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Le bac de français 🏷️ Annales et corrigés 🏷️ Sujets et corrigés du bac français 2009

Tardieu, La Comédie du langage, Il y avait foule au manoir

Bac de français 2009, séries technologiques

Corrigé du commentaire

Le théâtre : texte et représentation

Jean Tardieu (1903-1995), La Comédie du langage, 1987.

Un bal est donné au château du Baron de Z… Les invités viennent tour à tour se présenter sur scène. Le premier d’entre eux est Dubois-Dupont.

Dubois-Dupont, il est vêtu d’un « plaid » à pèlerine1 et à grands carreaux et coiffé d’une casquette assortie « genre anglais ». Il tient à la main une branche d’arbre en fleur.

Je me présente : je suis le détective privé Dubois. Surnommé Dupont, à cause de ma ressemblance avec le célèbre policier anglais Smith. Voici ma carte : Dubois-Dupont, homme de confiance et de méfiance. Trouve la clé des énigmes et des coffres-forts. Brouille les ménages ou les raccommode, à la demande. Prix modérés.
Les raisons de ma présence ici sont mystérieuses autant que… mystérieuses… Mais vous les connaîtrez tout à l’heure. Je n’en dis pas plus. Je me tais. Motus.
Qu’il me suffise de vous indiquer que nous nous trouvons, par un beau soir de printemps (il montre la branche), dans le manoir2 du baron de Z… Zède comme Zèbre, comme Zéphyr… (Il rit bêtement.) Mais chut ! Cela pourrait vous mettre sur la voie.
Comme vous pouvez l’entendre, le baron et sa charmante épouse donnent, ce soir, un bal somptueux. La fête bat son plein. Il y a foule au manoir.

On entend soudain la valse qui recommence, accompagnée de rires, de vivats, du bruit des verres entrechoqués. Puis tout s’arrête brusquement.
Vous avez entendu ? C’est prodigieux ! Le bruit du bal s’arrête net quand je parle. Quand je me tais, il reprend.

Dès qu’il se tait, en effet, les bruits de bal recommencent, puis s’arrêtent.
Vous voyez ?…

Une bouffée de bruits de bal.
Vous entendez ?…

Bruits de bal.
Quand je me tais… (Bruits de bal)… ça recommence quand je commence, cela se tait. C’est merveilleux ! Mais, assez causé ! Je suis là pour accomplir une mission périlleuse. Quelqu’un sait qui je suis. Tous les autres ignorent mon identité. J’ai tellement d’identités différentes ! C’est-à-dire que l’on me prend pour ce que je ne suis pas.
Le crime – car il y aura un crime – n’est pas encore consommé. Et pourtant, chose étrange, moi le détective, me voici déjà sur les lieux mêmes où il doit être perpétré !… Pourquoi ? Vous le saurez plus tard.
Je vais disparaître un instant, pour me mêler incognito3 à la foule étincelante des invités. Que de pierreries ! Que de bougies ! Que de satins ! Que de chignons ! Mais on vient !… Chut !… Je m’éclipse. Ni vu ni connu !

Il sort, par la droite, sur la pointe des pieds, un doigt sur les lèvres.

J. Tardieu, « Il y avait foule au manoir », in La Comédie du langage, 1987.

1 Plaid à pèlerine : ample manteau orné d’une cape.
2 Manoir : petit château à la campagne.
3 Incognito : anonymement, en secret.

Vous commenterez le monologue de Dubois-Dupont extrait du texte de Jean Tardieu, en vous aidant du parcours de lecture suivant :

  • vous analyserez ce que cette présentation a d’artificiel ;
  • vous étudierez les effets produits par ce monologue sur le spectateur.
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.
Remarque préliminaire :

Le texte à commenter extrait d’une pièce moderne pouvait paraître déroutant par son humour absurde inspiré du « nonsense » anglais. Cependant les effets étaient si appuyés que leur analyse ne présentait guère de difficultés.

