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L’Avare ou l’École du mensonge de Molière (1668)

L’argent immoral

Une étude de Jean-Luc.
À mon fils Aymeric.

Molière en 1668

Molière En 1668, Molière a quarante-six ans. Il va mourir cinq ans plus tard. C’est alors un dramaturge, un acteur et un directeur de troupe au faîte de son art.
Il a connu le succès et jouit depuis dix ans de la protection du roi. Quatre ans plus tôt, Louis XIV lui-même a accordé à Molière une pension, il est devenu le parrain d’un de ses fils. En 1665, le monarque distingue officiellement l’auteur comique et le comédien en lui décernant le titre de directeur de la « troupe du roi ».
Cependant cette réussite est compromise, elle apparaît indécise. Molière vient de connaître de graves difficultés. Depuis quatre longues années, il se bat contre le parti dévot pour que son Tartuffe puisse continuer à être représenté, ce qui arrive l’année suivante, en 1669. Molière, vivement attaqué par ses ennemis, jusque dans sa vie privée à l’occasion d’une autre affaire, la fameuse querelle de l’École des femmes, est si atteint par les insinuations fielleuses que sa troupe, en 1667, a cessé de jouer pendant quelques semaines.
En 1668, Molière surmonte les épreuves morales qu’il vient de vivre. Il donne en suivant Amphitryon, George Dandin et L’Avare. La comédie est représentée la première fois le 9 septembre 1668 au théâtre du Palais Royal. Molière s’y est réservé le rôle d’Harpagon, et Louis Béjart, le beau-frère de Molière (qui était boiteux), joue La Flèche. Madeleine Béjart est l’entremetteuse Frosine. Il semble que les premières représentations n’aient pas rencontré un très grand succès auprès du public. D’ailleurs elles ont été interrompues après neuf séances, pour ne reprendre que le 14 décembre.
Pourquoi cette pièce considérée comme un chef-d’œuvre par la postérité, n’a-t-elle pas suscité plus d’engouements à son début ? Une première réponse serait à rechercher dans le goût du public qui prisait la grande comédie en vers. Les spectateurs ont donc peut-être boudé cette œuvre en prose. Une seconde réside sans doute dans le sujet, souligné par son sous-titre « l’École du mensonge » qui n’est pas franchement comique, voire sombre et même lugubre dans le délire final du vieillard dépossédé. Quoi qu’il en soit, depuis la mort de Molière, L’Avare est une de ses pièces les plus souvent jouées. Elle est un fleuron de l’enseignement. Quant à Harpagon, il est devenu un type universel assurant la renommée de son auteur dans toutes les cultures, contribuant à le parer du titre d’auteur classique français par excellence.
Avec l’Avare, Molière exploite la veine des caractères : Harpagon est dévoré par l’avarice. Selon la tradition, cette forme de vice est attachée à la vieillesse.

