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Perec, Les Choses, extrait du chapitre 2

Bac de français 2021

Baccalauréat général

Corrigé du commentaire

Objet d’étude : le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Georges Perec (1936-1982), Les Choses (1965), chapitre 2 (extrait)

Le début de ce roman évoque la situation d’un jeune couple, Sylvie et Jérôme, qui vit dans un appartement exigu à Paris, au début des années 60.

Georges Perec Des arrangements judicieux auraient sans doute été possibles : une cloison pouvait sauter, libérant un vaste coin mal utilisé, un meuble trop gros pouvait être avantageusement remplacé, une série de placards pouvait surgir. Sans doute, alors, pour peu qu’elle fût repeinte, décapée, arrangée avec quelque amour, leur demeure eût-elle été incontestablement charmante, avec sa fenêtre aux rideaux rouges et sa fenêtre aux rideaux verts, avec sa longue table de chêne, un peu branlante, achetée aux Puces, qui occupait toute la longueur d’un panneau, au-dessous de la très belle reproduction d’un portulan1, et qu’une petite écritoire2 à rideau Second Empire, en acajou incrusté de baguettes de cuivre, dont plusieurs manquaient, séparait en deux plans de travail, pour Sylvie à gauche, pour Jérôme à droite, chacun marqué par un même buvard rouge, une même brique de verre, un même pot à crayons ; avec son vieux bocal de verre serti d’étain qui avait été transformé en lampe, avec son décalitre3 à grains en bois déroulé renforcé de métal qui servait de corbeille à papier, avec ses deux fauteuils hétéroclites, ses chaises paillées, son tabouret de vacher. Et il se serait dégagé de l’ensemble, propre et net, ingénieux, une chaleur amicale, une ambiance sympathique de travail, de vie commune.

Mais la seule perspective des travaux les effrayait. Il leur aurait fallu emprunter, économiser, investir. Ils ne s’y résignaient pas. Le cœur n’y était pas : ils ne pensaient qu’en termes de tout ou rien. La bibliothèque serait de chêne clair ou ne serait pas. Elle n’était pas. Les livres s’empilaient sur deux étagères de bois sale et, sur deux rangs, dans des placards qui n’auraient jamais dû leur être réservés. Pendant trois ans, une prise de courant demeura défectueuse, sans qu’ils se décident à faire venir un électricien, cependant que couraient, sur presque tous les murs, des fils aux épissures4 grossières et des rallonges disgracieuses. Il leur fallut six mois pour remplacer un cordon de rideaux. Et la plus petite défaillance dans l’entretien quotidien se traduisait en vingt-quatre heures par un désordre que la bienfaisante présence des arbres et des jardins si proches rendait plus insupportable encore.

Le provisoire, le statu quo5 régnaient en maîtres absolus. Ils n’attendaient plus qu’un miracle. Ils auraient fait venir les architectes, les entrepreneurs, les maçons, les plombiers, les tapissiers, les peintres. Ils seraient partis en croisière et auraient trouvé, à leur retour, un appartement transformé, aménagé, remis à neuf, un appartement modèle, merveilleusement agrandi, plein de détails à sa mesure, des cloisons amovibles, des portes coulissantes, un moyen de chauffage efficace et discret, une installation électrique invisible, un mobilier de bon aloi6.

Mais entre ces rêveries trop grandes, auxquelles ils s’abandonnaient avec une complaisance étrange, et la nullité de leurs actions réelles, nul projet rationnel, qui aurait concilié les nécessités objectives et leurs possibilités financières, ne venait s’insérer. L’immensité de leurs désirs les paralysait.

Notes

1 Portulan : ancienne carte maritime représentant les ports et les dangers d’une côte.
2 Écritoire : petit meuble où l’on range tout ce qui est nécessaire pour écrire.
3 Décalitre : récipient pouvant contenir dix litres, utilisé pour mesurer le volume de grains ou de liquides.
4 Épissure : assemblage, jointure.
5 Statu quo : expression latine qui désigne un état des choses, une situation figée qui n’évolue pas.
6 De bon aloi : de bonne qualité, conforme au bon goût.

Proposition de corrigé
Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

L’appartement d’un couple velléitaire

Introduction

Situation

Le texte à étudier est tiré du roman de Georges Perec, Les Choses, paru en 1965. Cet extrait situé au chapitre 2 de l’œuvre évoque les réactions d’un jeune couple, Sylvie et Jérôme, qui habite dans un tout petit appartement parisien, au début des années 60.

Problématique

Comment, dans cette description qui crée une pause dans le récit, Georges Perec nous révèle-t-il l’indécision maladive de ses jeunes personnages ?

Annonce de plan linéaire

Nous examinerons d’abord l’appréciation objective des lieux par l’auteur, puis les réactions des occupants (sans doute propriétaires) pour finir par leur fuite dans l’inaction.

