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Bac français 2019 – Sujets Afrique, Europe, Proche-Orient

Sujets du bac de français 2019

Centres étrangers du groupe 1 : Afrique, Europe, Proche-Orient

Séries S et ES

Objet d’étude : le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Jean Racine, Britannicus, acte II, scène 2, 1670
  • Texte B : Albert Camus, Caligula, acte I, scènes 3 et 4, 1944
  • Texte C : Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, 1962

Jean Racine, Britannicus, acte II, scène 2, 1670

Néron, empereur de Rome entre 54 et 68, vient de tomber subitement amoureux de Junie, qui aime Britannicus, demi-frère de l’empereur. Il la fait enlever en pleine nuit par ses soldats pour la séquestrer dans son palais. Il s’adresse à Narcisse, son confident.

Jean Racine NÉRON

Narcisse, c’en est fait, Néron est amoureux.

NARCISSE

Vous !

NÉRON

   Depuis un moment ; mais pour toute ma vie.
J’aime, que dis-je, aimer ? j’idolâtre Junie.

NARCISSE

Vous l’aimez ?

NÉRON

   Excité d’un désir curieux,
Cette nuit je l’ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,
Belle sans ornement, dans le simple appareil1
D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil.
Que veux-tu ? Je ne sais si cette négligence,
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence,
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs,
Relevaient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu’il en soit, ravi d’une si belle vue,
J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue :
Immobile, saisi d’un long étonnement,
Je l’ai laissé passer dans son appartement.
J’ai passé dans le mien. C’est là que, solitaire,
De son image en vain j’ai voulu me distraire.
Trop présente à mes yeux, je croyais lui parler ;
J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandais grâce ;
J’employais les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour,
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m’en fais peut-être une trop belle image :
Elle m’est apparue avec trop d’avantage,
Narcisse, qu’en dis-tu ?

NARCISSE

   Quoi ! seigneur, croira-t-on
Qu’elle ait pu si longtemps se cacher à Néron ?

NÉRON

Tu le sais bien, Narcisse. Et, soit que sa colère
M’imputât le malheur qui lui ravit son frère2 ;
Soit que son cœur, jaloux d’une austère fierté,
Enviât à nos yeux sa naissante beauté ;
Fidèle à sa douleur, et dans l’ombre enfermée,
Elle se dérobait même à sa renommée :
Et c’est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse ! tandis qu’il n’est point de Romaine
Que mon amour n’honore et ne rende plus vaine3,
Qui, dès qu’à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César4 ne les vienne essayer ;
Seule, dans son palais, la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie5,
Fuit, et ne daigne pas peut-être s’informer
Si César est aimable, ou bien s’il sait aimer !

Notes

1 Dans le simple appareil  : comme nue.
2 Junie pense que Néron est la cause de la mort de son frère.
3 Vaine : vaniteuse, fière d’elle.
4 Par « César », Néron se désigne lui-même, comme Empereur. Il le fait à nouveau au vers 55.
5 Ignominie : déshonneur extrême.

Albert Camus, Caligula, acte I, scènes 3 et 4, 1944

Caligula, empereur de Rome entre 37 et 41 après J.-C., se retrouve ici avec Hélicon, son confident.

SCÈNE III

La scène reste vide quelques secondes. Caligula entre furtivement par la gauche. Il a l’air égaré, il est sale, il a les cheveux pleins d’eau et les jambes souillées. Il porte plusieurs fois la main à sa bouche. Il avance vers le miroir et s’arrête dès qu’il aperçoit sa propre image. Il grommelle des paroles indistinctes, puis va s’asseoir, à droite, les bras pendants entre les genoux écartés. Hélicon entre à gauche. Apercevant Caligula, il s’arrête à l’extrémité de la scène et l’observe en silence. Caligula se retourne et le voit. Un temps.

