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Littérature 🏷️ Textes pour Noël

Marie Le Franc, « Le Noël du vieux sonneur de cloche »

Marie Le Franc (1879-1964)

Le Noël du vieux sonneur de cloche

La demie de onze heures tinta, lente et profonde, à l’antique pendule flamande. Joë, qui ne dormait que d’un œil, tressaillit et ouvrit l’autre tout grand. Son mouvement dérangea la chatte qui, roulée en boule sur les pieds du dormeur, tourna en cercle sur elle-même et se blottit au creux des couvertures, à la même place, étonnée de cette lubie de son maître qui voulait chanter matines au lieu de continuer son somme. « Il n’est pas minuit, voyons, grondait Finaude, l’horloge ne déraisonnait pas, et même si demain était jour de messe, on avait le temps d’allumer les cierges ! »
Mais Joë, insensible aux exhortations de Finaude, se laissa glisser sur le sol, non sans geindre un peu, à cause de ses rhumatismes, chercha au bord du lit ses claques doublées de laine, et tout en clopinant alla souffler sur les tisons du foyer pour allumer la lampe. Puis il regarda la Flamande – dans sa maison, les choses portaient un nom, comme des chrétiens. La porte de verre reflétait les gestes de Joë, que semblait rythmer le balancier doré, et l’aiguille du cadran s’acheminait à pas invisibles vers le chiffre XII. C’était bien la demie de onze heures qui venait de sonner.
Il retourna au pied du lit, où, sur la chaise de paille, ses vêtements du dimanche étaient pliés : chemise de toile propre, vareuse de laine, habit de drap à parements unis et pardessus, sorte de paletot sac en peau vive de renard, que chasseurs et « habitants » portaient communément vers l’an de grâce 18…, de la baie d’Hudson aux grands lacs, du St. Laurent au Missouri.
Il se vêtit à gestes lents, toujours à cause des douleurs qui parcouraient sa vieille échine, et aussi des songeries qui trottaient dans sa vieille tête.
C’était donc le 25 décembre encore une fois. Tout à l’heure, la Marie-Noëlle l’annoncerait de sa voix toute neuve aux campagnes dans l’allégresse, et les jeunes filles entonneraient dans le chœur de la petite église :

Il est né le divin Enfant !