Les sources de L’Avare

Molière « prenait son bien où il le trouvait ».
Ses premières pièces ont été conçues dans la veine de la comédie italienne, la commedia dell’arte, elle-même inspirée de la tradition latine mais enrichie de jeux de scène outrés.
Pour l’Avare, il a utilisé directement une source latine, une pièce de Plaute, Aulularia (la marmite), qui date d’environ deux cents ans avant Jésus-Christ. Cette réécriture était d’ailleurs bien conforme aux agissements de l’époque préconisés par beaucoup de ses contemporains, à savoir l’imitation des Anciens.
Mais son emprunt est une véritable recréation. En effet, Molière a apporté des éléments nouveaux : le sujet n’est pas exactement le même. Le personnage principal de la comédie de Plaute, Euclion, est un homme pauvre qui a trouvé un trésor enfermé dans une marmite (de là vient le titre de la pièce). Depuis qu’il a découvert ce trésor, il craint de le perdre et d’être volé, aussi ne vit-il plus que dans une angoisse continuelle. Euclion n’est pas un avare par constitution, il l’est devenu par opportunité, avec cette fortune qui lui est échue par hasard. Le trouble qui l’agite en fait un frère du pauvre savetier de la fable de La Fontaine (VIII, 2) plutôt que celui d’Harpagon, bourgeois très riche au cœur asséché par son avarice. La comédie de Plaute est uniquement une comédie d’intrigue, tandis que Molière développe une comédie de caractère et de mœurs. Il peint l’avarice dans le milieu bourgeois du XVIIe siècle, il en montre toutes les conséquences dévastatrices pour la personne, tout le désordre qui en résulte pour la cellule familiale Les traits de caractère de son avare sont d’une vérité humaine si profonde qu’il crée un type. Molière fait donc œuvre originale malgré les quelques scènes qu’il a imitées d’assez près chez Plaute.
L’Avare est aussi inspiré de la tradition des Italiens dans ses jeux de scène, ses personnages comiques ou ridicules comme, ses valets couards ou débrouillards, ses vieillards amoureux, ses jeunes premiers maladroits. La comédie utilise aussi un schéma dramatique caractéristique qui structure toute la pièce : celui de l’amour du jeune homme contrarié par le vieillard. Molière, remplace l’esclave antique par un valet, le vieillard devient un bourgeois moderne. Surtout la courtisane devient une jeune fille très amoureuse et respectable, capable de s’attirer la sympathie du public dans son innocence et son désir de bonheur. Remarquons d’ailleurs que dans l’Avare ce schéma concerne deux couples de jeunes gens.
En outre Molière y utilise le dénouement peu vraisemblable de la « reconnaissance », où le conflit se dénoue brusquement par la révélation de l’identité ou de l’ascendance des protagonistes.
Enfin, Molière a imité, par certains détails, deux scènes d’une comédie contemporaine : La Belle Plaideuse de Boisrobert (1655). De même on a retrouvé la réutilisation très précise d’une scène du Docteur amoureux d’un certain Le Vert.

Résumé de la pièce : une passion égoïste et irraisonnée

L’AvareHarpagon, vieil avare tyrannique, a entrepris de réduire le train de vie de sa maison. Par la pratique de l’usure, il continue à accroître sa fortune. Veuf, il abrite sous son toit ses deux enfants : sa fille Élise et son fils Cléante. Au début de la pièce, nous apprenons qu’Élise est amoureuse de Valère, le fils d’un noble napolitain exilé, cachant son identité sous un faux nom, mais elle n’ose envisager un mariage sans l’accord de son père. Valère, pour vivre auprès d’elle, a donc imaginé de se faire engager comme majordome d’Harpagon. Cléante, quant à lui, souhaite épouser Mariane, jeune fille sans fortune vivant avec sa mère. Harpagon, grâce à l’entremetteuse Frosine, nourrit lui aussi un projet matrimonial avec la jeune fille. Tout chavire lorsque Cléante essaie de rassembler une grosse somme d’argent. L’usurier qu’on lui indique n’est autre que son père ! Harpagon a entretemps dissimulé dans son jardin une cassette remplie de dix mille écus. Cette somme ensevelie le tourmente de craintes si bien qu’il devient obnubilé par la peur d’être volé. Son incessant manège a été repéré par La Flèche, le valet de Cléante, qui voit dans le coffre une solution aux difficultés d’argent de son maître. Après avoir découvert que son fils se couvrait de dettes, Harpagon apprend que ce dernier est épris de Mariane. Ainsi le père se trouve-t-il en concurrence avec son fils. Sa fureur est alors portée à son comble. Il entend écarter son fils au nom de l’obéissance due à l’autorité paternelle et l’obliger à s’engager dans un mariage contre nature avec la riche veuve qu’il lui destine. Quand, peu après, il découvre qu’on lui a dérobé sa chère cassette, il sombre dans un délire paranoïaque. Il accable alors Valère dénoncé par un serviteur qui désire se venger du majordome. Valère qui ignore ce qu’on lui reproche avoue vouloir épouser Élise. Alors que la tension monte dangereusement en présence d’un commissaire venu enquêter sur le vol, tout va heureusement se terminer. Valère fait connaître sa véritable identité et retrouve son père et sa sœur, qui n’est autre que Mariane. Cléante épousera Mariane, Valère épousera Élise, tandis qu’Harpagon reste seul avec sa cassette.

