Aller au contenu
Littérature 🏷️ Textes pour Noël

Paul de Cazes, « Ma première messe de minuit »

Paul de Cazes (1841-1913)

Ma première messe de minuit

J’avais huit ans, il y a déjà longtemps, hélas ! Je demeurais dans un petit bourg de Bretagne où j’ai passé mon enfance.
Un soir, il faisait un froid humide et pénétrant, et cependant tous, dans la paroisse, hommes et femmes, petits et grands, avaient un air de fête qui faisait un heureux contraste avec les tons gris et brumeux du ciel.
À l’heure de l’angélus, le sacristain, frappant à tour de bras sur l’unique cloche de l’église, venait rappeler aux habitants du village que le lendemain était une des quatre grandes fêtes de l’année ; une fête carillonnée, comme on dit dans le pays. Quelques paysans, avec ce dandinement particulier à l’homme des champs harassé par un labeur continu, traversaient, en hâtant le pas, la petite place de l’église, et ils entraient. C’étaient les retardataires du confessionnal, car on croit encore au bon Dieu dans ces bourgades perdues au fond de la Bretagne.
Dans la cheminée de la cuisine à l’âtre immense auprès duquel les domestiques de la maison, assis en rond, pendant les longues veillées d’hiver, racontaient à tour de rôle ces lugubres et fantastiques histoires de loups-garous, qui se transmettent de génération en génération dans les campagnes bretonnes, trois hommes vigoureux avaient placé une bûche énorme, qui devait brûler huit jours durant ; la bûche de Noël, en un mot, car, le lendemain était l’anniversaire de la naissance du Sauveur.

* * *

Ma mère m’avait promis, si j’étais bien sage, de me conduire cette année-là à la messe de minuit. Dieu sait si depuis longtemps j’attendais la nuit de Noël avec impatience.
D’abord, il avait été bien entendu que je ne me coucherais pas ce soir-là, moi qu’on avait l’habitude invariable de mettre impitoyablement au lit tous les jours à huit heures.
Depuis bien des semaines, je repassais dans mon imagination d’enfant toutes les joies inconnues dont je pourrais alors prendre ma part.
Comme cela devait être beau, l’église éclairée avec cette profusion de lumières dont ma bonne m’avait décrit si souvent les merveilleux effets, quand il ferait si noir dehors ! Comme cela serait drôle de voir la mine effarée de la vieille Jeanneton Massé, la gardeuse d’oies, qui sommeillait toujours accroupie sur ses talons, dans l’allée, à deux pas de nos chaises, quand elle serait réveillée en sursaut par un couac sonore du gros ophicléide qui avait la prétention d’accompagner, à lui seul, tous les chantres du lutrin !
Aussi quels efforts héroïques je dus faire pour refouler l’horrible envie de dormir qui commença à me prendre dès avant neuf heures du soir !
Enfin l’heure tant désirée sonna.

* * *

C’était une toute petite église, bien humble, celle où j’entendis ma première messe de minuit.
Avec sa tour carrée servant de refuge à des centaines de corbeaux, qui depuis de nombreuses générations y avaient élu domicile, entourée de trois côtés, comme elle l’était, par un ancien cimetière depuis longtemps abandonné, elle me semblait bien misérable, à moi, cette pauvre vieille église qui datait du seizième siècle, et faisait l’admiration des archéologues à la recherche de monuments druidiques égarés dans les landes bretonnes, qui la visitaient en passant.
Cette nuit-là, pour la circonstance, elle avait un air de fête inaccoutumé, quelques douzaines de cierges fichés sur trois grands lustres en bois doré, répandaient sur le groupe des fidèles une lueur incertaine et blafarde.
De gros bouquets de fleurs artificielles de diverses couleurs, dans des potiches largement coloriées, s’étageaient sur les gradins de trois autels brillamment éclairés. Le gros missel, aux pages enluminées, sur son pupitre recouvert d’un tapis de velours grenat, était là, attendant l’arrivée du prêtre.

