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Littérature 🏷️ Littérature française du XVIIe siècle

Le personnage d’Andromaque

Compte rendu de lecture sur le personnage d’Andromaque

Par Jean-Luc et D.L.

Jean Racine Lorsqu’en 1667, Racine fait représenter Andromaque, il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité : Les Troyennes et l’Andromaque d’Euripide, Les Troyennes de Sénèque. Dans le récit antique, le personnage d’Andromaque apparaît d’abord comme la tendre épouse du vaillant mais malheureux Hector ; puis comme la fière princesse que le sort de la guerre a attribué au violent Pyrrhus et qui endure la condition humiliante de la concubine ; enfin comme la mère soucieuse de défendre à tout prix la vie de son fils. Après une existence endeuillée par les morts de son père, de ses frères, de son mari Hector, de son fils Astyanax, de son geôlier Pyrrhus, elle seule survit à la tourmente. En elle est célébrée la victoire de Troie sur ses vainqueurs grecs ainsi que la vertu de la "Mère féconde" qui retourne la violence dont elle a été l’objet, puisque c’est de l’union que lui a imposée le vainqueur d’hier que naîtra le monarque de demain Molossos.
Racine s’est-il borné à perpétuer la légende antique ou bien a-t-il renouvelé le personnage ?

I. Une captive victime d’un chantage amoureux

Reprenant le mythe antique, Racine a atténué la cruauté des agissements, transformant Andromaque en contemporaine du XVIIe siècle, en femme inspirant autour d’elle des comportements précieux. Aussi a-t-il modifié et simplifié le sujet.
Andromaque apparaît toujours comme une prisonnière, victime des malheurs de la guerre, une exilée qui n’éprouve plus beaucoup l’envie de vivre. Elle-même se définit comme une "Captive, toujours triste, importune à moi-même" (vers 301). Vaincue, elle est méprisée d’Hermione pour qui elle n’est qu’une esclave, avant de devenir la rivale dont la fille d’Hélène voudra tirer vengeance.
Cependant à l’enjeu politique : Pyrrhus livrera-t-il aux Grecs Astyanax, le descendant de l’ennemi troyen abhorré ? Racine a surajouté un drame passionnel que d’aucuns ont appelé "le cycle infernal". Andromaque devient alors le personnage central d’une mécanique tragique. Pour sauver son fils, acceptera-t-elle l’amour passionné de Pyrrhus ? Lorsqu’elle refuse par fidélité à Hector et à la cause troyenne, le roi d’Épire devient plus sensible aux transports de l’impétueuse Hermione, ce qui désespère l’ambassadeur des Grecs, Oreste. Mais, lorsque pour sauver Astyanax, elle prête l’oreille aux aveux de son maître, elle éloigne sa rivale qui, par jalousie, se retourne vers Oreste qu’elle utilise comme un jouet. Ainsi toute la tragédie se trouve résumée en Andromaque qui cherche sans arrêt à repousser le dilemme dans lequel veut l’enfermer le roi : accepter de l’épouser et sauver Astyanax ou refuser le mariage et par là même condamner son fils.

II. Une épouse et une mère exemplaire

En effet Andromaque se veut une épouse fidèle à un mari beaucoup aimé et maintenant défunt. Par-delà la mort, fixée dans le souvenir, elle voue un culte au vaillant Hector que le sort de la guerre a éloigné à tout jamais.

Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est refermée.


(vers 865-866)

De ces temps heureux, il lui reste un fils, non seulement gage de l’amour mais unique descendant du pouvoir troyen : Astyanax.

Le seul bien qui me reste et d’Hector et de Troie


(vers 262)

Aussi Andromaque connaît-elle le double devoir sacré de défendre la faiblesse de l’enfant et les droits du futur monarque.
Au début de la pièce, importunée par les assiduités de Pyrrhus, désireuse de se consacrer au culte du souvenir, cette jeune femme encore très belle souhaite la paix d’une retraite :

Souffrez que loin des Grecs et même loin de vous
J’aille cacher mon fils et pleurer mon époux.


(vers 339-340)

Astyanax reste donc le défaut de la cuirasse pour une femme qui a renoncé au monde et que Pylade, l’ennemi grec, nomme "une veuve inhumaine". Pyrrhus se livre alors à un odieux chantage en prenant le fils en otage,

De son fils qu’il lui cache, il menace la tête
Et fait couler des pleurs qu’aussitôt il arrête.