L’argent, force de destruction sociale

Si le titre pointe sur le péché capital de l’avarice, ce vice n’est pas l’unique manière d’envisager les rapports à l’argent dans cette pièce. En fait, Molière aborde aussi deux autres questions de société qui, pour rester secondaires, n’en sont pas moins fort développées.
En premier lieu, le dramaturge moraliste évoque la prodigalité du fils qui, bien entendu, réagit à la pingrerie de son père. Mais, dans son refus des excès paternels, Cléante se livre lui aussi à la démesure. Molière se moque de cette propension de la jeunesse à vouloir suivre une mode dispendieuse et mener grand train. Non sans humour, Molière place dans la bouche paternelle un reproche de style précieux : « vous donnez furieusement dans le marquis ». Il est vrai que perruques et rubans sont surévalués par les commerçants qui profitent de l’aubaine.
Ensuite est clairement posé le rôle de l’argent dans le destin des filles, notamment lorsqu’elles doivent contracter une union matrimoniale. Le mariage, dans la bouche de l’avare, est d’abord une transaction commerciale où sont clairement examinés profits et pertes. Si une telle appréciation n’étonne pas chez Harpagon, elle demeure présente en arrière-plan pour les autres personnages. Molière est ainsi le reflet des préoccupations de son temps. Le siècle de Louis XIV voit l’ascension de la bourgeoisie qui se précipite sur les terres, les « offices » et l’anoblissement. Dans une telle stratégie, les unions matrimoniales jouent un rôle prédominant. Molière a noté dans d’autres pièces combien une certaine noblesse a pu échapper à la pauvreté en contractant de riches mariages bourgeois. Dans cette société où le mariage arrangé par les parents est le modèle dominant, les familles négocient en premier lieu la dot.
Enfin Molière aborde le rôle de l’argent dans ses rapports avec le pouvoir. Celui qui a de l’argent peut imposer sa volonté à ses semblables. Il est écouté sinon entendu, craint à défaut d’être respecté. La fortune donne du poids à ses envies. Il tient comme en otages ceux qui gravitent dans son entourage. Il est exposé à la flatterie. Il ne reçoit qu’une image déformée de son être.
Il faudrait aussi faire une place spéciale à la pratique honnie de l’usure1. Le portrait du prêteur est assez noir. « Ma foi, monsieur, ceux qui empruntent sont bien malheureux, et il faut essuyer d’étranges choses lorsqu’on en est réduit à passer, comme vous, par les mains des fesse-mathieux. » La Flèche utilise pour désigner l’usurier un terme familier et injurieux qui renvoie au métier de St Matthieu avant sa conversion : celui de collecteur d’impôts pour le compte de l’occupant romain. Lorsque la position léonine du courtier se dévoile aux yeux de Cléante, ce dernier s’exprime en termes violents bien dans l’appréciation de l’époque : « Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? » Il rejoint ainsi la tradition populaire du rejet de l’usurier qui parcourt tout l’Occident depuis le Moyen Âge jusqu’à la Renaissance. Pensons notamment au Shylock de Shakespeare.
Cet argent mal employé empoisonne les relations familiales. Cléante, à la merci de son emprunteur, obligé d’accepter les conditions exorbitantes du prêt, exprime sa rancœur : « Voilà où les jeunes gens sont réduits par la maudite avarice des pères ; et on s’étonne, après cela, que les fils souhaitent qu’ils meurent. » La crudité d’un tel aveu ne relève pas vraiment de la comédie. Prononcé sous l’effet de la colère, il n’en reste pas moins inquiétant. En effet l’intermédiaire, maître Simon, révèle par la suite que l’emprunteur « s’obligera […] que son père mourra avant qu’il soit huit mois. » La réponse d’Harpagon est d’un cynisme qui rappelle l’odieuse casuistique de Tartuffe : « La charité, maître Simon, nous oblige à faire plaisir aux personnes lorsque nous le pouvons. » Le valet n’est pas en reste. Celui qui ne se voit pas méchant homme se sent poussé au crime par l’odieux comportement du maître de maison : « il me donnerait, par ses procédés, des tentations de le voler, et je croirais, en le volant, faire une action méritoire. » L’argent déréglé entraîne des pulsions réactionnelles contre nature, il est le terreau d’un immoralisme destructeur des relations de confiance.
Cette comédie présente deux séries de personnages opposés par l’argent :

