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La forme littéraire peut rendre une argumentation plus efficace

Bac de français 2007

Séries S et ES – Corrigé de la dissertation

Dans quelle mesure la forme littéraire peut-elle rendre une argumentation plus efficace ?

Vous appuierez votre développement sur les textes du corpus, vos lectures personnelles et les œuvres étudiées en classe.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

D’abord il convient d’expliquer l’expression « la forme littéraire ». Le sujet ne vise sans doute pas les genres littéraires sinon il aurait utilisé un pluriel. Cette expression se comprend donc sans doute comme la littérature en général dans les techniques qui lui sont propres, c’est-à-dire la création d’un univers personnel et le traitement particulier de la langue, l’art de bien dire.
Il fallait sans doute définir aussi l’efficacité, c’est-à-dire la mise en œuvre de moyens proportionnés aux résultats voulus et attendus.
Pour le plan détaillé qui suit, je me suis borné à relever mes exemples dans les textes du corpus pour montrer qu’une bonne exploitation du matériau fournit plus des trois-quarts des arguments.
Il est possible que ce choix pédagogique donne à ce corrigé l’apparence d’un raisonnement contraint, voire excessif.

Introduction

Docere, placere, instruire, plaire, plaire surtout, voilà la grande règle qui dirige la république des lettres depuis l’Antiquité. Faire partager son opinion, éclairer ses contemporains, participer aux débats intellectuels de son temps, voilà des motifs qui ont souvent conduit un auteur à se lancer dans l’écriture et la publication de son œuvre. Certaines productions ont su trouver leur public, d’autres non. Il est tentant d’en rechercher les raisons non seulement dans la force de conviction de ces ouvrages mais encore dans leur habileté à séduire le lecteur.
Il est donc légitime de se demander dans quelle mesure la forme littéraire peut rendre une argumentation plus efficace.
Si la « forme littéraire » est l’expression écrite travaillée selon des principes artistiques, la question précédente revient à examiner en quoi la création littéraire et la maîtrise de la langue qui doit l’accompagner peuvent ajouter à la conviction et à la persuasion d’autrui.
Il est vrai qu’une œuvre naît la plupart du temps d’une évidente envie d’expulser ce qui habite le cœur de son auteur, toutefois la complexité des moyens mis en œuvre peut constituer un frein. Il appartient donc à l’écrivain de trouver les justes passerelles pour rejoindre son lecteur.

1. Écrire, c’est concevoir un projet personnel né d’une évidente envie de communiquer, organisé par l’art de la composition, discipliné par la connaissance des possibilités de la langue.

  • Les trois textes s’enracinent dans une nécessaire indignation, plus mesurée chez La Bruyère, plus véhémente chez Hugo et Prévert.
  • De cette colère devant l’inacceptable naît le désir de faire changer le lecteur. L’acte d’écrire, la pensée qui se coule dans les mots devient une manière d’agir sur les événements. La parole véhicule une charge affective importante qui vient heurter de plein fouet le lecteur. La science de l’impact évocateur des mots est le premier pouvoir de l’écrivain. Par exemple, La Bruyère fait surgir la destruction, la mise en pièces, « il manie les viandes, les remanie, démembre, déchire [… elles] dégouttent ». Plus loin, ce sont les termes de « mort » puis d’ « extinction du genre humain » qui sont convoqués. Hugo joue sur la peur lui aussi avec « hagard », « écorchés », « sanglants », « terrible », « spectre de la misère, […] apparition, difforme, lugubre, […] ténèbres, […] catastrophe ». Prévert distille la même inquiétude avec le lexique du fait divers « égorgé en plein jour / l’assassin le vagabond lui a volé / deux francs » ce qui rend si « terrible » le bruit pourtant si anodin de l’œuf dur cogné contre le comptoir…
  • L’auteur doit alors envisager les moyens de plaire au lecteur, de le séduire pour mieux l’impliquer. Entendons-nous bien, la séduction n’est pas forcément synonyme de cajoleries, d’affadissements lénifiants, de basse flatterie. C’est même souvent le contraire, il s’agit alors de réveiller les esprits anesthésiés, de se les attacher par le choc salutaire, la violence contenue. L’écrivain doit définir une stratégie adaptée au lecteur auquel il s’adresse : quel genre ? Quelle tonalité ? Quel registre de langue ? La Bruyère qui écrit pour des gens cultivés, des nobles ou de riches bourgeois, manie les dangers du ridicule, l’arme de la satire, les références culturelles. Hugo qui s’adresse à la petite bourgeoisie et à ses amis républicains préfère l’art du journaliste : les petits détails judicieusement choisis, la lente montée vers l’inacceptable, pour finalement vitupérer l’aveuglement des nantis. Prévert, en titi montmartrois (bien que né à Neuilly), écrit pour le petit peuple parisien : il choisit l’univers du bistrot et le fait divers horrifiant.
  • L’auteur doit se poser surtout la question éminemment stratégique de l’argumentation directe ou indirecte, du discours argumenté ou du recours à l’apologue fictionnel. La Bruyère a retenu le portrait et sa leçon implicite, laissant à son lecteur écœuré le soin de condamner Gnathon. Hugo a retenu l’apologue, choisi soigneusement une présentation antithétique pour clore son propos sur une prophétie apocalyptique. Prévert se coule dans une scène de rue apparemment anodine pour laisser monter le désir hallucinant, puis, par l’ellipse finale et les liens implicites, déboucher sur l’horreur absurde censée culpabiliser les bien-pensants.

