise des idéologies : peut-on simplement (nous pourrions dire naïvement) croire à des idéaux ? Quelle part de manipulation contiennent-ils ? Sont-ils finalement des mensonges ? Compte tenu de l’emprise de la vie politique dans nos démocraties, des scandales qui les agitent, des risques encourus par la liberté1, on peut comprendre que cette grille de lecture ait pu devenir prédominante à partir de la deuxième moitié du XXe siècle.

Cependant, si l’on sait que ce drame a été directement inspiré à Musset par une scène historique de George Sand (Une conspiration en 1537), il convient aussi d’y rechercher les traces de la propre vie de Musset à une époque où son existence vient d’être marquée de manière douloureuse et indélébile. Il convient de noter que le jeune Musset a mené jusque-là une adolescence dissipée de dandy. L’étudiant en droit et en médecine, n’a pas lésiné dans ses aventures féminines et ses débauches de table. Très doué, il a abusé de ses facilités et ne supporte pas l’échec.
En 1833, Musset a rencontré le grand amour de sa vie, la romancière George Sand, de sept ans son aînée. Leur passion a été tumultueuse, heurtée. Il ne pouvait en aller autrement entre deux personnalités aussi exigeantes que capricieuses. Le jeune amant a été déçu, trompé et blessé par sa muse lors du difficile voyage à Venise de 1834. C’est une crise profonde qui le fait accéder brutalement et douloureusement à l’âge adulte.

Musset va donc donner un peu de son expérience et surtout la fêlure de son âme à Lorenzo. Ce qui était réparti entre les Coelio et Octavio des Caprices de Marianne va être rassemblé dans Lorenzaccio. Cette ligne de partage au plus intime du personnage va fonder le tragique en prenant en particulier l’image théâtrale du masque.

La montée de la tension dramatique est réalisée par la progression du thème du masque au moyen de cinq couples :

  • dissimulation et honnêteté,
  • dissimulation et efficacité,
  • dissimulation et identité,
  • dissimulation et sincérité,
  • fin de la dissimulation et vide.

Acte I : honnêteté et dissimulation

Dès la 1re scène, nous abordons les thèmes de l’apparence et de la vérité profonde ; Musset insiste sur le regard aiguisé et cynique du libertin débauché qui sait deviner les êtres. Les deux protagonistes nous sont présentés en action. Le duc Alexandre est un consommateur de chair fraîche, et Lorenzo, le rabatteur, le pourvoyeur de ses plaisirs.

Je réponds de la petite. Deux grands yeux languissants, cela ne trompe pas. Quoi de plus curieux pour le connaisseur que la débauche à la mamelle ? Voir dans une enfant de quinze ans la rouée à venir ; étudier, ensemencer, infiltrer paternellement le filon mystérieux du vice dans un conseil d’ami, dans une caresse au menton ; tout dire et ne rien dire, selon le caractère des parents ; – habituer doucement l’imagination qui se développe à donner des corps à ses fantômes, à toucher ce qui l’effraye, à mépriser ce qui la protège ! Cela va plus vite qu’on ne pense ; le vrai mérite est de frapper juste. Et quel trésor que celle-ci ! tout ce qui peut faire passer une nuit délicieuse à Votre Altesse ! Tant de pudeur ! Une jeune chatte qui veut bien des confitures, mais qui ne veut pas se salir la patte. Proprette comme une Flamande ! La médiocrité bourgeoise en personne. D’ailleurs, fille de bonnes gens, à qui leur peu de fortune n’a pas permis une éducation solide ; point de fond dans les principes, rien qu’un léger vernis ; mais quel flot violent d’un fleuve magnifique sous cette couche de glace fragile qui craque à chaque pas ! Jamais arbuste en fleur n’a produit de fruits plus rares, jamais je n’ai humé dans une atmosphère enfantine plus exquise odeur de courtisanerie.

Lorenzaccio, I, 1.

Dès le début, Musset pose une thématique essentielle : celle de l’opposition entre l’intérieur et l’extérieur.
Cette intériorité n’est pourtant pas aussi secrète qu’il n’y paraît au premier abord. Le libertin débauché qui cultive le plaisir de la perversion, le prédateur qui traque ses proies sait que le regard est une porte de l’âme. Par nécessité donc, le libertin est devenu attentif à ce jardin secret. Il sait y entrer par effraction, chaque fois qu’il y rencontre une sensualité qui fait frémir une correspondance en lui. La frontière entre extérieur et intérieur n’est donc pas aussi marquée que le sens commun pourrait le concevoir. Déjà nous pouvons comprendre que pour Lorenzo il faudra élever la dissimulation au rang d’art accompli afin d’échapper à la clairvoyance d’un regard roué et de plus méfiant. Lorenzo révèle aussi avec une certaine prescience le rôle sournois de l’imagination pour abattre les défenses, le rôle du désir impur qui porte plus loin qu’on ne voudrait aller, qui mène en terres interdites et dangereuses. Il y aurait donc dans l’esprit délicat une faculté traîtresse propre à ouvrir la boîte de Pandore, une faiblesse inconnue, un ennemi intérieur dissimulé. Musset traduirait-il à sa manière le dogme chrétien du péché originel ?

