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Texte et oralité dans la littérature africaine francophone

Texte et oralité dans la littérature africaine francophone

Par Zakaria SOUMARE, professeur de lettres modernes à l’Académie de Versailles.

Introduction

L’homme est un animal social, disait Aristote. En dehors de la société, il n’y a aucune vie possible pour lui et ses semblables. Mais pour vivre convenablement ensemble, les hommes ont besoin d’un moyen de communication permettant de rendre possibles les échanges. Or dans chaque société, on note une diversité de langues qui rend parfois la communication compliquée, d’où la nécessité de la traduction pour faciliter les échanges entre individus. La traduction est donc un métier aussi ancien que l’Histoire de l’humanité. Sur le plan oral, la traduction favorise les transactions quotidiennes entre des peuples parlant des langues différentes. Sur le plan scriptural, elle permet d’élargir l’horizon d’un texte. Dans son séminaire de Master 2 Recherche de l’année universitaire 2006-2007 consacré à l’analyse textuelle, Madame Capdeboscq a axé son intervention sur le sujet suivant : traduire, reformuler, (se) traduire. Il s’agissait pour elle de savoir comment s’effectuaient les différentes méthodes de traduction d’une langue à une autre. Parmi ces méthodes, elle en a distingué :

  1. La traduction intralinguale ou reformulation consistant en une interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la même langue ;
  2. la traduction interlinguale ou traduction proprement dite : elle consiste à interpréter des signes linguistiques d’une langue au moyen d’une autre langue ;
  3. la traduction intersémiotique qui consiste à interpréter les signes linguistiques au moyen de systèmes de signes non linguistiques.

Dans le deuxième cas de figure, il s’agit en effet de traduire une langue dans une autre, par exemple traduire un texte français en anglais ou en espagnol. Cependant, dans cette réflexion la question n’est plus de savoir comment on pourrait faire la traduction entre deux ou plusieurs langues mais plutôt comment, avec une langue étrangère en l’occurrence le français, pourrait-on traduire les réalités d’un autre peuple. On va articuler cette analyse, sur le plan syntaxique et lexical, sur des exemples (proverbes africains, mots, syntagmes nominaux et autres procédés oraux) tirés de quelques romans d’auteurs africains francophones qui, devant l’impossibilité de traduire leur culture avec une langue étrangère, ont recouru aux langues vernaculaires africaines pour garder une part de leur identité.