SCÈNE IV

Albert Camus HÉLICON, d’un bout de la scène à l’autre. Bonjour, Caïus1.
CALIGULA, avec naturel.
Bonjour, Hélicon.
Silence.
HÉLICON
Tu sembles fatigué ?
CALIGULA
J’ai beaucoup marché.
HÉLICON
Oui, ton absence a duré longtemps.
Silence.
CALIGULA
C’était difficile à trouver.
HÉLICON
Quoi donc ?
CALIGULA
Ce que je voulais.
HÉLICON
Et que voulais-tu ?
CALIGULA, toujours naturel. La lune.
HÉLICON
Quoi ?
CALIGULA
Oui, je voulais la lune.
HÉLICON
Ah !
Silence. Hélicon se rapproche.
Pour quoi faire ?
CALIGULA
Eh bien !… C’est une des choses que je n’ai pas.
HÉLICON
Bien sûr. Et maintenant, tout est arrangé ?
CALIGULA
Non, je n’ai pas pu l’avoir.
HÉLICON
C’est ennuyeux.
CALIGULA
Oui, c’est pour cela que je suis fatigué.
Un temps.
CALIGULA
Hélicon !
HÉLICON
Oui, Caïus.
CALIGULA
Tu penses que je suis fou.
HÉLICON
Tu sais bien que je ne pense jamais. Je suis bien trop intelligent pour ça.
CALIGULA
Oui. Enfin ! Mais je ne suis pas fou et même je n’ai jamais été aussi raisonnable. Simplement, je me suis senti tout d’un coup un besoin d’impossible. (Un temps.) Les choses, telles qu’elles sont, ne me semblent pas satisfaisantes.
HÉLICON
C’est une opinion assez répandue.
CALIGULA,
II est vrai. Mais je ne le savais pas auparavant. Maintenant, je sais. (Toujours naturel.) Ce monde, tel qu’il est fait, n’est pas supportable. J’ai donc besoin de la lune, ou du bonheur, ou de l’immortalité, de quelque chose qui soit dément peut-être, mais qui ne soit pas de ce monde.
HÉLICON
C’est un raisonnement qui se tient. Mais, en général, on ne peut pas le tenir jusqu’au bout.
CALIGULA, se levant, mais avec la même simplicité.
Tu n’en sais rien. C’est parce qu’on ne le tient jamais jusqu’au bout que rien n’est obtenu. Mais il suffit peut-être de rester logique jusqu’à la fin.
Il regarde Hélicon.
Je sais aussi ce que tu penses. Que d’histoires pour la mort d’une femme2 ! Non, ce n’est pas cela. Je crois me souvenir, il est vrai, qu’il y a quelques jours, une femme que j’aimais est morte. Mais qu’est-ce que l’amour ? Peu de chose. Cette mort n’est rien, je te le jure ; elle est seulement le signe d’une vérité qui me rend la lune nécessaire. C’est une vérité toute simple et toute claire, un peu bête, mais difficile à découvrir et lourde à porter.
HÉLICON
Et qu’est-ce donc que cette vérité, Caïus ?
CALIGULA, détourné, sur un ton neutre.
Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux.
HÉLICON, après un temps.
Allons, Caïus, c’est une vérité dont on s’arrange très bien. Regarde autour de toi. Ce n’est pas cela qui les empêche de déjeuner.
CALIGULA, avec un éclat soudain.
Alors, c’est que tout, autour de moi, est mensonge, et moi, je veux qu’on vive dans la vérité ! Et justement, j’ai les moyens de les faire vivre dans la vérité. Car je sais ce qui leur manque, Hélicon. Ils sont privés de la connaissance et il leur manque un professeur qui sache ce dont il parle.
HÉLICON
Ne t’offense pas, Caïus, de ce que je vais te dire. Mais tu devrais d’abord te reposer.
CALIGULA, s’asseyant et avec douceur.
Cela n’est pas possible, Hélicon, cela ne sera plus jamais possible.
HÉLICON
Et pourquoi donc ?
CALIGULA
Si je dors, qui me donnera la lune ?
HÉLICON, après un silence. Cela est vrai.

Caligula se lève avec un effort visible.

Notes

1 Caïus : prénom de Caligula.
2 Une femme : il s’agit de Drusilla, qui est la sœur de Caligula et qui aurait été son amante.

Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, 1962

Le roi Bérenger Ier est mourant, mais refuse la fatalité de la mort. Il est entouré de ses deux femmes, Marie, qui éprouve de l’empathie pour lui, et Marguerite, qui l’exhorte à accepter son destin. Sont également présents sur scène : son médecin, Juliette (infirmière et femme de ménage) et un garde.