Si le passage à l’écriture naît d’une impulsion irrépressible, il nécessite des opérations intellectuelles et artistiques complexes notamment par des choix cohérents et significatifs.

2. C’est justement cette complexité des moyens mis en œuvre qui peut constituer un frein à l’efficacité de l’argumentation.

  • Au premier abord, l’abondance des notes indique bien que le premier obstacle réside dans le vieillissement du lexique et le registre de langue. Dans le premier texte, des termes comme « réplétion », « établissement », « équipement », « hardes »… ne sont pas à la portée du premier venu. À l’inverse, les familiarités du poème de Prévert sont tout autant difficiles à saisir pour certains lecteurs : « s’en foutre », « Potin », « flics »…
  • De même l’intertextualité et les références à un environnement culturel particulier ne facilitent pas l’approche du texte. Pour des lycéens français qui n’ont pas étudié le grec, le sobriquet de Gnathon ne pourra être interprété. La fin du texte et ses références religieuses implicites avec « rachète » et « extinction du genre humain » qui pourraient être comprises dans un environnement culturel chrétien risquent de passer inaperçues aujourd’hui.
  • Un autre frein peut être découvert dans les dangers de la caricature : La Bruyère a choisi de ridiculiser Gnathon avec le risque que ses lecteurs refusent de se reconnaître dans ce goinfre malappris, dans ce sans-gêne provocateur, auquel cas ils ne se corrigeront pas de leur égoïsme moins affiché. Les lecteurs de Prévert horrifiés par le crime du chemineau risquent de se détourner du malheureux. La caricature peut faire craindre au lecteur d’être manipulé : à trop déformer, l’auteur peut être suspecté de vouloir tenir la main. Pourquoi la duchesse ne regarde-t-elle pas le voleur de pain ? Serait-ce le mépris ? le déni ? C’est peut-être tout simplement le fait d’une mère fascinée par son enfant…
  • Mais le risque majeur est celui de ne pas être compris. À vouloir suggérer en maniant l’implicite, l’auteur permet au lecteur bien des nuances dans l’interprétation, ouvrant ainsi la porte au contresens. Et si le lecteur ne voyait dans Gnathon qu’un goinfre répugnant au lieu de l’égoïste forcené ? Que se passerait-il si le lecteur peu attentif n’était pas sensible au raccourci brutal voulu par Prévert grâce à l’ellipse de la structure narrative ?

Le texte élaboré reste donc une forme fragile, comme une bouteille jetée à la mer qu’aucun bateau peut-être ne recueillera. Comment la « forme littéraire » peut-elle aider alors à surmonter ces écueils ?

3. Le travail de composition et de mise en forme de l’argumentation doit obéir à un certain nombre de règles qui permettront au texte de survivre. Il s’agit pour l’essentiel de revenir à un vieux fond commun à l’humanité.