Proverbes et autres procédés oraux d’origine africaine

La colonisation en Afrique noire francophone a eu comme conséquences immédiates l’imposition de la langue française aux indigènes. Les colonisateurs estimèrent indispensable sinon inévitable de former « des cadres africains » pouvant servir de relais entre les populations locales et les colons. Ces intellectuels africains allaient plus tard se servir de cette occasion pour remettre systématiquement en question la domination de leur peuple. La langue française était alors la seule « arme miraculeuse », pour reprendre la fameuse formule du poète martiniquais Aimé Césaire, qu’ils avaient à leur disposition pour à la fois critiquer la colonisation étrangère de leurs pays et traduire les valeurs culturelles de leurs peuples. Cependant, ils se sont vite rendu compte que vouloir traduire les réalités africaines au moyen d’une langue étrangère semble relever de l’utopie. Ainsi ont-ils décidé de puiser dans leurs cultures et leurs langues maternelles pour donner un parfum d’authenticité à leurs textes. Dans un premier temps, la résistance à la langue française par le recours aux langues vernaculaires africaines se manifeste dans le texte africain d’expression française sous forme de proverbes et des procédés narratifs empruntés aux griots traditionnels. En effet, le proverbe est un terme qui vient du latin « proverbium ». Le dictionnaire Le Petit Larousse (2000) le définit comme : « Une formule présentant des caractères formels stables, souvent métaphoriques ou figurés et exprimant une vérité populaire, commun à tout un groupe social ». Le proverbe est donc un moyen indispensable permettant de résister sinon de traduire une vision qu’un peuple a du monde qui l’entoure. L’histoire africaine fut longtemps une histoire à tradition orale dominée par les discours oraux des griots qui racontaient lors des cérémonies (mariage, baptême, décès…) des sagesses populaires. Ce procédé narratif oral fut repris par les romanciers africains francophones dans leurs textes pour faire face à la difficulté de traduire les réalités africaines avec un moyen de communication imposé. Dans Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, on lit : « Fama [héros du roman] allait se trouver aux prochaines [cérémonies] comme à toutes les cérémonies malinké de la capitale ; on le savait ; car où a-t-on vu l’hyène déserter les environs des cimetières et le vautour l’arrière des cases (c’est nous qui soulignons) ».1 En effet, Fama Doumbiya était un prince malinké déçu de son statut de prince par la colonisation. Et il avait lutté de toute son âme pour l’accession de son pays à l’indépendance. Une fois l’indépendance de son pays acquise, il s’est vu relégué à la marge de la société parce qu’il était analphabète « comme la queue d’un âne ». Ce proverbe permet ainsi de ressortir la situation de déception dans laquelle se trouvait Fama, le prince déçu. Kourouma, dans ce texte, s’inspire de la tradition orale malinké où les griots émaillent leurs discours des proverbes. Ailleurs, dans le même roman, on relève : « La vérité comme le piment mûr rougit les yeux mais il ne le crève pas » (p. 76). Le recours aux proverbes dans Les Soleils des indépendances pour marquer à la fois la résistance de l’auteur à la langue française et l’origine africaine de son œuvre  constitue l’apport essentiel de Kourouma à la littérature africaine francophone. En cela, son œuvre reste unique. L’auteur s’exprime sur cette question en expliquant qu’il avait simplement « traduit le malinké en français en cassant le français pour trouver et restituer le rythme africain ». On comprend donc que la langue française, qui est une langue d’emprunt, n’est pas « habilitée » à « traduire » le « rythme africain ». Par conséquent, le recours aux expressions orales (proverbes) dans l’œuvre de Kourouma se justifie par le souci de rester fidèle à « l’âme » de son peuple.
De plus, la présence de l’oralité dans le texte africain francophone apparaît aussi sous forme de recours à la manière traditionnelle des griots de présenter leurs récits, parfois merveilleux, devant un public lors des veillées nocturnes. En Afrique traditionnelle, en effet, pendant la nuit les conteurs regroupaient les jeunes et les moyens jeunes autour d’un feu de bois pour leur raconter des contes animaliers ou autres. Ils avaient une manière particulière d’attirer l’attention de l’auditoire par des formules captivantes. Ces formules ont été prises à leur compte par les romanciers africains francophones modernes. Par exemple, à la page 9 des Soleils des indépendances, on relève cette phrase du narrateur à l’endroit de son public fictif : « Vous paraissez sceptique ! Eh bien, moi, je vous le jure, et j’ajoute…. » Ce procédé, nommé en linguistique énonciative la fonction phatique de la communication, joue un rôle déterminant dans le rapport texte et oralité dans le roman africain francophone. On trouve également, en littérature française du Moyen Âge, le même procédé chez les troubadours et les trouvères ou dans Le Roman de Renart mais aussi dans les fabliaux. En effet, la fonction phatique du discours a été définie par R. Jakobson dans son Essai de linguistique générale comme étant « Une fonction du langage par laquelle l’acte de communication a pour fin d’assurer ou de maintenir le contact entre le locuteur et le destinateur »2. Faute d’interlocuteur réel sinon physique, comme dans les veilles nocturnes africaines, le narrateur des Soleils des indépendances se crée un public imaginaire et simule le rôle du griot. On constate cela dans ces passages où le narrateur prend à témoin son auditoire : « Savez-vous ce qui advint ? »(p. 8) ; « Avez-vous bien entendu ? » (p. 8) ; « Mais attention ! »(p. 149). Ce procédé narratif oral joue un rôle capital dans le rapport que le texte littéraire africain francophone entretient avec l’oralité. Il permet de « Chang[er] le rôle traditionnellement réservé aux lecteurs en leur faisant sentir qu’ils sont directement et physiquement présents dans la narration »3.
En outre, Ahmadou Kourouma n’est pas le seul auteur africain francophone à avoir recouru aux expressions orales africaines (proverbes) pour, d’une part, résister à la langue française et, d’autre part, mieux traduire les réalités de son peuple. On remarque l’usage des formules propres à l’Afrique et aux Africains dans d’autres romans de la littérature africaine francophone. À titre d’exemple, on relève dans Devoir de violence4 de Yambo Ouologuem : « C’est la peur d’être honnie qui pousse le jour à s’éteindre et la nuit à s’évanouir » ; « on a beau être Vidaho(prince héritier du trône), on ne peut forcer un escargot à se tenir à un arbre ». Ces proverbes tirés du fonds culturel oral africain donnent un caractère on ne peut plus authentique au texte africain écrit en langue étrangère. Comme on l’a dit plus haut, il est utopique de prétendre exprimer sérieusement « l’âme » d’une population avec un moyen de communication emprunté. Le seul moyen permettant aux romanciers africains de pallier cette impasse linguistique est de se retourner vers les langues vernaculaires du continent noir pour ainsi créer une sorte de « mélange linguistique ». Ce « mariage » entre la langue de Molière et les langues vernaculaires africaines trouve son expression naturelle dans les proverbes africains qui extériorisent mieux le vécu des populations locales que toute autre langue importée. Dans son étude intitulée Roman ouest-africain de langue française, étude de langue et de style5, Albert Gandonou donne quelques proverbes pris dans certains romans africains tout en prenant parfois le soin de donner la version originale en langue locale. Par exemple, à la page 119 de son analyse, il donne le proverbe suivant tiré de Devoir de violence en le faisant suivre de sa transcription en langue fongbé, langue parlée au Benin : « Le crapaud qui, lancé de la case par-dessus la haie, tombe dans une mare, se trouve dans l’élément de délices pour son espèce ». L’auteur commente ainsi : on dit en fongbé « E nyi bese gbon kpata, bє jє doto mє : don xwe », littéralement, cela peut se traduire : « Quelqu’un jette un crapaud par-dessus la clôture et l’animal tombe dans un puits. Il répond à l’homme : “Je suis chez moi ici comme j’étais là-bas” ». L’essentiel demeure, affirme Gandonou, de ce proverbe cité, pour signifier à quelqu’un qui croit vous faire du tort que la situation nouvelle qu’il vous fait n’est pas pire que celle qu’il vous a fait quitter. Ce proverbe témoigne de la présence permanente dans le texte africain francophone des termes issus des différentes langues du continent africain.
Quand il y a brassage de deux cultures, il y aura forcement domination linguistique d’une des cultures sur l’autre. La culture linguistiquement dominée va toujours essayer de trouver un moyen lui permettant de résister et de préserver une part de son authenticité.