Eugène Ionesco LE ROI
Comment m’y prendre ? On ne peut pas, ou bien on ne veut pas m’aider. Moi-même, je ne puis m’aider. Ô soleil, aide-moi soleil, chasse l’ombre, empêche la nuit. Soleil, soleil éclaire toutes les tombes, entre dans tous les coins sombres et les trous et les recoins, pénètre en moi. Ah ! Mes pieds commencent à refroidir, viens me réchauffer, que tu entres dans mon corps, sous ma peau, dans mes yeux. Rallume leur lumière défaillante, que je voie, que je voie, que je voie. Soleil, soleil, me regretteras-tu ? Petit soleil, bon soleil, défends-moi. Dessèche et tue le monde entier s’il faut un petit sacrifice. Que tous meurent pourvu que je vive éternellement même tout seul dans le désert sans frontières. Je m’arrangerai avec la solitude. Je garderai le souvenir des autres, je les regretterai sincèrement. Je peux vivre dans l’immensité transparente du vide. Il vaut mieux regretter que d’être regretté. D’ailleurs, on ne l’est pas. Lumière des jours, au secours !
LE MÉDECIN, à Marie.
Ce n’est pas de cette lumière que vous lui parliez. Ce n’est pas ce désert dans la durée que vous lui recommandiez. Il ne vous a pas comprise, il ne peut plus, pauvre cerveau.
MARGUERITE
Vaine intervention. Ce n’est pas la bonne voie.
LE ROI
Que j’existe même avec une rage de dents pendant des siècles et des siècles. Hélas, ce qui doit finir est déjà fini.
LE MÉDECIN
Alors, Sire, qu’est-ce que vous attendez ?
MARGUERITE
Il n’y a que sa tirade qui n’en finit plus. (Montrant la reine Marie et Juliette.) Et ces deux femmes qui pleurent. Elles l’enlisent davantage, ça le colle, ça l’attache, ça le freine.
LE ROI
Non, on ne pleure pas assez autour de moi, on ne me plaint pas assez. On ne s’angoisse pas assez. (À Marguerite.) Qu’on ne les empêche pas de pleurer, de hurler, d’avoir pitié du Roi, du jeune Roi, du pauvre petit Roi, du vieux Roi. Moi, j’ai pitié quand je pense qu’elles me regretteront, qu’elles ne me verront plus, qu’elles seront abandonnées, qu’elles seront seules. C’est encore moi qui pense aux autres, à tous. Entrez en moi, vous autres, soyez moi, entrez dans ma peau. Je meurs, vous entendez, je veux dire que je meurs, je n’arrive pas à le dire, je ne fais que de la littérature.
MARGUERITE
Et encore !
LE MÉDECIN
Ses paroles ne méritent pas d’être consignées. Rien de nouveau.
LE ROI
Ils sont tous des étrangers. Je croyais qu’ils étaient ma famille. J’ai peur, je m’enfonce, je m’engloutis, je ne sais plus rien, je n’ai pas été. Je meurs.
MARGUERITE
C’est cela la littérature.
LE MÉDECIN
On en fait jusqu’au dernier moment. Tant qu’on est vivant, tout est prétexte à littérature.
MARIE
Si cela pouvait le soulager.
LE GARDE, annonçant.
La littérature soulage un peu le Roi !
LE ROI
Non, non. Je sais, rien ne me soulage. Elle me remplit, elle me vide. Ah, la, la, la, la, la, la, la. (Lamentations. Puis, sans déclamation, comme s’il gémissait doucement.) Vous tous, innombrables, qui êtes morts avant moi, aidez-moi. Dites-moi comment vous avez fait pour mourir, pour accepter. Apprenez-le-moi. Que votre exemple me console, que je m’appuie sur vous comme sur des béquilles, comme sur des bras fraternels. Aidez-moi à franchir la porte que vous avez franchie. Revenez de ce côté-ci un instant pour me secourir. Aidez-moi, vous, qui avez eu peur et n’avez pas voulu. Comment cela s’est-il passé ? Qui vous a soutenus ? Qui vous a entraînés, qui vous a poussés ? Avez-vous eu peur jusqu’à la fin ? Et vous, qui étiez forts et courageux, qui avez consenti à mourir avec indifférence et sérénité, apprenez-moi l’indifférence, apprenez-moi la sérénité, apprenez-moi la résignation.

Vous répondrez à la question posée en vous appuyant avec précision sur les trois textes du corpus (4 points) :

Comment la folie des tyrans Néron et Caligula et celle du Roi Bérenger Ier se manifeste-t-elle dans ces scènes ?

Lire le corrigé »

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez le texte d’Eugène Ionesco (texte C).

