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Philip Roth, Le Complot contre l’Amérique

Le Complot contre l’Amérique

(titre original : The Plot Against America)

de Philip Roth

Une page rédigée par Jean-Luc.
À mon petit-fils Alexandre

Quelques réflexions

Le Complot contre l’Amérique, dont le titre original est The Plot Against America, est un roman de l’écrivain américain Philip Roth. Il est paru en 2004 et a remporté le prix Sidewise cette même année. C’est un récit de politique-fiction en même temps qu’une réutilisation de données autobiographiques. En effet le narrateur porte le nom de l’auteur. Ce mélange de données réelles, de souvenirs d’enfance, cette réécriture de l’histoire, cet emploi de personnages bien connus dans des événements inventés ont créé la polémique. L’écrivain y exprime la peur atavique du peuple juif, dont la mémoire collective est hantée par les persécutions des siècles passés ; il ouvre son récit par la déclaration suivante : « C’est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif […] si je n’étais pas né dans une famille juive ? » Cette charge a ébranlé le socle idéologique de la société américaine aussi bien chez les WASPS (White Anglo-Saxon Protestant, « Protestant anglo-saxon blanc ») que chez certains catholiques ou dans les milieux progressistes qui ont déploré une dénonciation calomnieuse alors que Roth passait sous silence le racisme bien réel et autrement violent à l’encontre des Afro-Américains.

Résumé et organisation de l’œuvre

Le récit s’étale du 1er juin 1940 à octobre 1942. Le jeune Philip Roth a sept ans au début du récit. Il est le fils cadet d’une famille juive de Newark dans le New Jersey. Il a un frère aîné prénommé Sandy. Il vit dans un ghetto de gens industrieux vivant juste au-dessus du seuil de pauvreté. Cette population s’est fondue dans le creuset américain. Sans véritablement de signes distinctifs, elle peut affirmer : « Notre patrie, c’était l’Amérique. »
Un événement perturbateur va venir modifier cet équilibre apparent, après la grande dépression de 1929 : l’investiture de Lindbergh par les Républicains. Le célèbre aviateur, jusque-là adulé par tous, va devenir le champion des pacifistes isolationnistes et des Américains chrétiens en assurant la promotion du mouvement America first. Ses visites en Allemagne, son acceptation d’une décoration nazie et son soutien à Hitler lui valent l’hostilité des Juifs américains, solidaires de leurs coreligionnaires persécutés par le régime fasciste.
Ce récit historique fictionnel distord le cours des événements en substituant au second mandat de Franklin Delano Roosevelt l’élection de Charles Lindbergh à la présidence des États-Unis.
Commencent alors de sournoises intimidations et vexations pour la communauté juive dont certains membres, y compris dans l’entourage immédiat du jeune Philip Roth, refusent de voir la réalité et soutiennent même la politique officielle de prétendue intégration. Ces divisions perturbent l’enfant déchiré entre des affections contraires. L’ouvrage relate les diverses réactions qui divisent le groupe marqué par son appartenance culturelle à la judéité. Philip essaie alors de conjurer à sa manière les menaces qu’il sent s’accumuler sur sa famille.
Sur la fin, de juin à octobre 1942, cette collusion entre les pacifistes et les partisans du Bund germano-américain, parti pro-nazi, débouche sur des violences comme dans l’Europe sous la botte fasciste.

Le récit proprement dit est suivi d’un épais dossier constitué

  • d’un Post-scriptum
  • d’une Note au lecteur
  • d’une Chronologie véritable des personnages principaux
  • de notices biographiques sur les personnages historiques

Roth essaie de justifier ses choix de romancier en s’attaquant principalement à la personnalité de Lindbergh et à ses sympathies pro-nazies. Il cite des faits et des écrits qui donnent au récit l’apparence d’un ouvrage historique.

Si le lecteur veut bien dépasser l’ambiguïté fondamentale d’une dystopie située dans un passé récent et donc réécrivant faussement et scandaleusement l’histoire, il peut rechercher dans l’invention romanesque originale, à considérer alors comme une fable réaliste, des sujets de réflexion sur les dérives possibles du système démocratique.

Quelques pistes

Quelle place pour les minorités en démocratie ?
Rôle des médias, leur pouvoir en démocratie.
Les dangers de l’image personnelle en politique, Lindbergh soigne son image de jeune aventurier, simple, dynamique, sympathique. D’une certaine manière Lindbergh a une aura inexplicable, il magnétise ses partisans comme Hitler.
Avec Winchell, les héros povidentiels, « le marginal intrépide ».
America First ou la majorité injuste et pacifiste qui met en danger les libertés.
Le risque démagogique qui flatte les égoïsmes.

Au-delà de la fable politique, ce roman reste un savoureux portrait de la société juive, de ses comportements, de ses modes de pensée et surtout de ses angoisses. Le sujet plutôt noir est illuminé par les notations humoristiques d’un adulte qui choisit de revisiter son enfance. Cette fausse naïveté associée à un amour inconditionnel pour les siens, malgré leurs faiblesses ou leurs erreurs, en fait aussi un vibrant hommage à ses parents. Sous la plume de Roth, la judéité est examinée sans complaisance, l’auteur note combien les comportements hérités du passé et profondément ancrés dans l’inconscient sont peu à peu corrigés par la modernité américaine. Il en résulte une acculturation pragmatique. Finalement, pour Roth, c’est bien la cellule familiale plus que la synagogue qui fonde son identité : « C’était par leur travail que j’identifiais et que je distinguais nos voisins, bien plus que par leur religion », et, si le Juif américain est pris pour cible, c’est parce qu’il ne se mélange pas aux « chrétiens ». Le danger du communautarisme pour la démocratie est bien pris en compte, mais Roth remarque que seuls les Juifs arrivant d’Europe, notamment pour collecter des fonds, sont reconnaissables comme tels par leur accoutrement ou leurs propos. La deuxième génération issue de l’immigration a adopté le mode de vie américain jusque dans les loisirs et les sports.
Ce roman vaut surtout par le voyage d’un esprit enfantin au pays de ses fantasmes. Le jeune Philip porte un regard sans complaisance (d’adulte) sur son environnement familial et sur la société juive dans laquelle il vit. Il est écartelé entre ses affections, ses admirations et les prises de position contradictoires de ses proches. Le groupe social dans lequel il grandit connaît comme toute l’Amérique sa majorité de braves gens travailleurs très éprouvés par la grande dépression de 1929, mais aussi ses flambeurs, ses malfrats, ses affairistes, ses extrémistes, ses arrivistes… Face à des situations dont il ne perçoit pas de prime abord toute la gravité ou la nuisance dissimulée, il nous livre de savoureuses analyses décalées, des extrapolations fantasmatiques nées de ses terreurs nocturnes. Le plus navrant est que la montée d’un antisémitisme primaire rencontre très vite la phobie de la persécution chez des immigrés dont les ancêtres ont fui les pogroms européens ou russes. Ce climat délétère de peur irraisonnée conduit peu à peu l’enfant à des décisions surprenantes dans sa logique naïve. Voilà le jeune Philip qui se culpabilise car les adultes qui se déchirent autour de lui ne voient plus les dérives sécuritaires chez cet enfant déboussolé. Le narrateur va devenir menteur, voleur, manipulateur, voire indirectement meurtrier dans son désir de se protéger, à l’heure où les valeurs morales volent en éclat quand se répand la terreur insidieuse.

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