N. B. : le corrigé ci-dessous ne présente qu’un plan détaillé.
Seules l’introduction et la conclusion sont rédigées.

Introduction

En 1987, Jean Tardieu, poète et auteur dramatique, publie La Comédie du langage. Le titre de l’œuvre nous apprend que le sujet de cette comédie est le langage lui-même. L’extrait à commenter se révèle en effet comme un monologue savoureux et énigmatique.
Il s’agit ici d’un texte discursif constituant une scène d’exposition. Tardieu utilise son étrange détective pour nous présenter le sujet de sa saynètea « Il y avait foule au manoir ».
La tonalité première est évidemment comique tant le détective apparaît comme une caricature, mais il existe aussi un registre secondaire tragique, par les allusions à une mort inéluctable susurrées à la fin. Cet extrait est caractéristique des recherches menées dans la seconde moitié du XXe siècle pour produire un théâtre sans prétention, à effet minimal, mais cependant invitant à une réflexion à partir de la déconstruction opérée par la parodie.
L’intérêt du texte est d’amuser et d’intriguer le lecteur. En effet nous nous demandons ce qui va se produire par la suite : cette intrigue policière est-elle une simple pochade ? mais aussi une réflexion sur le langage et le non-sens ?
Dans un premier temps, nous analyserons ce que cette présentation a d’artificiel, et ensuite nous étudierons les effets produits par ce monologue sur le spectateur.

a « Petite pièce comique ne comprenant généralement qu’une scène et un nombre restreint de personnages. » (TLFi)

A – Une présentation artificielle

  • Un monologue
    • Un personnage seul en scène
    • Un « je » qui parle : « je me présente », plusieurs marques de la première personne.
    • Caractère inhabituel d’un personnage seul qui parle à haute voix.
  • Une scène d’exposition
    • Présentation du cadre spatio-temporel : le manoir, le soir, le bal (et ses commentaires laudatifs)…
    • Présentation des personnages
    • Présentation de l’intrigue
    • Tout est « mystérieux » (2 fois). Tardieu souligne la bizarrerie de la situation : « chose étrange, moi… »
  • Des explications qui n’en sont pas
    • Le détective refuse de donner des éclaircissements.
    • Ce qui est annoncé est contradictoire.

Ce monologue laisse finalement le spectateur perplexe.

B – Les effets produits par ce monologue

  • Informer le lecteur
    • Ce qui est normalement la fonction d’une scène d’exposition,
    • Mais aussi de le dérouter pour l’amener à accepter le détournement des conventions théâtrales.
  • Divertir par une comédie policière, piquer la curiosité
    • le mystère,
    • l’annonce d’un meurtre inéluctable.
  • Amuser par la parodie
    • Un détective caricatural, un personnage de bande dessinée, son déguisement plus voyant que discret, un homme protéiforme et transparent dont l’existence est mise en doute…
    • Le pastiche d’une carte de visite, phrases nominales, jeu avec les mots : paronomase « homme de confiance et de méfiance », un attelage « trouve la clé des énigmes et des coffres-forts ».
  • Satire du bateleur bonimenteur, le langage de la publicité, la logique des fausses évidences
    • Noter la didascalie : « il rit bêtement » de ses plaisanteries douteuses.
    • Contradiction entre les propos et les actes : « Je n’en dis pas plus. Je me tais. Motus. »
      Gradation décroissante aussitôt contredite.
    • Le prétendu pouvoir magique du présentateur : est-ce lui qui arrête les bruits de fond avant de parler ? Est-ce sa voix qui les couvre ? « C’est merveilleux » comme dans les contes.
      Appréciation emphatique.
      Les propos étourdissent pour endormir tout esprit critique.

Tardieu affirme subtilement que le théâtre est le monde de l’illusion.

Conclusion

Ce texte offre donc un double intérêt. En premier lieu il présente les caractères d’une scène d’exposition chargée d’informer le spectateur sur la pièce qui va se dérouler sous ses yeux. Mais il est surtout un détournement des conventions théâtrales pour se moquer gentiment des pouvoirs de la parole proférée sur scène. Accessoirement, Tardieu dénonce l’illusion des communications publicitaires en notant leurs ressemblances avec le monde des tréteaux. Tardieu, prématurément habité par le douloureux sentiment du néant de son existence, le retrouve dans l’univers illusoire de la scène. Écrire pour le théâtre est pour lui un moyen sinon de combattre le vide dérisoire de sa vie, du moins de l’apprivoiser par le maniement du non-sens. Grâce à l’humour, il rend ses inquiétudes existentielles supportables.
Nous avons ici un bon exemple d’un texte qui rappelle le théâtre de l’absurde et l’univers parodique du café-théâtre.

Voir aussi

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