La deuxième scène nous présente le masque carnavalesque. Il conviendrait dès lors de se demander si dans l’esprit de Musset il s’agit du simple loup ou du masque vénitien2 ? Dans le premier cas, la fonction essentielle de ce masque est la seule dissimulation de l’identité. « Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellai. Un fier luron ! ». Pour aller en joyeuse compagnie sans risquer de ternir sa réputation, il permet de dissimuler ses traits aux badauds. Dans le second cas, il offre également une autre utilité : pièce du déguisement, il confirme le personnage joué et peut afficher le désir de provocation. « Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués », précise la didascalie sans que nous puissions déterminer exactement de quel type de masque il s’agit. Il nous est cependant loisible d’imaginer que le souci de choquer a conduit le duc et ses affidés à parfaire leur désir de transgression en portant un masque en accord avec leur habit sacrilège. La marquise Cibo, dans la scène 3, a d’ailleurs bien perçu la volonté provocatrice du déguisement princier.

LA MARQUISE
Il l’avait en effet. Ah ! Malaspina3, nous sommes dans un triste temps pour toutes les choses saintes !

LE CARDINAL
On peut respecter les choses saintes, et, dans un jour de folie, prendre le costume de certains couvents, sans aucune intention hostile à la sainte Église catholique.

LA MARQUISE
L’exemple est à craindre, et non l’intention. Je ne suis pas comme vous, cela m’a révoltée. Il est vrai que je ne sais pas bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas, selon vos règles mystérieuses. Dieu sait où elles mènent. Ceux qui mettent les mots sur leur enclume, et qui les tordent avec un marteau et une lime, ne réfléchissent pas toujours que ces mots représentent des pensées, et ces pensées des actions.

I, 3.

Ce projet sacrilège va trop bien selon la jeune femme avec la débauche et les atteintes aux libertés républicaines.
Ce masque est enfin le signe d’appartenance à une confrérie d’initiés.
De toute façon, le masque est, dans une certaine mesure, transparent pour les spectateurs qui reconnaissent très bien les notabilités à partir d’autres signes comme la corpulence, la démarche…

La scène 3 de l’acte I nous présente le thème de la dissimulation d’abord au travers des larmes, parce que les larmes sont ambiguës. Ainsi les larmes peuvent-elles être une forme du masque chez la femme. C’est ce que nous pouvons en déduire de l’esprit tortueux du cardinal Cibo dont les connaissances en la matière sont sans doute tirées de l’exercice du confessionnal.

LE CARDINAL
Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon frère part pour la Palestine ? Il ne court pas grand danger dans ses terres, je crois.

LE MARQUIS
Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.

LE CARDINAL
Je voudrais seulement que l’honnêteté n’eût pas cette apparence.

LA MARQUISE
L’honnêteté n’a-t-elle point de larmes, monsieur le cardinal ? Sont-elles toutes au repentir ou à la crainte ? […]

LE CARDINAL
Cela est comique d’entendre les fureurs de cette pauvre marquise, et de la voir courir à un rendez-vous d’amour avec le cher tyran, toute baignée de larmes républicaines.

I, 3.

Cette dernière remarque perfide, qui n’est encore qu’une prophétie, nous en dit long sur ce que le cardinal pense de ces larmes féminines destinées à tromper des maris peu perspicaces.
Le cardinal nous est présenté ensuite comme un masque vivant, peu crédible à la vérité, tant le machiavélisme florentin vire chez lui à la caricature grossière. Il appartient à la tradition romantique des âmes noires. Sa dignité ecclésiastique cache mal le parfait scélérat. Nous découvrons un homme d’église prêt à prostituer sa belle-sœur, à trahir son frère pour son goût de l’intrigue et du pouvoir. La réplique suivante, destinée au page Agnolo, est assez révélatrice de la casuistique du personnage.

LE CARDINAL
Rien n’est un péché quand on obéit à un prêtre de l’Église romaine.

Ce que le spectateur comprend moins bien en revanche, c’est pourquoi la marquise, en tout point opposée à son beau-frère, s’obstine à lui confier la direction spirituelle de sa vie.

La scène 4 continue à nous présenter le masque ostensible, celui qui est destiné à abuser le commun des mortels. Ainsi Lorenzo passe-t-il pour un esprit efféminé, lâche, ayant perdu tout sens de l’honneur dans une débauche amollissante. Seul le regard aigu du prélat a percé le jeu du comédien et croit que le jeune homme aux yeux cernés constitue un réel danger pour la vie de son maître. Le masque est ici celui de l’histrion qui joue un rôle de composition, un déguisement outrancier de la personnalité. Il est vrai que dans sa volonté de se salir, Lorenzo en fait trop ce qui n’échappe pas à un spécialiste des boues humaines et ne convaincra pas plus tard la garde rapprochée du tyran.

Lorenzo est d’abord l’iconoclaste qui a décapité les statues antiques de l’arc de Constantin.
C’est ensuite « un athée », « Le peuple [l’] appelle Lorenzaccio : on sait qu’il dirige vos plaisirs ». C’est donc une sorte d’entremetteur.
Malgré sa déchéance, ou à cause d’elle, il a réussi à s’attacher l’affection du duc qui le nomme par un diminutif tantôt gentillet et condescendant : « ce pauvre Renzo », tantôt méprisant, « chère Lorenzetta ». Lorenzo est un raté méprisable, doublé d’un traître pour ses anciens amis. Il prend aussi le masque du songe-creux…

LE DUC
Renzo, un homme à craindre ! le plus fieffé poltron ! une femmelette, l’ombre d’un ruffian énervé4 ! un rêveur qui marche nuit et jour sans épée, de peur d’en apercevoir l’ombre à son côté ! d’ailleurs un philosophe, un gratteur de papier, un méchant poète qui ne sait seulement pas faire un sonnet !