  • Valère s’oppose à Cléante.
    Valère et Cléante appartiennent au groupe des jeunes premiers. Ils incarnent la jeunesse masculine. Ils sont mus par la passion amoureuse et cherchent à construire avec ténacité leur bonheur. Cependant leur système de valeurs diffère. L’argent les sépare. Cléante est oisif, dépensier, futile. Il recourt aux hasards du jeu pour se procurer les moyens de satisfaire sa passion. Valère se montre plus réfléchi, il n’hésite pas à mettre sa fortune entre parenthèses, à travailler dans un emploi de domestique, à se contenter de peu. Son sens de l’honneur lui interdit les comportements méprisables.
  • Harpagon s’oppose à Anselme.
    Harpagon et Anselme représentent le clan des barbons. Anselme est plus jeune de dix ans. Tous deux sont soumis au regain de leur sexualité. L’un, bourgeois cossu et l’autre, riche aristocrate, souhaitent s’assurer une douce fin de vie auprès d’un tendron. Là encore, l’usage de l’argent les sépare. Harpagon est foncièrement égoïste, colérique, retors. Son bien et ses enfants sont source d’inquiétude. Anselme est bonhomme, calme, honnête, généreux. Il est toujours à la recherche de sa progéniture. Sa fortune est destinée à dispenser un peu de bonheur autour de lui.
  • Valère s’oppose à Harpagon.
    Valère est un anti-Harpagon : à la vieillesse racornie, il oppose la « générosité surprenante qui [lui] fit risquer [sa] vie » pour sauver Élise de la noyade. Par amour pour elle, il n’a pas hésité à renoncer à son rang, en s’engageant comme « domestique », là où Harpagon se conduit comme un maître au cœur dur. Valère surtout tient sa « fortune déguisée » ; il affirme ainsi que l’argent ne conduit pas sa vie ; il accepte de se montrer pour ce qu’il est au naturel, sans les attraits artificiels de la richesse. Si Harpagon n’a aucun souci véritable du bonheur de sa fille, Valère fait passer Élise avant son confort et ses biens.

Un discours révélateur

Au physique, Harpagon est un homme du passé. Son costume avec sa « fraise à l’antique », son « haut-de-chausses attaché au pourpoint avec des aiguillettes » le renvoie au siècle précédent, celui d’Henri IV. Il a la soixantaine, porte des lunettes. Il est ce qu’on appelle un barbon. Au moral, il est rongé par une sénilité maladive.
L’origine du patronyme est intéressante. Selon Littré, Harpagon provient du latin harpagonem, qui signifie « voleur, proprement grappin », et « en grec, le terme signifie qui ravit, enlève ». Molière a donc donné à son personnage un nom en forme d’injure, il réifie en outre le vieillard en le réduisant à un outil vil et blessant.
Molière nous découvre la monomanie invasive de son personnage principalement par les propos qu’il lui prête. Le lexique employé focalise sur tout ce qui concerne l’argent, son gain, et bien sûr sa perte toujours possible. Le discours d’Harpagon abonde en termes clés tels que profit, argent, possession, affaire, vol, bien, etc. L’expression du personnage l’enferme dans ce seul domaine. L’hypertrophie du champ lexical de la possession dénonce assez une avarice obsessionnelle. Molière fait aussi proliférer les possessifs de la première personne du singulier qui, prononcés sans doute avec emphase, traduisent la jouissance maladive de l’avare. Nous pourrions ajouter un recours au vocabulaire financier du temps comme le « courtier » (acte II, scène 1), « procureur » (intermédiaire) de l’acte III, scène 1. Le retour litanique de quelques expressions comme les « sans dot », « cassette », « argent » sature le discours de l’avare et confère au personnage cet aspect mécanique qui contribue puissamment à son ridicule. Cet aspect par trop prévisible en même temps qu’infrahumain correspond bien à l’essence du rire selon Henri Bergson. Notons enfin l’humour de dérision (involontaire bien sûr, mais éminemment révélateur) que Molière place dans la bouche de l’avare : « Ah, ils n’ont que ce mot à la bouche, de l’argent ! Toujours parler d’argent ! » (acte III, scène 1).