(vers 113- 114)

II menace de le livrer aux Grecs qui veulent exterminer le dernier chef troyen.
D’abord découragée, Andromaque refuse de lutter et s’abandonne au sort qui semble s’acharner contre elle et sa famille :

Sa mort avancera la fin des mes ennuis.


(vers 376)

Très vite, elle se reprend et n’hésite pas à aller quémander le secours d’une rivale. La mère s’est muée en pénitente, l’esclave ne manque pas de dignité lorsqu’elle implore Hermione. Habile par amour maternel et par souvenir de son rang passé, elle cherche à réveiller la générosité, la noblesse de son geôlier en flattant sa magnanimité (acte III, scène 6).

III. La prêtresse du souvenir

Ainsi toute la tragédie repose sur le refus d’un compromis inacceptable aux yeux d’Andromaque. Les propositions de Pyrrhus ne lui permettent pas d’atteindre les deux objectifs qu’elle a conçus : protéger son fils et rester fidèle au mari glorieux qui incarnait la cause troyenne. D’ailleurs plus le danger devient pressant plus les buts se confondent. Astyanax devient le substitut d’Hector auprès duquel Andromaque cherche refuge : image poignante d’une faiblesse qui demande le secours d’une autre faiblesse.

C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours ;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse.


(vers 652 à 654)

Cependant, elle apparaît aussi comme la prêtresse d’un culte du souvenir, la survivante qui incarne une cause perdue dans laquelle elle va chercher ses forces morales.

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.


(vers 997 – 998)

Ne pouvant concilier l’inconciliable, elle feint un moment de céder aux volontés de son maître. Elle croit qu’elle pourra sauver le fils d’Hector en épousant le roi d’Epire, mais elle est décidée à se tuer immédiatement après le mariage afin de demeurer fidèle à ses souvenirs. Cet "innocent stratagème" vise à lui assurer une victoire sur le monde.

Et sauvant ma vertu, rendra ce que je dois
À Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.


(vers 1095 -1096)

Cet honneur sauf est d’ailleurs indissolublement lié à l’amour maternel :

Et pour ce reste enfin j’ai moi-même, en un jour,
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.


(vers 1123 – 1124)

Pourtant le résultat de cette ruse n’est pas assuré car rien ne prouve que Pyrrhus respectera sa parole et qu’il défendra Astyanax après la mort de sa mère. Même il pourrait, dans un geste de colère ou de dépit, livrer l’enfant aux Grecs.
Aussi Racine a-t-il imaginé un autre dénouement dans lequel Andromaque joue un rôle déterminant. Hermione qui ne peut supporter de voir sa rivale couronnée — c’est insupportable à sa nature d’amoureuse délaissée, c’est un affront à son rang de princesse — convainc Oreste de tuer l’infidèle Pyrrhus. Ainsi Pyrrhus assassiné, Hermione acculée au suicide par la douleur, Oreste frappé de folie, Andromaque triomphe. À la femme accablée, soumise au destin que nous décrit Cléone, succède la reine à la grande habileté, dont la présence d’esprit sait saisir la chance que lui offre le sort.

Aux ordres d’Andromaque ici tout est soumis :
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,
Lui rend tous les devoirs d’une veuve fidèle,
Commande qu’on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux.


(vers 1587 – 1592)

Ces propos désabusés de Pylade, le vainqueur d’hier, montrent bien que "Le monde d’Andromaque a pris la succession de celui de Pyrrhus" (L. Goldmann, Le Dieu caché, p. 362).

Conclusion

Ainsi Andromaque n’est pas seulement la mère opiniâtre, décidée à tous les sacrifices pour défendre son fils. C’est encore une jeune princesse profondément attachée à un mari adoré mais trop tôt disparu. Aussi n’est-il pas étonnant de la voir révoltée par les avances d’un vainqueur que son pouvoir rend outrecuidant, d’autant plus que le prétendant est le fils de celui qui a tué Hector. Cependant Andromaque représente avant tout la fidélité à un homme mort, à une cause apparemment perdue avec lesquelles elle ne saurait transiger. Si Pyrrhus meurt pour avoir trahi la loi des Grecs, Andromaque triomphe justement pour la raison strictement inverse : alors que la cause troyenne paraît désespérée puisqu’elle n’est plus représentée que par une veuve, un orphelin et le tombeau d’Hector, la mère d’Astyanax parvient à régner sur les vainqueurs d’hier pour avoir cru sans défaillance à l’ordre auquel elle appartenait. Andromaque, c’est le triomphe de la "foi".

Voir aussi

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