Développement

1 – Un état des lieux objectif

1er paragraphe

A) Un aménagement du local insuffisant

Des arrangements judicieux auraient sans doute été possibles : une cloison pouvait sauter, libérant un vaste coin mal utilisé, un meuble trop gros pouvait être avantageusement remplacé, une série de placards pouvait surgir.

Le romancier, de manière impersonnelle, commence par apprécier l’occupation de l’espace. Il cherche à démontrer le peu d’effort des habitants. Un rythme ternaire, plein d’assurance, organisé autour d’une répétition des « pouvait » développe le « possible » initial et refuse par avance toute circonstance atténuante aux occupants.

B) Un mobilier disparate et abîmé

Sans doute, alors, pour peu qu’elle fût repeinte, décapée, arrangée avec quelque amour, leur demeure eût-elle été incontestablement charmante, avec sa fenêtre aux rideaux rouges et sa fenêtre aux rideaux verts, avec sa longue table de chêne, un peu branlante, achetée aux Puces, qui occupait toute la longueur d’un panneau, au-dessous de la très belle reproduction d’un portulan, et qu’une petite écritoire à rideau Second Empire, en acajou incrusté de baguettes de cuivre, dont plusieurs manquaient, séparait en deux plans de travail, pour Sylvie à gauche, pour Jérôme à droite, chacun marqué par un même buvard rouge, une même brique de verre, un même pot à crayons ; avec son vieux bocal de verre serti d’étain qui avait été transformé en lampe, avec son décalitre à grains en bois déroulé renforcé de métal qui servait de corbeille à papier, avec ses deux fauteuils hétéroclites, ses chaises paillées, son tabouret de vacher.

La suite, avec force détails, est une longue période (à la manière de Marcel Proust). C’est une énumération en forme d’inventaire.
Remarquons tout d’abord qu’

  • elle est introduite par une assertion qui vient prolonger les constatations précédentes et les compléter ;
  • elle est confortée par un « sans doute » initial,
  • un rythme ternaire, « repeinte, décapée, arrangée » qui évoque en creux la défaillance de l’intérêt des propriétaires pour leurs murs ;
  • Elle se conclut par une affirmation renforcée par l’adverbe « incontestablement ».

La démonstration aboutit ainsi à un échec dû à l’incurie de Jérôme et Sylvie.
Le catalogue suivant relève un mobilier disparate et abîmé :

  • Les rideaux rouges jurent avec des rideaux verts,
  • la table de chêne rustique va mal avec l’élégante petite écritoire et l’ancien portulan, notons également que le second meuble est placé directement contre le premier en raison de l’exiguïté si bien que le lecteur est en droit de se demander quelle est son utilité,
  • les fauteuils sont « hétéroclites », les « chaises paillées » et le « tabouret de vacher » reprennent la rusticité de la table.
  • Seuls crédits au bon goût, le portulan et la réutilisation d’objets utilitaires comme le « vieux bocal de verre serti d’étain qui avait été transformé en lampe », le « décalitre à grains […] qui servait de corbeille à papier », (sans doute le résultat d’achats aux « Puces » comme pour le portulan compte tenu de l’incapacité de Jérôme à bricoler).
C) Une ambiance impersonnelle

Et il se serait dégagé de l’ensemble, propre et net, ingénieux, une chaleur amicale, une ambiance sympathique de travail, de vie commune.

La conclusion de cet inventaire est contrastée :

  • Elle oppose un rythme ternaire fermé « propre et net, ingénieux » qui souligne la fonctionnalité
  • à un double rythme binaire affectif « chaleur amicale, une ambiance sympathique de travail, de vie commune. »
  • Ainsi le romancier souligne-t-il le manque de vie, l’absence de fantaisie1.

Transition

Quelle est donc l’origine de cette perception décevante ?

2 – Le laisser-aller résultant

2e et 3e paragraphes

A) Une incapacité à assumer le compromis

Mais la seule perspective des travaux les effrayait. Il leur aurait fallu emprunter, économiser, investir. Ils ne s’y résignaient pas. Le cœur n’y était pas : ils ne pensaient qu’en termes de tout ou rien. La bibliothèque serait de chêne clair ou ne serait pas. Elle n’était pas.

L’explication qui suit commence par un « mais » qui suspend les potentialités envisagées auparavant.
Ces jeunes gens ont peur : notons le verbe « effrayait », le terme « cœur » au sens de courage pour signaler son absence.
L’objet de cette crainte est défini dans un rythme ternaire qui sous-tend la radicalité du propos : « emprunter, économiser, investir », en un mot, s’engager, aliéner en partie sa liberté.
L’autre aspect marquant est l’importance des négations. Le couple est dans le refus de toute contrainte. De ce fait il veut simplement jouir et ne peut créer. La fin du paragraphe dans sa sobriété pleine de signification est très flaubertienne : « Elle n’était pas. » Ce couple est stérile.