Dissertation

Le personnage théâtral doit-il toujours être un personnage hors normes ?
Vous développerez votre réponse en vous appuyant sur les textes du corpus, sur les textes que vous avez étudiés ainsi que sur votre culture personnelle de lecteur et de spectateur de théâtre.

Écriture d’invention

Un metteur en scène du Roi se meurt dialogue avec l’acteur auquel il a confié le rôle principal.
Vous rédigerez une scène de théâtre dans laquelle ils confrontent leurs avis sur la façon de jouer et de mettre en scène le personnage de Bérenger Ier. Ils s’appuieront sur des passages précis du texte ainsi que sur leur expérience respective du théâtre.

Série L

Objet d’étude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Corpus :

  • Texte A : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913
  • Texte B : Georges Limbour, Les Vanillers, 1938
  • Texte C : Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Chercheur d’or, 1985
  • Texte D : Patrick Modiano, L’Horizon, 2010

Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

Le roman commence par l’arrivée de la famille du personnage-narrateur à Sainte-Agathe, où le père, instituteur, vient d’être affecté.

Alain-Fournier Le hasard des « changements », une décision d’inspecteur ou de préfet nous avaient conduits là. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui précédait notre ménage, nous avait déposés, ma mère et moi, devant la petite grille rouillée. Des gamins qui volaient des pêches dans le jardin s’étaient enfuis silencieusement par les trous de la haie… Ma mère, que nous appelions Millie, et qui était bien la ménagère la plus méthodique que j’aie jamais connue, était entrée aussitôt dans les pièces remplies de paille poussiéreuse, et tout de suite elle avait constaté avec désespoir, comme à chaque « déplacement », que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite… Elle était sortie pour me confier sa détresse. Tout en me parlant, elle avait essuyé doucement avec son mouchoir ma figure d’enfant noircie par le voyage. Puis elle était rentrée faire le compte de toutes les ouvertures qu’il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable… Quant à moi, coiffé d’un grand chapeau de paille à rubans, j’étais resté là, sur le gravier de cette cour étrangère, à attendre, à fureter petitement autour du puits et sous le hangar.
C’est ainsi, du moins, que j’imagine aujourd’hui notre arrivée. Car aussitôt que je veux retrouver le lointain souvenir de cette première soirée d’attente dans notre cour de Sainte-Agathe, déjà ce sont d’autres attentes que je me rappelle ; déjà, les deux mains appuyées aux barreaux du portail, je me vois épiant avec anxiété quelqu’un qui va descendre la grand’rue. Et si j’essaie d’imaginer la première nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier étage, déjà ce sont d’autres nuits que je me rappelle ; je ne suis plus seul dans cette chambre ; une grande ombre inquiète et amie passe le long des murs et se promène. Tout ce paysage paisible — l’école, le champ du père Martin, avec ses trois noyers, le jardin dès quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite… — est à jamais, dans  ma mémoire, agité, transformé par la présence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite même ne nous a pas laissé de repos.

Georges Limbour, Les Vanillers, 1938

Dans une chambre où elle est alitée en raison d’une maladie, une femme est troublée par un parfum inconnu. Elle fouille dans un tiroir pour en trouver la source.

Cependant, parmi tout ce bric-à-brac, collaient aux plumes, aux poils du manchon1, de longues choses sales qu’elle ne reconnaissait pas. Elle avait beau chercher, non, elle ne se rappelait pas avoir jamais porté ces sortes de bigoudis poisseux, tant de bigoudis noirs et gras comme des peignes jamais nettoyés. Elle en prit un avec répulsion, le plia entre ses doigts, le cassa et en fit couler une  purée odoriférante et noirâtre.
C’était donc cela, le parfum ! Elle éprouvait un vertige comme lorsque enfant elle respirait des senteurs nouvelles et il lui semblait qu’un grand trou qu’elle ne pouvait combler, s’ouvrait dans sa mémoire. Il était là, le parfum, paisiblement couché comme un animal inconnu endormi dans sa fourrure chaude et qu’elle craignait d’éveiller en le caressant de la main, mais qui relevait la tête et la regardait avec une familiarité qui l’effrayait, car elle ne l’avait jamais rencontré.
Elle promenait avec plaisir sous son nez l’extrémité de ses doigts. Que pouvaient bien être ces curieux bâtonnets ? de petits serpents embaumés, de grandes chenilles confites ou de ces longs pleurs qu’on voit mélancoliquement pendre aux arbres ? peut- être la petite fille les avait-elle jetés là depuis longtemps ? Elle en prit quelques-uns, se releva péniblement et se recoucha.
Vers le soir, comme le jardin prenait une ardente teinte rouge et que le monde semblait un immense gong de cuivre sur lequel le soleil frappait un coup d’une violence infernale, le prélude de la danse indienne, elle se souvint subitement de ces vilaines gousses bêtes comme des haricots verts qu’elle détachait machinalement, à la lisière de la forêt, d’arbustes dont elle ne connaissait pas le nom et qu’elle cassait pour en jeter les morceaux sur le chapeau de son mari qui l’agaçait. Elles avaient macéré dans le vinaigre du temps, au fond du tiroir aux souvenirs où elles avaient pris la teinte des dents cariées.
Maintenant, complice de l’odeur qui rôdait dans la chambre, elle était heureuse comme une sorcière qui vient de découvrir un philtre, cependant que, satisfait d’être reconnu, le parfum se retirait de ses sens fatigués et s’évanouissait avec discrétion.