  • Pour persuader, l’écrivain va jouer avec les émotions primaires du lecteur. La Bruyère fait monter en nous la répulsion devant cette mâchoire qui broie tout ce qui passe à proximité, Hugo cherche à réveiller les esprits par la peur en prophétisant un bouleversement de société, Prévert travaille son lecteur pour lui donner mauvaise conscience.
  • L’auteur doit s’efforcer de transcender les contingences de son époque : culture, idéologie, clichés, modes intellectuelles ou artistiques. Il lui faut passer du particulier à l’universel. La vérité humaine est à ce prix. La Bruyère dépasse la convention du portrait à clef, Hugo ne se contente pas de croquer une scène de rue, Prévert ne nous délivre pas une ritournelle à la guimauve facile. Ces trois auteurs sont allés à l’essentiel : l’égoïste est moins celui qui se sert en premier qu’un homme au regard malade. L’égoïste est celui qui ne sait plus voir l’autre.
  • Tous les trois cherchent à éduquer notre perspicacité en relevant le détail significatif, l’attitude, le geste qui, en d’autres circonstances, seraient passés inaperçus. Par exemple, La Bruyère note que son glouton « occupe lui seul [la place] de deux autres » ; voilà que le goinfre sans crier gare, dès le début, est déjà le dévoreur de l’espace vital d’autrui. Hugo découvre dans le pauvre hère « le spectre de la misère », c’est-à-dire le revenant qui vient réclamer vengeance et justice comme le père d’Hamlet sur les remparts d’Elseneur. Avez-vous remarqué l’humour noir de l’addition chez Prévert ? « Et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon… »
  • Malgré les accumulations, le véritable écrivain simplifie en opposant, épure, met en perspective. L’auteur des Caractères trace un tableau contrasté du goujat qui peu à peu envahit l’espace, absorbant les biens ou rejetant dans le néant les êtres qui le côtoient. Le tout et le rien sont saisis dans le même mouvement. Hugo pense par antithèse : d’un côté, la souillure, la grisaille, la saleté ; de l’autre, l’éclat, « le damas bouton d’or », une femme « fraîche, blanche, belle, éblouissante »… Le peintre Hugo, maître de l’encre, pose des valeurs plus que des couleurs. Prévert focalise sur les sardines dans leur coffre-fort, sur l’œuf dur…
  • La « forme littéraire » doit donner un écrin à la pensée, synthétiser les observations en une maxime, un proverbe. La complainte de Prévert n’aurait probablement pas dépassé une notoriété restreinte si elle n’avait pas été publiée dans Paroles. Prévert, qui a tiré de son expérience surréaliste le mélange de l’onirisme à la réalité quotidienne, produit une alliance incongrue et surprenante : désormais nous n’entendrons plus de la même manière le heurt de l’œuf dur sur le comptoir. La Bruyère nous réserve, dès le début, une formule lapidaire bien contrastée, « tous les hommes ensemble sont à son égard comme s’ils n’étaient point », où tout est déjà dit. Quant à Hugo, il nous assène ce face-à-face lourd de conséquences, « Cette femme ne voyait pas l’homme terrible qui la regardait ».

Conclusion

La « forme littéraire » est donc un état particulier de la langue, un moule dans lequel un écrivain coule une pensée incandescente. L’auteur, dans son désir de toucher le lecteur, doit recourir à toutes les possibilités expressives du langage, donnant à ce dernier un statut nouveau par la concentration des effets. Cette richesse et cette complexité de l’argumentation peuvent dérouter le lecteur, et même le conduire sur de fausses pistes. C’est pourquoi le véritable écrivain n’aura de cesse de polir sa thèse pour la simplifier, la mettre en perspective, accéder à la vérité au-delà des apparences, et ramasser son expérience dans des formules sentencieuses. L’œuvre produite peut alors accéder à l’intemporalité et à l’universalité, prendre place dans nos bibliothèques sur le rayon des classiques.
Cette ascèse, fruit de longues heures de travail, semble cependant moins appréciée dans notre civilisation consumériste et gaspilleuse. Si l’on ajoute le goût du sensationnel, le prêt-à-porter idéologique, l’instrumentalisation des consciences, le refus des exigences de toutes sortes, on comprendra aisément que la « forme littéraire » éprouve de plus en plus de difficultés à trouver son public. Il est bien possible que nos contemporains aient gardé simplement du docere, placere, le désir de plaire à tout prix : nous sommes peut-être entrés dans l’ère de la littérature de masse.

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