Ah ! il en avait tant sonné des carillons de Noël dans sa vie, il en avait tant vu, de jours de Noël, des joyeux, ceux qu’on célèbre, des moins joyeux, qu’on célèbre encore, et des tristes, qu’on entend passer devant la fenêtre avec des rires, des chansons, des tintements de grelots et qui vous font trouver si amer le pain de la table sans hôtes, et si froid le foyer où vous êtes tout seul, pauvre vieux, à chauffer vos mains dures et vos pieds goutteux.
Joë en était là de ses réflexions quand l’horloge vint encore une fois le rappeler au devoir. Dans quelques minutes il serait minuit.
Ce n’était pas le moment d’arriver en retard à l’église. Aujourd’hui, pour la première fois, la Marie-Noëlle allait se mettre en branle. C’était sans doute aussi la dernière occasion où le sonneur éprouverait ses forces sur une cloche neuve, que Monsieur le curé de Saint-Grégoire avait décidé d’inaugurer le jour de Noël, quoiqu’elle fût baptisée et installée depuis la mi-octobre.
Joë recouvrit le feu de l’âtre d’un peu de cendres, au désappointement de Finaude, tira les courtines du lit pour en cacher le désordre, pendit sa casquette de maison au clou de la muraille, juste au-dessous de son fusil, en solitaire rangé qu’il était, et prit dans l’armoire grinçante le chapelet des grands jours. Il sortit en tirant la porte derrière lui.
Dans le ciel d’hiver, la lune était large et haute, et faisait étinceler les perspectives des lointains en paillettes bleutés ; les petites maisons, dont on ne devinait plus la charpente de pierre, semblaient des huttes polaires découpées dans la neige même, les arbres, aux membrures invisibles sous leur chapelure blanche, n’étaient plus des arbres, mais des fioritures fantasmagoriques que la neige venait de dessiner pour enjoliver le décor de cette nuit de Noël.
Tout le village se rendait par groupes à l’église, en balançant des lanternes sur le chemin tortueux bordé de revêtements de neige, et dans les logis il ne restait plus que la lampe allumée au coin du foyer, la bûche de Noël doucement crépitante, et les chats qui, réveillés de leur paresse coutumière par l’odeur de galette et de jambon, rôdaient en tirant la langue du dressoir au garde-manger et de la huche au pétrin.
Au loin, un bruit de clochettes se fit entendre, allègre et joli… L’eau des fontaines avait-elle brisé sa prison de glace, et les lavandières captives, au visage étroit et pur comme une faucille de cristal, avaient-elles repris la danse des battoirs d’argent pour célébrer leur délivrance : Noël ! Noël !
Non, ce n’était que le traîneau de Messire Bernard de Chouilleuse, seigneur de Saint-Grégoire, Saint-Basile et autres lieux qui avait élu Saint-Grégoire cette année-là pour y faire ses dévotions.
Joë soupira… Jamais la Marie-Noëlle n’éparpillerait dans la neige un cliquetis de battoirs d’argent comme les clochettes de Messire Bernard.
Il passa devant le presbytère, massif comme un fort, à l’ombre duquel se dressait l’église. Par les soupiraux rougeoyants de la cuisine, Joë huma le parfum de la dinde qui tournait sur la broche, devant la flamme bleue et or des pommes de pin.
Il soupira plus fort… Hélas ! Il avait perdu l’espoir qu’après la messe de minuit dame Catherine reconnaîtrait au passage la houppelande poudrée à blanc du vieux Joë pour lui faire goûter par le soupirail les marrons rôtis arrosés d’un doigt de clairet.
Il arriva à l’église autour de laquelle devisaient les formes confuses des fidèles, qui par économie avaient éteint leurs lanternes, et n’osaient entrer avant que la Marie-Noëlle n’eût donné le signal… Une émotion pieuse émanait des âmes et faisait rayonner les visages bleuis au haut des silhouettes obscures comme des flammes de cierges au sommet d’humble candélabres.
Il loqueta la porte et se dirigea à la lueur de la lampe brûlant devant la crèche. Il mit la Marie-Noëlle en branle avec toute la force et la méthode dont il était capable.
Ô surprise ! Dès les premiers tintements, il y eût un bruit d’ailes froissées et de cris aigus au-dessus de sa tête. Le vieux pensa d’abord qu’il venait d’effaroucher une colonie de hiboux, établis dans les lézardes du mur et comme de tout temps la gent des hiboux passe pour entretenir des accointances avec l’enfer plutôt qu’avec le ciel, il se pendit à sa cloche de plus belle.
Comme il l’ébranlait avec ardeur, une masse soyeuse vint s’abattre à ses pieds. Il se pencha et regarda.
C’était un nid énorme, tel qu’en construisent les moineaux pour passer l’hiver dans ces contrées du Nord, et aussi familiers aux habitants que les nids d’hirondelles. Des familles entières y logent leurs têtes querelleuses qui gardent jusque dans le sommeil un air de défi et leurs corps en boule qui se pressent l’un contre l’autre pour lutter contre le froid.
Celui-ci datait du récent automne. Il avait été établi sur la travée de la cloche immobile. Sans s’en douter, Joë venait de briser l’abri de vingt petits êtres.