Expressions et mots d’origine africaine

Précédemment, on a sommairement montré la présence des proverbes et autres procédés narratifs dans le texte africain francophone. Dans cette partie de la réflexion, on va tenter de démontrer l’origine africaine de certaines tournures syntaxiques et des substantifs dans le roman ouest africain de langue française. Toute prétention à l’exhaustivité mise à part, il s’agira ici de prendre quelques exemples des tournures phrastiques et des mots provenant des langues vernaculaires africaines pour montrer comment, devant la difficulté de traduire le vécu africain avec une langue étrangère, les romanciers ont fait recours à ces « langues » pour « sauver » une part de leur identité.
Goethe (1749-1832) écrivait : «L’âme d’un peuple vit dans sa langue ». Il s’avère donc impossible d’extérioriser « l’âme » d’une culture avec un moyen de communication importé. En d’autres termes, les réalités africaines ne pouvaient intégralement être traduites que par les langues africaines. Cependant, force est de souligner que le problème réside dans la réception des œuvres écrites en langues locales. Il y aura un sérieux problème de lectorat. Car quand les écrivains africains de langue française écrivent leurs textes en langues africaines ils n’auront sans doute pas assez de lecteurs pour lire leurs œuvres. Leur lectorat ne va dans ce cas se limiter qu’aux locuteurs de la langue africaine dans laquelle ils écrivent leurs textes. Face à cette difficulté linguistique, il leur semble que la solution est de continuer à produire en langue française en teintant leurs œuvres d’expressions issues des langues locales africaines. À la page 6 du Petit prince de Belleville de Calixthe Beyala, on lit «Je m’appelle Mamadou Traoré pour la gynécologie, Loukoum pour la civilisation. J’ai sept ans pour l’officiel, et dix saisons pour l’Afrique »6. En effet, avant l’arrivée du colonisateur européen en Afrique noire francophone, les Africains ne connaissaient pas le calendrier grégorien. Ils déterminaient les cérémonies importantes de la vie (mariage, naissance, décès…) par les différentes saisons de l’année. Cette manière traditionnelle de dater les événements apparaît dans le texte littéraire africain francophone moderne comme pour montrer que même si les Africains écrivent ou continuent à écrire en langue française pour traduire leurs réalités, ils ont quand même une certaine liberté qui leur permet de puiser dans la tradition orale pour interpréter le monde qui les entoure. On trouve le recours à l’oralité d’une manière on ne peut plus explicite chez Ahmadou Kourouma. Dans presque tous les textes romanesques de cet auteur ivoirien on trouve des expressions orales tirées directement de sa langue maternelle. En effet, Ahmadou Kourouma pense en malinké. Mais il écrit ses textes en français pour décrire le monde malinké. Dans son roman intitulé Les Soleils des indépendances on lit dès l’incipit :