B) Un laisser-aller désolant

Les livres s’empilaient sur deux étagères de bois sale et, sur deux rangs, dans des placards qui n’auraient jamais dû leur être réservés. Pendant trois ans, une prise de courant demeura défectueuse, sans qu’ils se décident à faire venir un électricien, cependant que couraient, sur presque tous les murs, des fils aux épissures grossières et des rallonges disgracieuses. Il leur fallut six mois pour remplacer un cordon de rideaux. Et la plus petite défaillance dans l’entretien quotidien se traduisait en vingt-quatre heures par un désordre que la bienfaisante présence des arbres et des jardins si proches rendait plus insupportable encore.

Le résultat est dans une suite en forme de correction (énumération régressive, ici sur l’échelle du temps)

  • une stratification de l’environnement : les livres s’entassent en désordre, depuis le début et encore maintenant ;
  • l’acceptation d’une situation dégradée voire dangereuse : la prise de courant reste « défectueuse » et ce pendant « trois ans », une période incroyable ;
  • que l’on retrouve pour la réparation des cordons de rideaux : « six mois » ;
  • enfin la multiplicité des « désordres » dans la journée.

La conséquence est la dégradation « insupportable » du cadre de vie intérieur alors que l’extérieur naturel inspire la sérénité.

C) Des attitudes infantiles

Le provisoire, le statu quo régnaient en maîtres absolus. Ils n’attendaient plus qu’un miracle. Ils auraient fait venir les architectes, les entrepreneurs, les maçons, les plombiers, les tapissiers, les peintres. Ils seraient partis en croisière et auraient trouvé, à leur retour, un appartement transformé, aménagé, remis à neuf, un appartement modèle, merveilleusement agrandi, plein de détails à sa mesure, des cloisons amovibles, des portes coulissantes, un moyen de chauffage efficace et discret, une installation électrique invisible, un mobilier de bon aloi.

Perec relève ces réactions infantiles d’adultes dont le désir de consommer absolu (en balancier des privations de la période de guerre) est caractéristique des Trente Glorieuses. L’auteur dénonce cette duperie par le terme ici péjoratif de « miracle », c’est-à-dire d’immérité, de totalement irrationnel.
Le rêve fou de bien-être immédiat et sans limite est exprimé par une succession d’énumérations (rythmes accumulatifs) : les six corps de métier qui se présentent spontanément, puis la longue suite des qualificatifs de l’appartement rénové dont la longueur des groupes va croissant (sauf pour le dernier comme s’il existait alors un retour à une nouvelle normalité apaisée). Ces expansions traduisent l’invasion du rêve qui vient phagocyter la réalité.
Ce qui est quand même déroutant est ce refus de tout compromis vécu comme une frustration inacceptable. Il y a là un déni de la réalité sociale.

3 – Une paralysie sclérosante

4e paragraphe

Mais entre ces rêveries trop grandes, auxquelles ils s’abandonnaient avec une complaisance étrange, et la nullité de leurs actions réelles, nul projet rationnel, qui aurait concilié les nécessités objectives et leurs possibilités financières, ne venait s’insérer. L’immensité de leurs désirs les paralysait.

Perec tire un bilan.
Une fois encore, la démonstration commence par un « mais » réducteur.
L’auteur analyse les deux facteurs de cet échec :

  • Un désir d’absolu placé dans « les choses », (le titre du roman), qui se traduit par une fuite dans les « rêveries » démobilisatrices (on croirait voir Emma Bovary),
  • « la nullité de leurs actions réelles », où le mot nullité possède deux sens, le premier d’absence, le second très péjoratif de sans valeur aucune.

La conséquence ultime est un immobilisme, une incapacité à améliorer « rationnel [lement] » la vie quotidienne du couple. Nous avons donc des êtres malheureux, des malades de la société de consommation.

Conclusion

La description, pause dans le récit, est l’occasion pour Georges Perec de nous permettre de mieux connaître ses personnages. Les lieux reflètent leurs occupants à moins qu’ils ne les conditionnent. Il existe une affinité secrète entre les murs, le mobilier et les personnalités. L’auteur s’inspire de la manière balzacienne qu’on retrouve notamment dans la peinture de la pension Vauquer du Père Goriot ou de la maison paternelle d’Eugénie Grandet.
Ce texte descriptif appartient aussi au genre argumentatif, plus particulièrement au discours judiciaire. C’est un réquisitoire mesuré contre le jeune couple.
Sylvie et Jérôme sont des êtres que leurs divisions intérieures paralysent. Ils s’enferment et se désespèrent dans leur appétit démesuré et leur passivité. Cette fois, nous sommes loin du dynamisme des personnages de l’auteur de la Comédie humaine et nous rejoignons plutôt l’univers pessimiste flaubertien.

Note

1 Aujourd’hui le home staging (réaménagement ou mise en scène d’intérieur) est à la mode. Cette technique permet de changer complètement la perception d’un lieu pour le valoriser avant une vente en effaçant certains défauts criants.

Voir aussi