Qu’allaient-ils devenir ?
Il les suivit des yeux. Quelques-uns éblouis par la lumière de l’église, tournoyaient sous la voûte en se heurtant aux piliers, d’autres s’élançaient par les trous du toit vers le ciel de décembre d’un bleu glacial.
Les pauvres bêtes du bon Dieu ! Il était facile de prévoir leur sort. C’était bien leur dernière nuit, leur dernier Noël ! Le froid glacerait les quelques gouttes de sang de leur cœur, et les ferait rouler l’un après l’autre du bout des branches, comme des feuilles oubliées.
Et c’était sa faute à lui, Joë, cette brute ! S’il avait sonné plus doucement, la fragile demeure eût tenu bon peut-être et la Marie-Noëlle aurait gardé son trésor jusqu’au prochain printemps…
Il ramassa le nid tombé à terre, machinalement, pour ne pas le voir piétiner tout à l’heure par les grosses chaussures des « habitants », et il le glissa dans sa vareuse.
Il entendit la messe d’un cœur distrait, lourd de tristesse et de remords. Il avait gardé, du temps où il était bûcheron dans la forêt, l’amour de toutes les petites créatures qui rampaient sous ses pieds ou volaient sur sa tête, et il ne pouvait se pardonner le malheur involontaire qu’il venait de causer. Et puis, il était superstitieux.
Ah ! le triste Noël qui commençait si mal.
Les voix aériennes des jeunes filles, montant tout là-bas sous le dôme bleu peint d’étoiles du chœur : « Il est né le divin Enfant », qui d’ordinaire le faisaient pleurer lui, le vieux « mécréant » – Joë se traitait ainsi – dans son mouchoir à carreaux, du commencement à la fin de la messe, n’arrivaient plus jusqu’à lui. Il ne jetait même pas un regard sur les rochers de la crèche, l’Enfant Jésus, le bœuf et l’âne ; peut-être pour se défendre d’une pensée de païen… Si les fugitifs avaient idée qu’il y avait ici une botte de paille et de mousse, de quoi refaire une douzaine de nids…
Il demeura après les autres pour éteindre les cierges, remettre en place le livre de plain-chant, et plier le surplis de Monsieur le curé.
Puis il reprit à pas lents le chemin du logis, se sentant vieux, aussi vieux que Jean-Jacques le fossoyeur, aussi courbé que lui vers la terre, à peine ému d’une pensée de convoitise en apercevant la face cramoisie de dame Catherine dans le coup de feu des derniers préparatifs.
Il vit le traîneau de Messire Bernard arrêté à la porte du presbytère dont il était l’hôte cette nuit. Les clochettes, les jolies clochettes ne chantaient plus… Les lavandières au visage mince et pur comme une faucille de cristal étaient sans doute prisonnières des fontaines encore, et les battoirs d’argent ne disaient plus Noël !
Noël ! Il faisait si froid !
Plus de traces des fugitifs. Les flocons de neige tremblaient comme de petites âmes frileuses… Étaient-ils morts déjà ?
Non, un cri plaintif a retenti aux oreilles de Joë et quelque chose s’est abattu à ses pieds. Il étend la main et rencontre le corps d’un moineau. C’est un jeune sans doute qui n’a pu résister longtemps à la tourmente… Mais il n’est pas mort, il palpite au fond de la grosse paume de Joë. Il sauverait celui-là du moins !
Avec des précautions infinies, il le glisse sur sa poitrine. Il a hâte d’arriver. Il ne regarde plus, avec des airs d’envie, les vitres des maisonnettes faiblement illuminées derrière leurs rideaux rouges, à l’heure où « Santa Claus » visite les petits souliers cirés qui reluisent à la lueur des bûches. N’a-t-il pas son cadeau de Noël à présent ?
Quelle fête, silencieuse et obscure, sous son toit de chaume à lui. Silencieuse, non, car le vieux s’est répandu en discours à Finaude : « Tu sais, ma vieille, ce n’est pas pour ton bec, ce morceau-là ! »
Et ils ont rôdé tous les deux l’un sur les pas de l’autre, l’un à la recherche d’une cachette sûre, l’autre levant des regards de fausse tendresse sur son nouveau compagnon.
Joë s’arrête devant l’horloge. Hé ! quel refuge serait meilleur pour cette nuit que la cage de verre de la Flamande ? C’est une amie fidèle, qui n’a jamais joué de mauvais tours à Joë, comme Finaude. Il a confiance en elle. Il dépose le nid à l’intérieur, sur la planchette basse, il le cale entre les deux poids de bronze, et il jette un dernier regard d’amitié à Fifi – qu’il a commencé par baptiser en l’adoptant, naturellement – à Fifi dont les yeux sont redevenus vifs et les plumes lisses.
Par la cheminée de la chaumière un peu de lune glisse, une lune mystique de nuit de Noël, tandis que l’âme simple d’un « mécréant » écoute si une voix d’oiseau ne sort pas d’une antique horloge flamande pour chanter aussi : Noël ! Noël !


Dans Le Monde illustré, Montréal, 22 décembre 1906.
Marie Le Franc – Le Noël du vieux sonneur de cloche.

Extrait tiré de Noël au Québec – Contes, récits et souvenirs, ouvrage publié dans la collection « Littérature québécoise » par la Bibliothèque électronique du Québec.