I, 4.

La description physique est concordante ; comme dans la commedia dell’arte, le costume définit le rôle.

Regardez-moi ce petit corps maigre, ce lendemain d’orgie ambulant. Regardez-moi ces yeux plombés, ces mains fluettes et maladives, à peine assez fermes pour soutenir un éventail, ce visage morne, qui sourit quelquefois, mais qui n’a pas la force de rire.

I, 4.

Suit l’épisode de l’algarade et des insultes autorisé et mis en scène par le duc afin de convaincre son entourage de l’innocuité bouffonne de son cousin. Lorenzo est trop heureux de jouer son rôle de noble dégénéré.

La scène 6 remplit la fonction d’une conclusion provisoire sur ces apparences qui font hésiter entre malhonnêteté et honnêteté, entre vice et vertu dans cet univers mêlé et éloigné de l’idéal. La mère et la tante de Lorenzo tentent de discerner qui est vraiment le jeune homme, l’une doutant au point de renier son fils, l’autre croyant percevoir chez son neveu des restes de sa vertu passée. Dans les deux cas, ces deux femmes ne veulent pas être victimes des apparences, des ragots (les allusions à la récente lâcheté de la scène 4) et cherchent désespérément au travers du regard la vérité de l’âme. Incapables d’obtenir la moindre assurance, les deux femmes aboutissent à des positions antagonistes toutes deux fondées sur une observation aiguë, sur l’intuition aimante, chacune percevant ce qu’elle a envie de rencontrer.

CATHERINE
Son cœur n’est peut-être pas celui d’un Médicis ; mais, hélas! c’est encore moins celui d’un honnête homme.
[…] Ah ! cette Florence ! C’est là qu’on l’a perdu ! N’ai-je pas vu briller quelquefois dans ses yeux le feu d’une noble ambition ? Sa jeunesse n’a-t-elle pas été l’aurore d’un soleil levant ? Et souvent encore, aujourd’hui, il me semble qu’un éclair rapide… – Je me dis, malgré moi, que tout n’est pas mort en lui.

MARIE SODERINI
[…] mais un saint amour de la vérité brillait sur ses lèvres et dans ses yeux noirs.
[…] Et cette admiration pour les grands hommes de son Plutarque ! Catherine, Catherine, que de fois je l’ai baisé au front en pensant au père de la patrie !
[…] Que mon fils eût été un débauché vulgaire, que le sang des Soderini eût été pâle dans cette faible goutte tombée de mes veines, je ne me désespérerais pas ; mais j’ai espéré et j’ai eu raison de le faire ! Ah ! Catherine, il n’est même plus beau ; comme une fumée malfaisante, la souillure de son cœur lui est montée au visage. Le sourire, ce doux épanouissement qui rend la jeunesse semblable aux fleurs, s’est enfui de ses joues couleur de soufre, pour y laisser grommeler une ironie ignoble et le mépris de tout.

I, 6.

La mère lit sur le visage devenu masque les signes infamants de la débauche, les marques du déshonneur et de la damnation.

Le spectateur se rend très vite compte qu’il a affaire à un monde d’apparences trompeuses où les êtres s’avancent masqués, dissimulant des projets encore obscurs et peu avouables. Beaucoup portent le masque du rebelle : ils se plaignent de la tyrannie et de la noblesse florentine perverse ; mais ils n’agissent pas et même opèrent des replis stratégiques du plus haut comique. Les honnêtes gens qui fréquentent encore le prince dans la scène 4 portent le masque des offusqués, mais n’osent pas exprimer leurs reproches. C’est finalement le personnage plus complexe de Lorenzo qui focalise les interrogations du spectateur : Lorenzo est-il ce jeune noble débauché à l’âme rongée par le vice ou cet étudiant idéaliste un moment égaré dans des erreurs de jeunesse ? Habilement, le dramaturge Musset laisse la réponse en suspens.

Acte II : efficacité et dissimulation

Dans la scène 1, Musset montre que Philippe Strozzi est aussi un simulacre, celui du philosophe pessimiste, du penseur politique inefficace. Il est curieux d’entendre dans sa bouche que la vertu ne serait qu’un déguisement destiné à cacher une nature humaine foncièrement mauvaise.

« La corruption est-elle donc une loi de nature ? Ce qu’on appelle la vertu, est-ce donc l’habit du dimanche qu’on met pour aller à la messe ? »

Il se voit aussi comme appartenant à la cohorte des "Vieux rêveurs". La République n’est pour lui qu’un "mot".

« Et quand ce ne serait qu’un mot, c’est quelque chose, puisque les peuples se lèvent quand il traverse l’air… »

Musset nous prouve ironiquement que les mots peuvent être aussi des costumes dans lesquels certains drapent leur dignité et surtout dissimulent leur inefficacité. Après ses déclarations grandiloquentes, le gentilhomme florentin, qui vient d’apprendre par son frère, le prieur de Capoue, les insultes grossières adressées à sa sœur par le Salviati, se contente d’un geste de colère puis sort souper sans autre tentative de réparer l’affront.

La scène 2 nous présente l’affrontement entre le débauché persiflant, sceptique, et l’artiste pur, idéaliste qui refuse de prostituer son art.