Un discours réducteur

Harpagon a une machine à calculer dans la tête. Les objets et les êtres ne sont pas considérés pour leur utilité ou leur agrément, mais seulement appréciés en termes monétaires. Dès que l’objet ou la personne ont été évalués, le processus du gain potentiel se met en route automatiquement. Les colonnes de chiffres défilent alors à toute allure (acte I, scène 4).
Pour entrer dans ses bonnes grâces, il faut le flatter. Harpagon est si endurci que son entourage, s’il veut se faire entendre, doit lui jouer la comédie du vice, feindre de reconnaître les bienfaits contre nature de son esprit tordu.
La pingrerie d’Harpagon est d’autant plus odieuse que les biens dont il fait rétention sont en grande partie ceux de sa défunte femme. L’avidité du vieillard est moralement une captation d’héritage. « Il est bien vrai que tous les jours il nous donne de plus en plus sujet de regretter la mort de notre mère » peut à juste titre se plaindre la fille.
Toute la stratégie d’Harpagon vise l’économie. La servante doit épousseter les meubles sans trop frotter de crainte de les user. Le repas à servir aux invités peut concerner de huit à dix personnes, l’avare choisit automatiquement la valeur basse.
À force de vouloir réduire risques et dépenses, Harpagon assèche la vie de sa substance. Il se protège des aspects désagréables de l’existence réelle par le déni. Les êtres et les choses qui sont sources d’ennui sont éloignés par des mots. Une telle vie de frugalité devient un simulacre. La volonté de compression de l’avare a par exemple conduit son équipage à n’être « plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux ».
Il est enfin significatif de relever qu’Harpagon mutile son désir de vivre manifesté au début de la pièce par son projet de remariage. Ce renoncement est lui aussi causé par l’argent : directement par le vol de la cassette qui perturbe l’avare ; plus sûrement en raison de son incapacité grandissante à donner quelque chose de lui, quand on voit comment tourne court son compliment lorsque lui est présentée la jeune et ravissante Mariane.

Un discours réflexe réactionnel

Certains mots agissent sur l’esprit de l’avare et déclenchent en lui un comportement réflexe pavlovien. Harpagon est conditionné par tout ce qui peut lui rappeler l’argent. Dès la scène 5 de l’acte I, nous sommes confrontés au célèbre « sans dot » qui bloque chez lui toute considération affective paternelle. L’affirmation comique de La Flèche en est une autre démonstration : « Donner est un mot pour qui il a tant d’aversion, qu’il ne dit jamais : « Je vous donne », mais « Je vous prête le bonjour ». » (Acte II, scène IV)
Le mot argent est à lui seul un puissant déclencheur. S’il laisse espérer un gain, il excite des rêves dorés, des colonnes de chiffres. S’il émane d’un solliciteur, il provoque la colère de l’avare, des « convulsions ». La sentence burlesque de Valère, « il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger » appelle son inscription en « lettres d’or », non pas tant pour sa sagesse que pour les économies espérées.
On peut également remarquer la jubilation intérieure qui saisit l’avare lorsque tel mot est prononcé. Il se lance alors dans des répétitions enivrantes qui le font accéder à une sorte d’extase où il parle seul, perd le contrôle de lui-même et craint de s’être trahi lorsqu’il revient à lui. Ainsi ne cesse-t-il de répéter son « dix mille écus », véritable ivresse par les chiffres.
Ces répétitions compulsives traduisent à merveille l’intempérance vorace qui rappelle celle du Gnathon de La Bruyère.