Il y avait une semaine qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, ou disons-le en malinké : il n’avait pas soutenu un petit rhum. Comme tout malinké, quand la vie s’échappa de ses restes son ombre se releva, graillonna, s’habilla et partit par le long chemin pour le lointain pays malinké pour y faire éclater la funeste nouvelle des obsèques. Sur des pistes perdues au plein de la brousse inhabitée, deux colporteurs malinké ont rencontré l’ombre et l’ont reconnue. L’ombre marchait vite et n’a pas salué. Les colporteurs ne s’étaient pas mépris « Ibrahima a fini », s’étaient-ils dit7.

Ce qui frappe dans ce passage, c’est l’expression « avait fini dans la capitale Koné Ibrahima » et la succession de métaphores pour exprimer le « voyage » de l’âme du défunt pour aller annoncer la « funeste nouvelle » au village. En effet, ces expressions, pour être comprises d’un lecteur étranger aux réalités ouest africaines, exigeraient un effort de compréhension. Chez la plupart des peuples de l’Afrique de l’Ouest, comme chez les Soninké et les Malinké, pour annoncer le décès d’un parent ils utilisent l’expression « a fini » dont la traduction en français pourrait être « il est mort ». On pense que c’est par euphémisme qu’ils préfèrent le terme « il a fini » au lieu de « il est mort ». Kourouma reprend ces expressions orales à son compte et les intègre dans son texte. « Ce qui frappe, ou choque, dans le “style” de Kourouma, c’est […] à la fois un lexique, une sémantique et une syntaxe anticonformistes portés par des mots et des tournures français réinterprétés, et des expressions idiomatiques décalquées du malinké, incompréhensibles pour le lecteur francophone. »8  Le recours à la langue malinké dans Les Soleils des indépendances s’explique par le fait que Kourouma, à l’instar de tous les auteurs africains francophones, se trouvait dans la difficulté d’extérioriser sa culture dans une langue qui n’est pas la sienne. Pour lui donc, la solution serait de faire une sorte de métissage linguistique où la langue française viendrait côtoyer des expressions orales issues des langues vernaculaires africaines dans un même texte pour traduire les réalités propres aux Africains. Cette « cohabitation » de deux langues dans une même œuvre se fait surtout remarquer sur le plan syntaxique et lexical où le rythme et la structure syntaxique traditionnelle du français cèdent la place à ceux des langues africaines.
Chez Kourouma, on relève les expressions ci-dessous qui renvoient purement et simplement à la tradition orale africaine. Un lecteur qui ignore les réalités africaines aura sans doute beaucoup de mal à les comprendre :

  1. « Marcher la route » (p. 114) ;
  2. « La puissance et le pouvoir de Samory sont finis comme les soleils des indépendances » (Moné, outrage et défi, p. 45). Comprendre : la puissance et le pouvoir de Samory sont terminés comme la période des indépendances ; c’est nous qui traduisons ;
  3. « La nuit où elle fini » (Les Soleils…, p. 32), c’est-à-dire la nuit où elle est morte (c’est nous qui traduisons) ;
  4. « Courber les prières (p. 42) ; comprendre : faire les prières ;
  5. « Il [Fama, le héros] courba les nombreuses prières qu’il devait » (p. 14) ;
  6. « Égorger des sacrifices (p. 42) ; comprendre : faire des sacrifices.