Note

1 Manchon : Fourrure servant à protéger les mains du froid.

Jean-Marie Gustave Le Clézio, Le Chercheur d’or, 1985

Jean-Marie Gustave Le Clézio Il y a aussi la voix de Mam. C’est tout ce que je sais d’elle maintenant, c’est tout ce que j’ai gardé d’elle. J’ai jeté toutes les photos jaunies, les portraits, les lettres, les livres qu’elle lisait, pour ne pas troubler sa voix. Je veux l’entendre toujours, comme ceux qu’on aime et dont on ne connaît plus le visage, sa voix, la douceur de sa voix où il y a tout, la chaleur de ses mains, l’odeur de ses cheveux, sa robe, la lumière, l’après- midi finissant quand nous venions, Laure et moi, sous la varangue1, le cœur encore palpitant d’avoir couru, et que commençait pour nous l’enseignement. Mam parle très doucement, très lentement, et nous écoutons en croyant ainsi comprendre. Laure est plus intelligente que moi, Mam le répète chaque jour, elle dit qu’elle sait poser les questions quand il le faut. Nous lisons, chacun son tour, debout devant Mam qui se berce dans son fauteuil à bascule en ébène. Nous lisons, puis Mam interroge, d’abord sur la grammaire, la conjugaison des verbes, l’accord des participes et des adjectifs. Ensuite elle nous questionne ensemble, sur le sens de ce que nous venons de lire, sur les mots, les expressions. Elle pose ses questions avec soin, et j’écoute sa voix avec plaisir et inquiétude, parce que j’ai peur de la décevoir. J’ai honte de ne pas comprendre aussi vite que Laure, il me semble que je ne mérite pas ces instants de bonheur, la douceur de sa voix, son parfum, la lumière de la fin du jour qui dore la maison et les arbres, qui vient de son regard et de ses paroles. […]

Pourtant, je ne pourrais pas dire aujourd’hui ce qu’était vraiment cet enseignement. Nous vivions alors, mon père, Mam, Laure et moi, enfermés dans notre monde, dans cet Enfoncement du Boucan limité à l’est par les pics déchiquetés des Trois Mamelles, au nord par les immenses plantations, au sud par les terres incultes de la Rivière Noire, et à l’ouest, par la mer. Le soir, quand les martins2 jacassent dans les grands arbres du jardin, il y a la voix douce et jeune de Mam en train de dicter un poème, ou de réciter une prière. Que dit-elle ? Je ne sais plus. Le sens de ses paroles a disparu, comme les cris des oiseaux et la rumeur du vent de la mer. Seule reste la musique, douce, légère presque insaisissable, unie à la lumière sur le feuillage des arbres, à l’ombre de la varangue, au parfum du soir. […]

Mam est belle en ce temps-là, je ne saurais dire à quel point elle est belle.
J’entends le son de sa voix, et je pense tout de suite à cette lumière du soir au Boucan, sous la varangue, entouré des reflets des bambous, et au ciel clair traversé par les bandes de martins. Je crois que toute la beauté de cet instant vient d’elle, de ses cheveux épais et bouclés, d’un brun un peu fauve qui capte la moindre étincelle de lumière, de ses yeux bleus, de son visage encore si plein, si jeune, de ses longues mains fortes de pianiste.