Un discours paranoïaque

D’abord Harpagon se manifeste par l’abus de pouvoir « cette tyrannie où nous tient depuis si longtemps son avarice insupportable. » Lors de sa première apparition sur scène, le ton est donné : ce ne sont qu’injonctions impérieuses et insultes à l’égard de La Flèche.
Lors de cette entrée en scène, La Flèche affirme en aparté que le père de son maître a le « diable au corps ». Ce qui pourrait n’être qu’une expression comique toute faite dans la bouche du valet tancé et menacé indique aussi combien Harpagon est littéralement possédé par un esprit mauvais, un démon furieux, méchant, menaçant, tyrannique. Il crie, gesticule de manière désordonnée comme les pauvres hères habités par Belzébuth. Quand il congédie le valet, il l’envoie « à tous les diables », ce qui n’est pas une simple image. Plus loin, La Flèche révèle encore un comportement de possédé chez l’avare, à qui « la vue d’un demandeur […] donne des convulsions » (acte II, scène 4).
Harpagon se sent espionné, persécuté par des « yeux » captateurs. Cette métonymie du regard avide, et plus loin des mains voleuses, indique qu’il est devenu une proie. C’est pourquoi il veut faire le vide autour de lui. Il a élevé le soupçon au rang d’instinct de survie à un point tel qu’il fait advenir immanquablement ce qu’il redoute. Son esprit malade, entré dans la spirale infernale de la persécution, lui donne par avance raison.
L’avare est dès le début dans la répression, il ne rêve que d’interdictions. Ses injonctions sont négatives contre le mouvement, la présence ou les échanges de propos. Peu à peu il crée le silence et la solitude dans son environnement.
Le vieillard rend peu à peu la vie impossible autour de lui. Cette expression familière est à prendre au pied de la lettre. Si l’on remarque que pour cacher son bien, il l’a enterré, on peut affirmer que l’avare est devenu un mort-vivant. De même, quand il est privé de son bien, il descend au tombeau : « je me meurs ; je suis mort ; je suis enterré. » (acte IV, scène 7). Par l’angoisse qu’il manifeste de manière désordonnée et tyrannique, Harpagon entre dans la solitude et dans l’enfermement. Là où l’ermite recherche la paix et l’accomplissement du salut, dans la rencontre de l’Autre, l’avare ne débouche que sur la damnation. Privé de sa chère cassette, Harpagon souffre les tourments de l’enfer. Possédé par l’argent dont il a fait un « cher ami », l’avare est dépossédé de la part de son être qui le rattachait encore à la communauté des hommes. La Flèche, dans sa simplicité populaire, dresse de lui un portrait criant : « Le seigneur Harpagon est de tous les humains l’humain le moins humain, le mortel de tous les mortels le plus dur et le plus serré. » Les moins et les plus s’additionnent dans une algèbre de la déshumanisation.
Le délire paranoïaque culmine dans la scène 7 de l’acte IV. Harpagon s’y déchaîne. Le vol est devenu un assassinat. L’avare appelle un procès, l’application de la torture, des mises à mort. « Allons, vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences, et des bourreaux ! Je veux faire pendre tout le monde ; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après. » Ce n’est la commotion du larcin qui a libéré ces pulsions meurtrières. Dès le début de la pièce, Harpagon s’était exprimé : « je voudrais qu’on en eût fait pendre quelqu’un. » alors même qu’aucun crime n’avait encore été commis. Harpagon a perdu sa raison de vivre et veut entraîner tout le monde dans cette fin cataclysmique. Le vieillard est devenu une effrayante mécanique déréglée.