« L’immortalité, c’est la foi. Ceux à qui Dieu a donné des ailes y arrivent en souriant. »

Voilà la profession de foi du tout jeune élève de Raphaël.

« Sans doute ; ce que vous dites là est parfaitement vrai, et parfaitement faux, comme tout au monde. »

Aurait pu lui rétorquer Lorenzo pour qui tout n’est déjà qu’apparence, surtout les mots.
Comme Musset, Lorenzo ne croit déjà plus à la valeur rédemptrice de la souffrance.

« C’est-à-dire qu’un peuple malheureux fait les grands artistes. Je me ferais volontiers l’alchimiste de ton alambic… »

Croit-il encore seulement à sa valeur esthétique, celui qui écrivait

« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux
J’en connais d’immortels qui sont de purs sanglots » ?

Le spectateur peut en douter quand il entend les déclarations sentencieuses et scholastiques du jeune rapin recevables uniquement comme ironiques, tant ce personnage paraît égaré dans cette Florence décadente.

Aussi Lorenzo va-t-il, en philosophe cynique, éprouver ceux qu’il croise pour mettre au jour ce que chacun dissimule plus ou moins consciemment derrière des attitudes ou des propos vertueux ou indignés. La première rencontre avec le jeune peintre Tebaldeo Freccia ne donne rien malgré les tentatives de séduction ou de provocation. Le plan tortueux de Lorenzo prend forme : réaliser un portrait du prince dénudé afin de pouvoir frapper le tyran. Pour le mettre en œuvre, il a besoin d’un artiste au-dessus de tout soupçon, désarmant dans son innocente naïveté, mais le jeune artiste se révélera plus tard un arriviste corruptible comme les autres…

La scène 4 est plus comique avec son procédé du retournement. L’oncle Bindo épaulé par le fade marchand Venturi sont venus tenter de faire honte à Lorenzo et de savoir s’il joue toujours la comédie auprès du duc. Lorenzo comprend vite qu’il ne peut faire confiance à ces Républicains de façade : il va leur jouer un tour à sa façon destiné à révéler au grand jour leurs motivations secrètes. Ainsi le marchand scrupuleux qui ne veut pas voir son nom mêlé à une activité infamante accepte-t-il sans sourciller le blason du tyran sur sa fabrique. Mais le plus drôle est bien cet oncle Bindo, volontiers donneur de leçons, qui n’ose dire mot lorsque son neveu le fait malicieusement nommer ambassadeur à Rome. Cette scène montre tout à la fois le pouvoir de Lorenzo sur l’esprit du prince, démonstration évidente auprès de ceux qui en avaient douté en même temps que réassurance pour Lorenzo, puis la dénonciation de la puissance des mots, "toupies" qui dissimulent dans leurs tournoiements les misérables projets humains, et surtout la révélation de ce que cachent les masques de la comédie humaine. L’honnête marchand était habité par le goût du lucre et l’homme aux grands principes n’était qu’un arriviste qui s’ignorait.

La scène 6 apporte une nouvelle forme du masque. En effet pour poser devant le peintre Tebaldeo, le duc a enlevé sa cote de maille, cette défense contre les coups sournois des assassins. Cette pièce d’armurerie dissimule donc le torse pour le protéger. En même temps, elle cache le cœur et ses peurs inavouables. Le duc la décrit presque comme une deuxième peau ; elle est fine, douce, gardée en permanence. Elle est elle-même dissimulée sous les vêtements. Sans elle, le prince se sent nu, désarmé et presque aliéné. Tout se passe comme s’il avait transféré une part de sa personnalité et de son assurance à cet objet hautement symbolique. La cote de maille est devenue un quasi talisman.

L’acte III est celui de l’identité, de la sincérité et de la dissimulation

La scène 1 nous montre Lorenzo tirant les armes avec son valet Scoronconcolo. Il prépare son meurtre en habituant son entourage aux cris et à la fureur de sa folie à certaines heures. Mais Lorenzo se sent habité par une force qui n’est plus lui. Son projet meurtrier est devenu autonome au point que le jeune homme éprouve du mal à se contrôler.

« Ô ma vengeance ! qu’il y a longtemps que tes ongles poussent ! »

D’ailleurs son serviteur lui répond :

« Es-tu en délire ? As-tu la fièvre, ou es-tu toi-même un rêve ? »

Lorenzo est percé à jour, son masque n’a pu contenir le désir de violence juste qui l’habite.

« Tu as deviné mon mal, j’ai un ennemi. »

La question de l’identité est clairement posée : qui est réellement Lorenzo ? Cette quête va tarauder le héros car il doute de la réalité de son être. Il a peur de voir son projet et sa volonté se dissoudre dans une vie émolliente.

La scène 3 est remarquable par sa longueur. C’est une scène capitale, elle constitue le pivot de la pièce en nous invitant à passer de l’extérieur à l’intérieur du personnage de Lorenzo. Alors que les sbires allemands du prince viennent d’arrêter les fils Strozzi, Lorenzo est interpellé rudement par leur père Philippe, mortellement inquiet. Il est invité à révéler ce qu’il est réellement au fond de son cœur sous les oripeaux du débauché. Le père qui a accepté de salir son honneur en accueillant le traître et le paria, parce qu’il lui a gardé sa confiance malgré les apparences, demande maintenant un retour sur dette.

