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Littérature 🏷️ Littérature française du XVIe siècle

Chassignet : un exemple de poésie baroque et apologétique

Mortel sonnet de Chassignet

Un exemple de poésie baroque et apologétique

Mortel pense quel est dessous la couverture
D’un charnier mortuaire un corps mangé de vers,
Décharné, dénervé, où les os découverts,
Dépoulpés, dénoués, délaissent leur jointure :

Ici l’une des mains tombe de pourriture,
Les yeux d’autre côté détournés à l’envers
Se distillent en glaire, et les muscles divers
Servent aux vers goulus d’ordinaire pâture :

Le ventre déchiré cornant de puanteur
Infecte l’air voisin de mauvaise senteur,
Et le nez mi-rongé difforme le visage ;

Puis connaissant l’état de ta fragilité,
Fonde en Dieu seulement, estimant vanité
Tout ce qui ne te rend plus savant et plus sage.


Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635), Le Mépris de la vie et consolation contre la mort.

Un commentaire de texte rédigé par Jean-Luc.

Jean-Baptiste Chassignet (1571-1635) est un Franc-Comtois qui illustre la littérature baroque en France. Redécouvert récemment, cet écrivain, élève des Jésuites, a mené à Dôle des études juridiques puis est devenu avocat fiscal. Il s’est distingué par des travaux d’histoire locale et surtout par les 434 sonnets du Mépris de la vie et consolation contre la mort (1594). Ces pièces sont caractéristiques de la sensibilité de l’époque par leur ferveur mystique mélancolique et leur violent réalisme.

Ce sonnet correspond bien au titre du recueil Le Mépris de la vie et consolation contre la mort dont il est tiré. C’est un poème apologétique qui s’inscrit dans le courant de poésie religieuse de l’époque. Cette poésie religieuse développe un discours militant, et vise à persuader le lecteur de se (re)tourner vers Dieu. Nous pouvons y découvrir une argumentation en forme d’apologue.

En effet ce poème se compose :

  • D’une invitation à méditer. Le premier mot est important : ce poème est destiné aux mortels que nous sommes. Nous sommes définis comme des êtres mortels. Nous sommes conduits à "penser" (imaginer et réfléchir) à ce que nos yeux ne voient pas ou ne veulent voir : l’intérieur du tombeau. Cette pensée encore trop conceptuelle (et donc pas encore assez efficace) pour le poète prêcheur va se préciser, se concrétiser avec la description qui suit.
  • D’une description (deux quatrains et premier tercet). La description est horrible (vue et odeur insupportables). À la fin du premier quatrain, on note l’accumulation des termes avec le préfixe dé- signe d’anéantissement. La mort est la dissolution horrible de l’enveloppe corporelle et matérielle.
    L’allitération en [R] pourrait signifier les grincements, les craquements, l’horreur de ce spectacle macabre. Chassignet nous donnerait à entendre ce qu’il décrit de façon à ce que tous les sens soient saisis : ouïe, vue, odorat, toucher (avec un mot comme glaire), goût (évoqué indirectement par les vers goulus).
    Vers 5 : Inversion qui met en valeur Ici et pourriture (début et fin du vers), mais aussi et surtout un calembour qui joue sur les sens de tombe : se défaire, sépulture, vaincre totalement par immobilisation peut-être aussi. Il y a de même le symbole de la main : avidité, pouvoir, c’est par la main qu’on saisit, or cette main retourne au néant.
    Il s’agit aussi de rabaisser l’orgueil humain, dont le corps est voué à devenir l’« ordinaire pâture » de vers goulus, la beauté à se transformer en laideur et le lieu des plaisirs (le ventre) en source de puanteur…
    À l’ordre classique se substitue un chaos grouillant et hideux (donc remarquable) à la démesure baroque. Baudelaire semble avoir retenu la leçon pour sa Charogne.
  • Et de sa morale (dernier tercet) qui fait référence à l’Écclésiaste, livre de la Bible (« vanité des vanités, tout est vanité », d’ailleurs le mot vanité est cité dans le dernier tercet). L’objectif de ce sonnet est de relativiser la vie terrestre qui se termine sur la putréfaction de la mort. Celui qui n’a pas mis son espoir en Dieu est voué au néant. Donc il est plus sage et plus savant (au sens de savoir utile) de considérer comme rien ce qui n’a pas Dieu comme fin.

En quoi ce texte est-il révélateur de la Renaissance et de l’esprit baroque ?

D’abord ce texte est dans la continuité de la pensée médiévale et de ses danses macabres peintes sur les murs des églises (comme à la Chaise-Dieu…)
Mais on pourrait penser que ce voisinage familier de la mort dans la pensée médiévale se soit estompé (dans un épicurisme hérité du récent regain de la pratique des Antiquités), d’où la nécessité pour Chassignet et d’autres de revenir à cette vision insoutenable pour ramener la pensée de ses contemporains vers les "fins dernières".

La Renaissance a souvent évoqué la mort :

Montaigne lui consacre plusieurs pages des Essais, mais cette mort qui est « le bout et non le but de la vie » n’est pas tout à fait la même que celle qu’envisage Chassignet.
Pensons aussi à Hamlet contemplant le crâne de Yorick dans l’acte V en présence des fossoyeurs ou le tableau de l’allégorie de la vanité d’Antonio de Pereda ou d’autres représentations religieuses (Saint Jérôme ou Sainte Madeleine devant des crânes).
Mais aussi à la poésie amoureuse (voir Ronsard ou Guillaume Colletet) au sein de la célébration du carpe diem hérité de la tradition antique (les mots carpe diem c’est-à-dire : « cueille le jour » – nous viennent du poète latin Horace), ce thème reste ancré surtout dans la pensée épicurienne. Éloignant les vains remords du passé, comme les mirages de l’avenir, le sage entend profiter du temps présent. Ce n’est pas pour jouir à tout prix, mais pour vivre densément. Paradoxalement, ce qui pourrait donner lieu à un culte des plaisirs de l’existence devient dès le XVIe siècle l’occasion d’une réflexion sur le sens de la vie : la puissante pulsion vitale qui anime la nature entière et que la jeune femme aimée, insensible à la parole poétique, néglige dans son adorateur, donne lieu à une méditation sur la mort et les atteintes du temps. Chassignet lui donne pourtant une autre coloration : la mort n’est pas une invitation à jouir du temps présent, c’est au contraire l’occasion de se ressaisir en fonction d’un futur proche et inéluctable.
Chassignet se rattache à l’important courant chrétien dans la pensée de la Renaissance. Il traduit l’influence naissante des jésuites dont il a été l’élève, il applique la rhétorique qu’il a apprise d’eux. Pour mémoire, rappelons que la devise de l’ordre est "obéissant comme un cadavre" (curieux non ?). Il exprime surtout l’esprit des exercices spirituels d’Ignace de Loyola (fondateur des jésuites) qui demande de mettre toutes les facultés au service de la méditation (dont l’imagination par la contemplation d’une image mentale).
Chassignet se situe dans un courant chrétien qui va évoluer au siècle suivant vers l’austérité. Il y a peut-être en lui un terreau favorable au développement du Jansénisme qui se heurtera violemment aux jésuites (voir les Provinciales de Pascal). Ironie du sort : alors que ses maîtres jésuites vont évoluer vers un assouplissement de la morale (la casuistique), l’élève a retenu de leurs leçons la rigueur de la foi.

Nous avons affaire à une poésie macabre comme dans la Charogne de Baudelaire. Dans le fond, si les finalités sont différentes, l’objectif reste le même : impressionner son lecteur (ou sa lectrice) pour le (la) faire changer.

Voir aussi

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