Sur le plan lexical, nous relevons dans Allah n’est pas obligé9 du même auteur les substantifs malinké « faforo » (p. 51), « Gnamakodé » (p. 101) qui veut dire « bâtard » en français, « a faforo » (p. 51). Par ailleurs, Ahmadou Kourouma n’est pas le seul auteur africain francophone à avoir recouru à ces genres de procédés narratifs. La langue française, de fait, est considérée par les romanciers africains comme un fardeau qui trahit leur identité et celle de leurs peuples. Dans Transit10 du djiboutien Abdourahmane Waberi, on a compté tout au long du texte des morphèmes pris dans la langue maternelle de l’auteur et dans d’autres langues de la région africaine où se situe son pays d’origine. Waberi a pris le soin, contrairement à Ahmadou Kourouma, de consigner dans le glossaire tous les mots à consonance étrangère tout en donnant leur sens en français :

  • Abikon : mot désignant l’esprit d’un enfant mort dans la prime enfance ;
  • Gaaldo : les Blancs ;
  • Guesi : héros ;
  • Naya : la fille.

De même, dans La Grande mutation11 d’Amadou Koumba Cisssé on a relevé à plusieurs endroits du texte les substantifs soninké ci-après :

  • Yougo (homme), p. 5 ;
  • Les ganninko (les gens d’autrefois), p. 5 ;
  • Ganny (autrefois), p. 22 ;
  • Fibribadji (charlatan, sorcier), p. 5 ;
  • Cerée (personne), p. 6 ;
  • Naâmou (oui), p. 6 ;
  • Feindelu (petit pagne sexy que portent les jeunes femmes mariées comme pyjama), p. 11 ;
  • Yakharé (femme), p. 12 ;
  • Souté (forêt dense), p. 18.

Par ailleurs, dans L’Impasse12 du romancier congolais Daniel Biyaoula, on a relevé le substantif « mpangui ». Dans une note infrapaginale, l’auteur traduit le terme par « petit frère ». Le recours à ces mots et expressions africains dans le texte s’explique par la difficulté de traduire le monde africain au moyen d’une langue étrangère. Car traduire les réalités d’un peuple avec une autre langue semble, à notre avis, relever de l’utopie.
Même si les romanciers africains francophones n’ont pas totalement abandonné la langue française pour exprimer leur pensée et la culture de leurs peuples, il va sans dire qu’ils ont trouvé indispensable d’ « émailler » leurs œuvres d’expressions orales directement issues des langues vernaculaires africaines pour résister à l’imposition de la langue française comme langue d’écriture et manifester une part de leur identité. Dans la mesure où il n’est pas possible d’écrire avec une langue d’emprunt sans que l’on ne remarque d’un endroit à l’autre du texte la présence de la culture d’origine de celui qui écrit. « Toute grande prose, écrit Antoine Berman, entretient des rapports étroits avec les langues vernaculaires […]. La visée de concrétude de la prose inclut nécessairement [des éléments de] la langue vernaculaire [car elle est] par essence plus corporelle, plus iconique que […] la langue cultivée […]. [Dans ce cas], la prose peut se donner comme but explicite la reprise de l’oralité vernaculaire ».13
Ce qui retient notre attention dans ce passage, c’est le terme « concrétude ». Les romanciers africains francophones qui écrivent leurs textes en langue française doivent donc « teinter », pour qu’il y ait un peu de réalisme, leurs œuvres d’expressions issues de leurs langues maternelles. Ces écrivains, considérés parfois comme des « voleurs de langue », ont trouvé dans le recours aux langues vernaculaires africaines le moyen leur permettant de pallier la difficulté de traduire leur culture avec une langue étrangère. Le terme « voleurs de langue » a été lancé en 1959, lors du deuxième congrès des écrivains et artistes noirs à Rome sous l’égide de la Présence africaine, par le poète malgache Jacques Rabemananjara. Dans son intervention, celui-ci soulignait le paradoxe d’une langue imposée devenue familière aux colonisés au point de s’en sentir propriétaires14. Cependant, les romanciers ont compris plus tard que cette langue n’est pas la leur, qu’elle ne traduit pas fidèlement leur pensée et leur culture. Désormais, « le français est […] habité, travaillé par les langues qu’il avait eu à dominer et refouler »15. Autrement dit, la « langue maternelle [de l’écrivain] est à l’œuvre dans la langue étrangère »16. Par exemple quand Ahmadou Kourouma écrit dans Les Soleils des indépendances « courber les prières », « marcher la route », « tuer des sacrifices », le lecteur non malinké comprendra vite qu’il n’est plus dans l’univers traditionnel du français hexagonal. De même que les substantifs « afafora », « gnamakodé » constituent un dépaysement pour qui ignore la langue maternelle de l’auteur.