Il faut nous délivrer des Médicis, Lorenzo. Tu es un Médicis toi-même, mais seulement par ton nom. Si je t’ai bien connu, si la hideuse comédie que tu joues m’a trouvé impassible et fidèle spectateur, que l’homme sorte de l’histrion ! Si tu as jamais été quelque chose d’honnête, sois-le aujourd’hui. Pierre et Thomas sont en prison.

III, 3.

Ne m’as-tu pas parlé d’un homme qui s’appelle aussi Lorenzo, et qui se cache derrière le Lorenzo que voilà ?

III, 3.

Bas les masques !
Lorenzo réplique par une confession sincère mais désabusée à celui qu’il appelle « père ». Il lève le voile sur son monde intérieur. Son masque cache un véritable enfer.

« Je suis rongé d’une tristesse auprès de laquelle la nuit la plus sombre est une lumière éblouissante. »

Il voudrait tenir à l’écart ce père adoptif qu’il respecte.

Il y a plusieurs démons, Philippe ; celui qui te tente en ce moment n’est pas le moins à craindre de tous. […]
Prends-y garde, c’est un démon plus beau que Gabriel5 : la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d’une lyre ; c’est le bruit des écailles d’argent de ses ailes flamboyantes.

III, 3.

Ce que Lorenzo tente de faire comprendre, c’est que paradoxalement le chemin de l’enfer est pavé de bonnes intentions ou plutôt que l’idéal voue celui qui s’y consacre à la damnation. Nous percevons toute la souffrance de Musset dans cette ambivalence des grands principes : l’évocation de Lucifer6, le plus beau des anges, nous dit assez que l’amour absolu de la Liberté peut tourner à la perversion. Lorenzo est incapable d’expliquer ce retournement brutal, cette inversion des valeurs. Un beau matin, il s’est réveillé malade, corrompu jusqu’à la moelle. La passion sans doute l’a conduit à la folie, l’amour sans compromis l’a conduit à mettre en péril son salut.

Les hommes ne m’avaient fait ni bien ni mal ; mais j’étais bon, et, pour mon malheur éternel, j’ai voulu être grand. Il faut que je l’avoue : si la Providence m’a poussé à la résolution de tuer un tyran, quel qu’il fût, l’orgueil m’y a poussé aussi.

III, 3.

Le masque qui était à l’origine la dissimulation du projet homicide est alors devenu ce qui cache la puanteur et la sanie intérieure ou le fard qui dissimule le déshonneur.

Il y a des blessures dont on ne lève pas l’appareil impunément. Je suis devenu vicieux, lâche, un objet de honte et d’opprobre ; qu’importe ? ce n’est pas de cela qu’il s’agit. […]
Les masques de plâtre7 n’ont point de rougeur au service de la honte.

III, 3.

Suit alors toute une réflexion sur le comédien qui, peu à peu, pour son plus grand malheur, s’identifie à son rôle. De même le propre du masque est d’être un signal de reconnaissance pour les autres masques. Paradoxalement, le fait de se dissimuler invite autrui à se découvrir. Le monde se révèle être un immense théâtre des apparences. Lorenzo nous livre une vision de l’humanité pessimiste et désespérée. Il apparaît comme un amant déçu, trompé. La noble cause à laquelle il a sacrifié sa réputation ne mérité plus sa fidélité.

Suis-je un Satan8 ? […] Quand j’ai commencé à jouer mon rôle de Brutus moderne, je marchais dans mes habits neufs de la grande confrérie du vice, comme un enfant de dix ans dans l’armure d’un géant de la Fable. Je croyais que la corruption était un stigmate, et que les monstres seuls le portaient au front. J’avais commencé à dire tout haut que mes vingt années de vertu étaient un masque étouffant ; ô Philippe ! j’entrai alors dans la vie ; et je vis qu’à mon approche tout le monde en faisait autant que moi ; tous les masques tombaient devant mon regard ; l’humanité souleva sa robe, et me montra, comme à un adepte digne d’elle, sa monstrueuse nudité. J’ai vu les hommes tels qu’ils sont, et je me suis dit : pour qui est-ce donc que je travaille ? Lorsque je parcourais les rues de Florence, avec mon fantôme à mes côtés, je regardais autour de moi, je cherchais les visages qui me donnaient du cœur, et je me demandais : quand j’aurai fait mon coup, celui-là en profitera-t-il ?

III, 3.

Le masque est aussi une image du double. Annoncé plus haut par le « fantôme », il n’est tout d’abord qu’une réalité inconsistante qui accompagne la personne ou recouvre le moi véritable. Il devrait donc être aisé de s’en débarrasser. C’est ce que croit le vieux Philippe qui a connu seulement la vertu et l’isolement de l’étude.

Cela réjouit mon vieux cœur, Lorenzo, de penser que tu es honnête ; alors tu jetteras ce déguisement hideux qui te défigure, et tu redeviendras d’un métal aussi pur que les statues de bronze d’Harmodius et d’Aristogiton.

III, 3.

Lorenzo le détrompe. Nous sommes au tournant de la pièce. Lorenzo explique comment l’impur est passé du dehors au-dedans. On ne joue pas impunément avec le vice. Musset reprend le mythe de la tunique de Nessus9. Lorenzo vit la tragédie de la conformation du moi au rôle qu’il prétendait jouer. Musset rapporte la propre expérience de sa jeunesse dissolue qui a ruiné durablement sa santé par l’addiction. Le masque inerte est devenu une peau vivante.

