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Pierre Corneille (1606-1684), Le Cid (1637)

Acte I, scène 5, vers 261 à 290

DON DIÈGUE
Rodrigue, as-tu du cœur1 ?
DON RODRIGUE
Tout autre que mon père
L’éprouverait sur l’heure.
DON DIÈGUE
Agréable colère !
Digne ressentiment à ma douleur bien doux !
Je reconnais mon sang à ce noble courroux ;
Ma jeunesse revit en cette ardeur si prompte.
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte ;
Viens me venger.
DON RODRIGUE
De quoi ?
DON DIÈGUE
D’un affront si cruel,
Qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel :
D’un soufflet2. L’insolent en eût perdu la vie ;
Mais mon âge a trompé ma généreuse envie ;
Et ce fer que mon bras ne peut plus soutenir,
Je le remets au tien pour venger et punir.
Va contre un arrogant éprouver ton courage :
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage ;
Meurs ou tue. Au surplus, pour ne te point flatter,
Je te donne à combattre un homme à redouter ;
Je l’ai vu, tout couvert de sang et de poussière,
Porter partout l’effroi dans une armée entière.
J’ai vu par sa valeur cent escadrons rompus ;
Et pour t’en dire encor quelque chose de plus,
Plus que brave soldat, plus que grand capitaine,

C’est…
DON RODRIGUE
De grâce, achevez.
DON DIÈGUE
Le père de Chimène.
DON RODRIGUE
Le…
DON DIÈGUE
Ne réplique point, je connais ton amour,
Mais qui peut vivre infâme est indigne du jour ;

Plus l’offenseur est cher, et plus grande est l’offense.
Enfin tu sais l’affront, et tu tiens la vengeance :
Je ne te dis plus rien. Venge-moi, venge-toi ;
Montre-toi digne fils d’un père tel que moi.
Accablé des malheurs où le destin me range,
Je vais les déplorer. Va, cours, vole, et nous venge.


1 Courage.
2 Gifle.

Résumé

Rodrigue (le « Cid » = « Seigneur ») est le fils de don Diègue et l’amant de Chimène, elle-même fille du comte de Gormas, lequel a giflé don Diègue suite à une querelle qui les opposait sur la fonction de gouverneur du prince. Du fait de son grand âge, don Diègue ne peut se venger et demande à son fils de retrouver un honneur perdu…

Pour le commentaire…

Pierre Corneille Dans la scène 4, don Diègue exprimait, dans un monologue, son désespoir relatif à l’affront du comte de Gormas. On peut remarquer, dans notre scène, qu’il s’agit d’un dialogue. Cependant, don Rodrigue ne parle que très peu (seulement un seul vers et à peine quelques syllabes : « de quoi ? », « de grâce, achevez » et « le… »), et ce qu’il dit apporte peu de sens quant à la totalité de la scène : ainsi, même lorsque Rodrigue dit : « le… », don Diègue l’interrompt : « ne réplique point […] », montrant qu’il sait ce qu’il allait répondre. On peut donc dire que le père de don Rodrigue poursuit le monologue amorcé dans la scène précédente.
La demande du père est claire : il faut se venger pour recouvrer l’honneur perdu. Cette demande revêt en fait un caractère jussif (mode impératif : « viens, mon fils, viens […] », « va », « meurs ou tue », « venge-moi, venge-toi », etc.) et la récurrence des termes propres à la vengeance (« venger », « vengeance », « viens réparer ma honte », « punir », « va […] éprouver ton courage », etc.) en dit long sur le rôle futur de Rodrigue.

Le code de l’honneur et les liens du sang :

Dès le premier vers de notre scène (« Rodrigue, as-tu du cœur ? »), don Diègue fait appel à la moralité héroïque de son fils.  Don Diègue réclame la vengeance que seul son fils pourra exécuter : aussi, don Diègue n’hésite pas à recourir à l’argument de la lignée (au moyen du symbole du « sang ») pour le convaincre ; Rodrigue devra « reverser » le sang qu’il a reçu à sa naissance pour mettre en œuvre la rédemption de la race, c’est-à-dire de la famille. Avec la métonymie dans « viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte », Rodrigue et le sang ne font qu’un. En effet, dans le dernier vers, don Diègue prononce le pronom « nous » plutôt que « me » après la gradation ascendante « va, cours, vole ». C’est l’épée (métonymie : « et ce fer, […] je le remets [à ton bras] » qui assure le lien entre la victime et le vengeur, c’est elle qui va « laver » le sang de la famille déshonorée. Cette transmission de l’épée peut faire penser à un adoubement : c’est par elle, en recouvrant l’honneur perdu, qu’il va devenir un héros tragique.

Voir aussi