* * *

Enfin la petite porte donnant de la sacristie sur le chœur de l’église s’ouvre, et le curé de la paroisse, droit et ferme malgré ses quatre-vingt-deux ans, s’avance vers l’autel.
Quatre enfants de chœur en soutanelles rouges et en surplis blancs, portant de gros cierges, lui font escorte.
Puis les chantres, un par un, arrivant à la file, vont se placer autour du grand lutrin.
Le vieux prêtre, dont les longs cheveux bouclés, blancs comme la neige, ont des reflets d’argent à la lueur des cierges, a revêtu ses plus beaux ornements. Sur son aube en fines dentelles artistement brodées, œuvre de patience d’une bonne et sainte demoiselle, la bienfaitrice du village, s’étale la superbe chasuble en soie brochée des grands jours.
Ils étaient longs les états de service du bon vieux curé. Le jour où Napoléon, alors premier consul, avait cru devoir permettre à Dieu de se laisser adorer dans ses temples, il était venu prendre charge des âmes de cette petite paroisse, et y était toujours resté.
En vain, pendant son long et ingrat ministère, lui offrit-on des cures plus avantageuses ; il persista à vouloir demeurer, pour y mourir, dans ce presbytère de petit village où il se savait aimé et vénéré de tous. Les douze ou quinze cents francs de son modique traitement, dont il donnait une bonne moitié aux pauvres, lui suffisaient pour vivre ; que lui fallait-il de plus ?
Comment aurait-il pu quitter tous ces braves gens qui, chaque dimanche, se pressaient autour de lui pour entendre, par sa bouche, la parole de Dieu qu’il leur avait appris à connaître ?
Comment abandonner tous ces morts, couchés là-bas dans le cimetière, qu’il avait aidés à passer dans l’éternité en leur promettant ses prières, et que lui seul n’avait pas oubliés ?

* * *

Comme tous les vieux prêtres de ce temps-là, le bon curé était, prétendait-on, entaché d’une forte teinte de gallicanisme. Un fait bien certain, c’est que, en dépit de tous les efforts de son vicaire, jeune ecclésiastique partisan de la plus pure doctrine romaine, jusqu’au jour de sa mort, les cérémonies se firent d’après les anciens rites, dans sa petite église.
Le maître chantre, vieux bonhomme qui devait bien avoir dans les soixante-quinze ou quatre-vingts ans, tenait comme son curé à toutes les choses du temps passé. Malgré son grand âge, il n’aurait voulu céder à personne sa place au lutrin ni le devoir de donner le ton à ses acolytes.
Seul, à peut-être vingt lieues à la ronde, il avait conservé l’ancienne coutume de chanter des noëls à la messe de minuit, et il ne concédait que difficilement à son fils, robuste forgeron à la voix de stentor, qui était appelé à lui succéder dans sa charge importante, quelques-uns de ces cantiques de circonstance que nous trouvons si vieux aujourd’hui, mais qui étaient très en vogue alors dans les paroisses de Bretagne.
On venait de loin pour entendre les noëls du vieux chantre, et, comme j’en avais entendu gloser par le notaire qui posait pour esprit fort, j’attendais avec grande impatience.

* * *

Le moment solennel arrivé, le bonhomme se lève, tousse, crache, s’essuie du front à la nuque avec son grand mouchoir à carreaux bleus et rouges, relève la tête, se rengorge et d’une voix plus chevrotante et plus cassée encore que d’habitude – ce qui pouvait bien être attribué à quelques verres de vin de trop qu’il avait pris pour s’éclaircir la voix – il entonne à tue-tête un noël que je n’ai malheureusement pu retenir en entier, mais dont voici le premier couplet, tel qu’il s’est gravé dans ma mémoire d’enfant :

Adam fut un pauvre homme
De se laisser tenter
Par un morceau de pomme
Qu’il ne put avaler ;
Sa femme, sans cesse
Le tourmente, le presse
D’en manger un p’tit,
Disant que la sagesse,
Que le diable avait dit,
Était dedans ce fruit.

Naturellement, le poète auteur de ce noël oublié, vingt-cinq ou trente couplets durant, repasse tous les événements principaux qui se sont produits sur la terre depuis cette heure néfaste, où notre premier père subit l’ascendant funeste de la première femme, jusqu’au jour où le genre humain fut délivré, par la naissance du Christ, des conséquences fâcheuses que lui avait values son inqualifiable gourmandise.

* * *

Maintenant, chaque fois que tinte la cloche qui appelle les chrétiens à la messe de minuit, mes souvenirs se reportent à quelque trente-cinq ans en arrière, dans cette pauvre petite église bretonne, et là je revois, comme si c’était hier, tout près du bon et si vénérable prêtre qui l’écoutait avec béatitude, le vieux chantre entonnant ce chant singulier dans lequel un barde inconnu exhale naïvement sa mauvaise humeur contre notre premier père, pour s’être laissé tenter par un morceau de pomme qu’il ne peut pas même avaler.


Dans Le Monde illustré, Montréal, 22 décembre 1892.
Paul de Cazes – « Ma première messe de minuit. »

Extrait tiré de Noël au Québec – Contes, récits et souvenirs, ouvrage publié dans la collection « Littérature québécoise » par la Bibliothèque électronique du Québec.