« Il est trop tard. Je me suis fait à mon métier. Le vice a été pour moi un vêtement ; maintenant il est collé à ma peau. »

Lorenzo peut rêver de sa pureté enfuie, il n’est qu’illusions détruites, champ de ruines. Le fond de l’horreur est atteint quand il perçoit la maladie de sa volonté : il peut seulement défendre ce qu’il hait, il peut seulement se raccrocher à ce qui le détruit, il peut seulement vouloir ce que son être profond rejette. Le seul fil qui le rattache encore à la vie est son orgueil. Lorenzo fait l’expérience d’une logique absurde : lorsque le projet a perdu son sens, il continue à rester le moteur d’une existence ; l’acteur Lorenzo est dépersonnalisé en une marionnette agitée par son fil.

Si je suis l’ombre de moi-même, veux-tu donc que je m’arrache le seul fil qui rattache aujourd’hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d’autrefois ? Songes-tu que ce meurtre, c’est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d’herbe où j’aie pu cramponner mes ongles ? Crois-tu donc que je n’aie plus d’orgueil, parce que je n’ai plus de honte ? et veux-tu que je laisse mourir en silence l’énigme de ma vie ? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s’évanouir, j’épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j’aime le vin, le jeu et les filles ; comprends-tu cela ? […]
Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête, en m’entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face sur la tombe d’Alexandre ; dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté.

III, 3.

À ce moment de la pièce, avant que tout ne lui échappe définitivement et irrémédiablement, Lorenzo est obligé de s’identifier à sa volonté dévoyée, seul reste de sa vie d’avant. Lorenzo est devenu un personnage dérisoire. Il n’est pas dupe, il se doute que le meurtre qu’il envisage ne résoudra rien y compris pour lui. Il veut réveiller son orgueil, véritable aiguillon pour sortir de la débauche anesthésiante. Sa rencontre avec le vieillard a été comme une rencontre avec sa conscience. Lorenzaccio essaie de se redonner du courage, il cherche à remobiliser sa volonté en tentant de retrouver le sens de son action politique. En lecteur averti des auteurs anciens, il sait aussi que la dissimulation, la forme moderne de la métis d’Ulysse, est l’arme des faibles. Aussi les dernières déclarations sont-elles théâtrales : Lorenzaccio s’enflamme, il convoque l’humanité, se compare aux grands hommes de l’Antiquité, veut croire que son acte sera le « souffle » qui réveillera Florence.
Contre son doute secret, Lorenzaccio mobilise les dernières forces de sa volonté défaillante, de sa nature amollie par la débauche. En quelque sorte, il joue sa dernière comédie devant Philippe, mais on peut percevoir, derrière sa colère et son sursaut d’orgueil, le vide qui l’habite. Lorenzaccio est d’une lucidité désespérante.

L’acte IV est celui de la volonté et de la dissimulation

La scène 3 nous montre un Lorenzo hésitant et doutant de la justice de son geste à l’heure d’accomplir ce crime pour lequel il s’est préparé de longue date. Tout se passe une fois de plus comme si, irrésolu, manquant de volonté, il cherchait à rassembler ses dernières forces et à se donner du courage. C’est que la débauche et le masque qu’il a revêtu l’ont transformé au point qu’il ne sait plus qui il est. Le sens profond de son projet s’est dissous. Lorenzo se fait horreur et cherche vainement à retrouver une pureté perdue.
Pourquoi Lorenzo est-il divisé ? Il pensait qu’il pouvait s’identifier à son désir de rendre justice. Mais il aperçoit en lui une certaine complicité avec le mal. Son projet d’assassiner le prince n’est pas le pur produit de la vertu.

« De quel tigre a rêvé ma mère enceinte de moi ? »

Lorenzo découvre en lui des pulsions animales, une joie sauvage à verser le sang, d’où la métaphore du tigre ou la forme nouvelle du masque : celui du fauve. La division est donc d’ordre intellectuel, elle est le fruit d’une prise de conscience.

Pourquoi Lorenzo est-il ébranlé ? À partir de la découverte de ce clivage, Lorenzo est déstabilisé, l’acte qu’il a longtemps mûri, qui est le fondement de sa vie, risque de perdre tout son sens. C’est pourquoi il est submergé par ses émotions. Il cherche à dominer son agitation en refondant son acte sur de grands modèles du passé, mais sans se faire trop d’illusions car le doute demeure.

La métaphore du tigre ne peut être interprétée comme un refus de responsabilité de la part de Lorenzo. Loin de rejeter sa tentative d’assassinat sur un instinct animal, Lorenzo revendique au contraire la conscience de son crime. Sans cette conscience, Lorenzo perdrait toute consistance. Son drame intime est que cette conscience lui révèle en même temps l’ambivalence de son projet : ce qu’il voulait pur et vertueux est corrompu par une préexistence du vice en lui.

Lorenzo redécouvre sa sensibilité dans sa capacité à éprouver des émotions, ici plus particulièrement joie et souffrance, au point d’être submergé par elles. À la différence de l’animal régi par ses instincts, particulièrement la cruauté gratuite, l’homme ne peut rester insensible devant ses actes surtout quand il s’agit de donner la mort à son congénère. Or Lorenzo éprouve une certaine affection, une certaine reconnaissance à l’égard de celui qu’il aurait voulu seulement haïr.