Une comédie sombre

Avec l’Avare, on pense d’abord au registre comique si l’on s’en tient à l’énormité du propos, à cette exagération qui interdit au personnage d’exister dans la réalité. La pureté du type, le condensé des vices le conduisent à n’être qu’un produit du laboratoire littéraire. Ce parti pris est rassurant pour le spectateur qui voit en lui un repoussoir ridicule pour tenter de moraliser les relations sociales, tout particulièrement le conflit des générations entre parents plus qu’économes et jeunesse qui aspire à vivre sans compter. Les gesticulations, les invraisemblances, la caricature, la fin heureuse, les rôles conventionnels, les formules et les jeux de mots2 qui émaillent le texte démontrent assez la volonté comique et l’art scénique de Molière.
Pourtant, le dramaturge vieillissant peut aussi avoir voulu expurger les tentations de la sénilité : cette baisse de la vitalité qui vient ronger secrètement le dynamisme et la confiance, cette crainte de perdre son identité (lorsque l’avoir remplace l’être), cet effroi infantile de manquer, cette peur de la solitude et du néant qui conduisent à des comportements aberrants. À l’heure où il va falloir bientôt tout quitter, certains s’agrippent et s’épuisent désespérément. Molière a mis beaucoup de son expérience dans le vieillard effrayant que nous rencontrerons peu ou prou à un certain moment de notre existence.
Harpagon est-il donc ce vieillard gesticulant, menaçant, excessif et ridicule ou bien ce petit homme triste, s’effondrant sur lui-même, perdant le sens de la réalité pour s’enfoncer dans une solitude glacée3 ? Pour Molière, sans doute les deux. Sans ignorer parfois la voie de la compassion telle qu’a pu l’envisager Bernanos qui écrivait : « Tous les péchés capitaux ensemble damnent moins d’hommes que l’avarice et l’ennui. », Molière a choisi plutôt celle de la dérision dans une comédie amère. Si elle est éclairée par la rébellion de la vie dans de francs éclats de gaieté, la pièce reste grise et ambiguë comme certains Dom Juan, Misanthrope ou Georges Dandin. C’est peut-être parce que Molière pressent que la vie est en train de lui échapper.
Le vieillard ou l’homme mûr est encore plus présent dans ses dernières œuvres : Bourgeois gentilhomme, Fourberies de Scapin, Malade imaginaire. Il vient, par la commedia dell’arte, du couple comique latin composé d’un senex opposé à des adulescentes, dans un schéma traditionnel où le vieillard repoussant joue de son pouvoir pour interdire aux jeunes énergies l’accès aux femmes, et protéger, des héritiers amoureusement prodigues, une fortune patiemment amassée. L’École des femmes s’est changée en École du mensonge. L’innocente et juvénile passion amoureuse est devenue chez le vieillard un feu qui damne. Le désir altruiste s’est transformé en un égoïste retour sur soi. Le barbon odieux et ridicule, sous l’emprise des biens accumulés, y prend une plus grande dureté au moment même où il se dilue dans la folie. L’argent est un maître d’illusion qui se substitue peu à peu à la réalité. L’argent ne permet plus d’accéder à la jouissance de la vie, il est devenu plaisir en lui-même, plaisir stérile et délétère bien entendu. Harpagon est entré ainsi dans cette mystique dévoyée de Mammon4. L’argent est devenu pour lui le fondement de son univers personnel5 et de son être même6 car il est fondamentalement dans la comédie un maître tyrannique et trompeur7.