Conclusion

Traduire la vision qu’un peuple a du monde qui l’entoure au moyen d’une langue étrangère, c’est comme lui amputer la partie vitale de son âme. Au début de la colonisation française en Afrique au Sud du Sahara, les romanciers ont fait le choix d’écrire leurs œuvres en langue française pour à la fois remettre en question la présence étrangère dans leurs pays et traduire les réalités de leurs peuples. Mais ils se sont rendu compte plus tard du caractère utopique d’une telle mission, d’où le recours aux expressions (proverbes, tournures syntaxiques, mots, syntagmes nominaux…) d’origine africaine dans leurs textes pour résister à l’imposition du français comme langue d’écriture et manifester leur identité.


Notes

1 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, p. 18-19.
2 Dubois, se référant à R. Jakobson, Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973.
3 Jean–Claude Nicolas, Comprendre Les Soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma, Paris, Éditions Saint Paul, 1985, p. 138.
4 Y. Ouologuem, Devoir de violence, Paris, p. 257.
5 Albert Gandonou, Roman ouest-africain de langue française, étude de langue et de style, Paris, Karthala, 2002.
6 Calixthe Beyala, Le Petit prince de Belleville, Paris, J’ai lu, 1992, p. 6.
7 Ahmadou Kourouma, Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 7.
8 Martine Mathieu-Job, L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones, Presses universitaires de Bordeaux Pessac, 2003, p. 131.
9 Ahmadou Kourouma, Allah n’est pas obligé.
10 Abdourahman A. Waberi, Transit, Paris, Gallimard, 2003.
11 Amadou Koumba Cissé, La Grande mutation, Paris, Gallimard, 2005.
12 Daniel Biyaoula, L’Impasse, Paris, Présence africaine, 1998, p. 44.
13 Antoine Berman, cité par Madame Anne-Marie Capapdebosq in Séminaire de Master 2 Recherche, Recherche linguistique, 2006-2007.
14 Jean-Louis Joubert, Les voleurs de langue, Paris, Philippe Rey, 2006, p. 19.
15 Ibid., p. 9.
16 Ibid., p. 61.

Bibliographie
  1. BEYALA, C., Le petit prince de Belleville, Paris, J’ai lu, 1992.
  2. BIYAOULA, D., L’Impasse, Paris, Présence africaine, 1996.
  3. DUBOIS, Dictionnaire de linguistique, Larousse, 1973.
  4. GANDONOU, A., Roman ouest-africain de langue française, Paris, Karthala, 2002.
  5. Mathieu-Job, M., L’intertexte à l’œuvre dans les littératures francophones, Presses universitaires de Bordeaux Pessac, 2003.
  6. JOUBERT, J.-L., Les Voleurs de langue, Paris, Philippe Rey, 2006.
  7. KOUROUMA, A., Les Soleils des indépendances, Paris, Seuil, 1970.
  8. KOUROUMA, A., Monnè, outrages et défis, Paris, Seuil, 1990.
  9. NICOLAS, J.-C., Comprendre Les Soleils des indépendances, Paris, Éd. Saint Paul, 1985.
  10. OUOLOGUEM, Y., Le Devoir de violence, Paris, Seuil, 1968.
  11. Nora-Alexandra Kazi-Tani, Roman africain de langue française au carrefour de l’écrit et de l’oral, Paris, L’Harmattan, 1995.
Voir aussi