Mais surtout comme Hamlet, (cette scène de délire est fortement marquée par l’empreinte shakespearienne) il a peur d’être la victime d’une fantasmagorie, du « spectre » de son père, d’un fanatisme mystique. Comme le prince de Danemark, il fait la cruelle expérience de son irrésolution au moment d’agir. Après l’avatar du fauve, le masque prend celui de l’ange exterminateur.

Suis-je le bras de Dieu ? Y a-t-il une nuée au-dessus de ma tête ? Quand j’entrerai dans cette chambre, et que je voudrai tirer mon épée du fourreau, j’ai peur de tirer l’épée flamboyante de l’archange, et de tomber en cendres sur ma proie.

IV, 3.

Ces figures cherchent à l’évidence à dissimuler doute et peur, à fustiger un corps qui se dérobe.

La scène 5 reprend la métaphore de la tunique de Nessus. Elle développe la thèse d’une seconde nature qui a étouffé la première jusqu’à se substituer à elle. Lorenzo ne peut que contempler les progrès du mal et conclure orgueilleusement sur une forme de prédestination : même s’il s’est perdu dans la perversion, il reste un être exceptionnellement doué par sa force. Au même moment il déchante : il se voit trahi par sa présomption. Il a sous-évalué le risque de la transgression au point de se dissoudre dans une impuissance destructrice. L’orgueil l’a conduit à s’émasculer. Lorenzaccio développe une thématique du masculin et du féminin organisée autour de la force de la volonté, de la souillure et de la pureté, de la séduction et de la vigueur.

Par le ciel ! quel homme de cire suis-je donc ? Le vice, comme la robe de Déjanire, s’est-il si profondément incorporé à mes fibres, que je ne puisse plus répondre de ma langue, et que l’air qui sort de mes lèvres se fasse ruffian malgré moi ? J’allais corrompre Catherine ; je crois que je corromprais ma mère, si mon cerveau le prenait à tâche ; car Dieu sait quelle corde et quel arc les dieux ont tendus dans ma tête, et quelle force ont les flèches qui en partent. Si tous les hommes sont des parcelles d’un foyer immense, assurément l’être inconnu qui m’a pétri a laissé tomber un tison au lieu d’une étincelle, dans ce corps faible et chancelant.
Je puis délibérer et choisir, mais non revenir sur mes pas quand j’ai choisi. Ô Dieu ! les jeunes gens à la mode ne se font-ils pas une gloire d’être vicieux, et les enfants qui sortent du collège ont-ils quelque chose de plus pressé que de se pervertir ? Quel bourbier doit donc être l’espèce humaine, qui se rue ainsi dans les tavernes avec des lèvres affamées de débauche, quand moi, qui n’ai voulu prendre qu’un masque pareil à leurs visages, et qui ai été aux mauvais lieux avec une résolution inébranlable de rester pur sous mes vêtements souillés, je ne puis ni me retrouver moi-même, ni laver mes mains, même avec du sang !

IV, 5.

La scène 9 est une répétition mentale du meurtre rituel. Lorenzo joue son personnage dérisoire dans un état de semi-démence comme Hamlet. Habité par ses hallucinations, il cherche à mobiliser ses forces, à faire taire ses derniers scrupules, en particulier le mal causé à sa tante Catherine utilisée comme appât, et à sa mère qui se meurt lentement de chagrin. Il est partagé entre délire et acuité : il est à la fois le comédien en transes et l’observateur aigu de la comédie qui se joue en lui. Le masque vire à la schizophrénie.

Le personnage recherche désespérément son unité dans une volonté qui le fuit.

L’Acte V est celui de la chute du masque

Lorenzo s’était identifié à son projet de meurtre, lui sacrifiant tout. Il n’est donc pas étonnant qu’il se trouve désemparé et épuisé nerveusement, une fois le geste accompli. D’ailleurs le drame, après ce dénouement provisoire, perd notablement en intensité. Le lecteur/spectateur voit la tension retomber. Le personnage principal perd de son importance au profit des scènes de groupe à Florence. Le centre d’intérêt s’est déplacé vers les intrigues qui président à la succession d’Alexandre au point que la fin a pu paraître bâclée aux yeux de certains. Cette opinion serait méconnaître les intentions de Musset. L’auteur a voulu cette fin qui se délite pour insister sur la vanité des projets humains, surtout en politique, monde mensonger et illusoire. En ce domaine, les masques tombent pour révéler que quelques personnages roués manipulent les esprits tout en étant eux-mêmes manipulés par d’autres. À ce sujet, dans l’acte précédent, à la scène 4, la marquise Cibo nous donne par avance une brillante leçon de réalisme politique. Son intuition féminine, alors qu’elle échappe au contrôle de son beau-frère, le cardinal diabolique (son officier traitant comme on dirait dans les services de renseignement) perce par avance les intérêts personnels et l’ambition du prélat.

Lorenzo, quant à lui, essaie d’assumer son statut de criminel traqué. Son masque de débauché ayant été abandonné, il n’est pas pour autant redevenu l’adolescent lumineux et vertueux qu’il était. Mais cet échec n’est pas pour lui une surprise : sa cohabitation avec le vice a laissé trop de séquelles et de stigmates, cela il l’avait pressenti. En revanche, il est beaucoup plus atterré de découvrir le vide que son masque recouvrait. Si apparemment il est toujours un être pessimiste et désespéré, les raisons de son désespoir ont changé : le désenchantement ne provient plus de la lâcheté des autres mais de l’insignifiance et de l’inutilité de sa propre existence.