Notes

1 Ne commettons point d’erreur d’interprétation. Dans la pensée économique du temps, le terme est synonyme de prêt. En effet, depuis la plus haute Antiquité, le prêt à intérêt est condamné par la religion judéo-chrétienne. L’Église y ajoute une connotation négative en considérant que le prêteur peut attendre, tandis que l’emprunteur est souvent pris à la gorge. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour que le prêt à des taux d’intérêt acceptables ne soit plus frappé nommément d’interdit par le catholicisme. Cependant Molière, comme ses contemporains, sait bien distinguer l’emprunt à des conditions raisonnables du prêt à des taux exorbitants. Lui qui a connu la prison pour faillite sait que les prêts sont nécessaires à l’entrepreneur sans bien propre. Il critique le recours à l’emprunt pour des besoins factices et futiles. Il dénonce les taux abusifs et la position dominante de l’usurier.
Les liens entre usure et juifs remontent au Moyen Âge dont la fin est marquée par de profondes crises sociales et économiques. Or les chrétiens ne doivent pas pratiquer le prêt à intérêt, même si les banquiers cahorsins et lombards ne se plient pas à cet interdit. C’est pourquoi les juifs sont poussés à prendre en charge le prêt à intérêt. Cette pratique contribue à accentuer leur différence. Ils deviennent alors des victimes faciles pour ceux qui ont eu recours à leurs services lors de famine ou de crise économique. Il faut y ajouter le facteur aggravant de la différence culturelle et des reproches religieux adressés au peuple déicide. 
2 Le lecteur attentif peut repérer d’amusantes mises en contexte par polysémie. Par exemple dans l’acte II, scène 1, La Flèche informe son maître que le prêteur le rencontrera « dans une maison empruntée ». Cette référence à l’emprunt jusque dans le choix du lieu de rendez-vous suggère d’abord la culture du secret chez l’usurier. Elle fait écho à un acte honteux pour Cléante : le fils de bonne famille a peur d’être pris en faute. Elle informe sur la boulimie de l’avare qui fait fructifier des outils qui ne sont pas les siens. Tout renvoie finalement à la fausseté de la situation. Le comique de mot est au service de la mise à nu des caractères.
Dans la scène 1 de l’acte III, alors que maître Jacques détaille le menu du repas à servir aux invités, Harpagon excédé par la demande d’argent exprime sa colère dans le même champ lexical : « Ah ! traître, tu manges tout mon bien ! »
Valère enchaîne par un « c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes ».
On pourrait citer bien d’autres occurrences. 
3 « Vilar-interprète y eut des moments admirables, faisant alterner la faiblesse et la férocité chez un personnage dont il avait parfaitement compris les clefs. À la veille de la première répétition je l’entends encore nous dire : « Harpagon est, bien sûr, un salaud mais c’est aussi un pauvre type ! » précisant que son interprétation, pour être totalement fidèle à l’auteur, devrait susciter à la fois le rire vengeur et le rire apitoyé. » Claude Planson « Molière ou la dénonciation » 
4 « Aucun homme ne peut servir deux maîtres : car toujours il haïra l’un et aimera l’autre. On ne peut servir à la fois Dieu et Mammon. » (Matthieu 6:24) On peut à ce sujet établir le rapprochement avec l’étrange scène 2 de l’acte III de Dom Juan dans laquelle le libertin tente de subvertir le pauvre. Molière connaît le pouvoir corrupteur intime de l’argent. 
5 « Il n’y a point de supplice assez grand pour l’énormité de ce crime ; et, s’il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté. » (acte V, scène 1) Harpagon est entré en adoration du Veau d’or. Le voleur est sacrilège. 
6 « Mon sang, mes entrailles » s’exclame-t-il dans la scène 2 de l’acte V. Le terme de sang est lui aussi polysémique. D’ailleurs Valère le comprend comme celui d’enfant et, dans le quiproquo qui suit, avoue son « crime » d’avoir osé prétendre à la fille d’Harpagon. Le spectateur peut comprendre aussi que l’argent a remplacé les enfants dans l’affection paternelle. Enfin Molière met bien en évidence cette opposition fondamentale entre le monde de l’argent et celui de l’Amour avec les variations qui s’ensuivent. 
7 « Faites-vous des amis avec l’Argent trompeur, afin que, le jour où il ne sera plus là, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles.
Celui qui est digne de confiance dans une toute petite affaire est digne de confiance aussi dans une grande. Celui qui est trompeur dans une petite affaire est trompeur aussi dans une grande.
Si vous n’avez pas été dignes de confiance avec l’Argent trompeur, qui vous confiera le bien véritable ?
Et si vous n’avez pas été dignes de confiance pour des biens étrangers, le vôtre, qui vous le donnera ?
Aucun domestique ne peut servir deux maîtres : ou bien il détestera le premier, et aimera le second ; ou bien il s’attachera au premier, et méprisera le second. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et l’Argent. » (Luc 16, 1-13)
Pour rendre ces propos actuels à un lecteur étranger au contexte chrétien, le mot « Dieu » peut être remplacé par « la vie ». 

Voir aussi

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Illustrations : L’Avare, gravure de Delannoy d’après G. Staal. (© Photo Bibliothèque nationale.) ; Molière, par Jean-Jacques Caffieri (détail).