Notes

1 Dans l’océan indien, une varangue est une véranda. Laure est la sœur du personnage-narrateur.
2 Les martins : espèce d’oiseaux.

Patrick Modiano, L’Horizon, 2010

Depuis quelque temps Bosmans pensait à certains épisodes de sa jeunesse, des épisodes sans suite, coupés net, des visages sans noms, des rencontres fugitives. Tout cela appartenait à un passé lointain, mais comme ces courtes séquences n’étaient pas liées au reste de sa vie, elles demeuraient en suspens, dans un présent éternel. Il ne cesserait de se poser des questions là-dessus, et il n’aurait jamais de réponses. Ces bribes seraient toujours pour lui énigmatiques. Il avait commencé à en dresser une liste, en essayant quand même de retrouver des points de repère : une date, un lieu précis, un nom dont l’orthographe lui échappait. Il avait acheté un carnet de moleskine1 noire qu’il portait dans la poche intérieure de sa veste, ce qui lui permettait d’écrire des notes à n’importe quel moment de la journée, chaque fois que l’un de ses souvenirs à éclipses lui traversait l’esprit. Il avait le sentiment de se livrer à un jeu de patience. Mais, à mesure qu’il remontait le cours du temps, il éprouvait parfois un regret : pourquoi avait-il suivi ce chemin plutôt qu’un autre ? Pourquoi avait-il laissé tel visage ou telle silhouette, coiffée d’une curieuse toque en fourrure et qui tenait en laisse un petit chien, se perdre dans l’inconnu ? Un vertige le prenait à la pensée de ce qui aurait pu être et qui n’avait pas été.
Ces fragments de souvenirs correspondaient aux années où votre vie est semée de carrefours, et tant d’allées s’ouvrent devant vous que vous avez l’embarras du choix. Les mots dont il remplissait son carnet évoquaient pour lui l’article concernant la « matière sombre » qu’il avait envoyé à une revue d’astronomie. Derrière les événements précis et les visages familiers, il sentait bien tout ce qui était devenu une matière sombre : brèves rencontres, rendez-vous manqués, lettres perdues, prénoms et numéros de téléphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oubliés, et celles et ceux que vous avez croisés sans même le savoir. Comme en astronomie, cette matière sombre était plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était infinie. Et lui, il répertoriait dans son carnet quelques faibles scintillements au fond de cette obscurité. Si faibles, ces scintillements, qu’il fermait les yeux et se concentrait, à la recherche d’un détail évocateur lui permettant de reconstituer l’ensemble, mais il n’y avait pas d’ensemble, rien que des fragments, des poussières d’étoiles. Il aurait voulu plonger dans cette matière sombre, renouer un à un les fils brisés, oui, revenir en arrière pour retenir les ombres et en savoir plus long sur elles. Impossible. Alors il ne restait plus qu’à retrouver les noms. Ou même les prénoms. Ils servaient d’aimants. Ils faisaient ressurgir des impressions confuses que vous aviez du mal à éclaircir. Appartenaient-elles au rêve ou à la réalité ?
Mérovée. Un nom ou un surnom ? Il ne fallait pas trop se concentrer là-dessus de crainte que le scintillement ne s’éteigne pour de bon. C’était déjà bien de l’avoir noté sur son carnet. Mérovée. Faire semblant de penser à autre chose, le seul moyen pour que le souvenir se précise de lui-même, tout naturellement, sans le forcer. Mérovée.

Note

1 Moleskine : toile de coton recouverte d’un enduit, qui lui donne l’aspect du cuir.

Vous répondrez à la question posée en vous appuyant avec précision sur les quatre textes du corpus (4 points) :

Quels rapports les personnages de ces textes entretiennent-ils avec leurs souvenirs ?

Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants (16 points) :

Commentaire

Vous commenterez le texte de J.M.G. Le Clézio (texte C).

Dissertation

Est-il selon vous nécessaire d’avoir accès au passé d’un personnage pour l’apprécier ?
Vous répondrez à cette question en vous référant aux textes du corpus, à ceux étudiés en classe et à vos lectures personnelles.

Écriture d’invention

Un personnage de roman essaie de retrouver des souvenirs perdus à partir du nom d’une personne oubliée (comme à la fin du texte de P. Modiano).
Vous décrirez cet effort de mémoire et évoquerez le rapport personnel que votre personnage entretient avec ses souvenirs.

Voir aussi