PHILIPPE
Votre gaieté est triste comme la nuit; vous n’êtes pas changé, Lorenzo.
LORENZO
Non, en vérité; je porte les mêmes habits, je marche toujours sur mes jambes, et je bâille avec ma bouche; il n’y a de changé en moi qu’une misère: c’est que je suis plus creux et plus vide qu’une statue de fer-blanc.10

V, 7.

Conclusion : l’avènement d’un héros moderne

Cette thématique du masque irrigue bien tout ce chef-d’œuvre de Musset et lui donne son unité dramatique.

La réflexion désabusée sur l’action politique fait de Lorenzaccio une pièce moderne qui tranche profondément sur la production de son époque. Son sujet très critique, sa démesure, sa volonté de l’inscrire dans la tradition shakespearienne des tragédies historiques, l’ont écartée certainement de la représentation du vivant de Musset. Mais le personnage lui-même, double de l’auteur, a contribué plus que tout autre aspect à faire entrer le drame dans la modernité ; cette accession est d’autant plus remarquable que notre époque a pu qualifier son style « littéraire » de « bavard ».

Ce héros divisé, vain, malade dans sa volonté, brûlé aux illusions du plaisir facile nous paraît bien contemporain. Sa complexité va jusqu’au rapport trouble qui unit la victime et son meurtrier (dont un lecteur attentif ne peut ignorer l’homosexualité latente). Lorenzo est un contre-héros, un personnage déchu, impur qui aspire à la pureté, mais déjà empoisonné par le mal qu’il dénonce tout en s’y vautrant. Au final, Lorenzo n’est qu’une illusion d’homme. Cette dérision, ce néant sont hallucinants. Musset, névrosé, annonce Baudelaire jusque dans son impuissance.

Ce sentiment du vide de l’existence, du vertige devant la fausseté de la vie, pour tout dire de l’absurdité fondamentale de tout, est résolument moderne. L’expression romantique du mal de vivre mute en désarroi désespéré chez Lorenzaccio. La vie derrière le masque est une sinistre plaisanterie. Nous sommes tous de pitoyables comédiens. Ce que Musset dénonce aussi de manière très particulière dans cette pièce est la forme ultime et la plus pernicieuse du masque : le langage.

« Ah ! les mots, les mots, les éternelles paroles ! S’il y a quelqu’un là-haut, il doit bien rire de nous tous ; cela est très comique, vraiment. – Ô bavardage humain ! ô grand tueur de corps morts ! grand défonceur de portes ouvertes ! ô homme sans bras! »

Cette défiance à l’égard du langage le distingue cette fois notablement de Baudelaire mais annonce Ionesco.


Notes

1 Le XXe siècle a connu bien des tyrannies issues d’idéologies prétendant au bonheur terrestre. On pourrait ajouter que le terrorisme pseudo-religieux du XXIe siècle donne encore plus d’actualité aux réflexions de Musset sur la crise et la falsification des idéaux par les idéologies. 
2 On peut utilement aller consulter ce lien : https://tecfa.unige.ch/…/masques.htm
De plus, si l’on se rappelle que Lorenzaccio a été écrit après la désastreuse aventure avec George Sand à Venise, on peut comprendre, chez Musset, l’assimilation du masque vénitien à la fausseté et à la trahison.
3 Ce prénom signifie « mauvaise épine », tout un programme ! 
4 Au sens étymologique de celui à qui l’on a enlevé les nerfs, qui est donc devenu apathique. 
5 L’ange de l’annonciation. 
6 Rappelons que Lucifer signifie porteur de lumière. De son origine, il tire ces titres de prince de l’erreur et de maître de la confusion. 
7 Cette mention tendrait à confirmer que pour Musset le masque est un masque vénitien. 
8 Shaïtan en hébreu signifie adversaire, accusateur ou procureur dans un tribunal hébraïque. 
9 De Wikipédia : Nessus est surtout connu pour son affrontement avec Héraclès : alors que le héros, accompagné de sa femme Déjanire, cherche à traverser l’Événos, Nessos lui propose de se charger de Déjanire. Héraclès accepte, mais ayant traversé le fleuve, il entend les cris de sa femme que Nessos essaie de violer sur l’autre rive. Il décoche alors une de ses flèches enduites du poison de l’hydre de Lerne sur le Centaure. Selon la version la plus populaire, rapportée par Ovide (Métamorphoses, IX, 130-133) :
   « (…) Nessus avec effort retire [la flèche]. Le sang jaillit de sa double blessure, et se mêle aux poisons de l’hydre dont le dard est souillé : « Ah ! du moins, dit-il en lui-même, ne mourons pas sans vengeance ! » Et il donne à Déjanire sa tunique ensanglantée, comme un don précieux qui peut fixer le cœur de son époux. » (trad. G. T. Villenave)
Les conséquences de cet épisode sont décrites notamment dans les Trachiniennes de Sophocle : Déjanire, jalouse de l’amour de son mari pour Iole, décide de lui envoyer la tunique. Mais sitôt qu’il la met, Héraclès sent sa peau le brûler sous l’effet du poison de l’Hydre. Apprenant son erreur, Déjanire se suicide et Héraclès, ne pouvant supporter la douleur, fait dresser un bûcher sur le mont Œta où il meurt incinéré. 
10 C’est la version laïque du « métal qui résonne », de « la cymbale retentissante » paulinienne dans la première épître aux Corinthiens. 

Voir aussi

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