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Littérature 🏷️ Littérature française du XXe siècle

Nathalie Sarraute, Enfance

Nathalie Sarraute (1900-1999), Enfance (1983)

Incipit

Nathalie Sarraute— Alors, tu vas vraiment faire ça ? « Évoquer tes souvenirs d’enfance »… Comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux « évoquer tes souvenirs »… il n’y a pas à tortiller, c’est bien ça.

— Oui, je n’y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi…

— C’est peut-être… est-ce que ce ne serait pas… on ne s’en rend parfois pas compte… c’est peut-être que tes forces déclinent…

— Non, je ne crois pas… du moins je ne le sens pas…

— Et pourtant ce que tu veux faire… « évoquer tes souvenirs »… est-ce que ce ne serait pas…

— Oh, je t’en prie…

— Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu’ici, tant bien que mal…

— Oui, comme tu dis, tant bien que mal.

— Peut-être, mais c’est le seul où tu aies jamais pu vivre… celui…

— Oh, à quoi bon ? je le connais.

— Est-ce vrai ? Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? comme là-bas tout fluctue, se transforme, s’échappe… tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant… vers quoi ? qu’est-ce que c’est ? ça ne ressemble à rien… personne n’en parle… ça se dérobe, tu l’agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n’importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne peut-être à vivre… Tiens, rien que d’y penser…

— Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n’est pas toujours cette même crainte… Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose d’encore informe se propose… Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l’avantage sur ce qui tremblote quelque part dans les limbes…

— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas… pas assez… que ce soit fixé une fois pour toutes, du « tout cuit », donné d’avance…

— Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… c’est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l’ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts de quelque chose d’encore vivant… je voudrais, avant qu’ils disparaissent… laisse-moi…

— Bon. Je me tais… d’ailleurs nous savons bien que lorsque quelque chose se met à te hanter…

— Oui, et cette fois, on ne le croirait pas, mais c’est de toi que me vient l’impulsion, depuis un moment déjà tu me pousses…

— Moi ?

— Oui, toi par tes objurgations, tes mises en garde… tu le fais surgir… tu m’y plonges…

Nathalie Sarraute, Enfance, 1983, © Gallimard.

Pour le commentaire…

L’incipit d’Enfance met en scène deux interlocuteurs dont on ne connaît pas, de prime abord, l’identité. On dit qu’il s’agit d’un incipit in medias res (c’est-à-dire au milieu de l’action ; en l’occurrence au milieu d’une conversation). Ce sont les déictiques « ça », la séquence « évoquer tes souvenirs d’enfance » (l’expression est mise entre guillemets, ce qui signifie que l’interlocuteur reprend l’expression du narrateur principal) et l’adverbe « alors » qui nous montrent que la conversation semble avoir déjà commencé.

Le refus du projet autobiographique traditionnel

  • Le narrateur principal est « tenté » par l’évocation des souvenirs d’enfance et se défend d’abandonner l’esthétique qu’il a adoptée dans ses précédentes œuvres :

— Mais justement, ce que je crains, cette fois, c’est que ça ne tremble pas… […]
— Rassure-toi pour ce qui est d’être donné… […] je voudrais, avant qu’ils disparaissent… 

  • Son interlocuteur, le « double », permet au narrateur principal de se justifier sur son projet littéraire, de s’interroger sur ses motivations. En relançant incessamment le dialogue, il contribue à faire naître la vérité sur l’entreprise littéraire et sur les intentions de son interlocuteur.
  • Dans cet incipit, on n’apprend rien sur l’auteur, contrairement à d’autres textes autobiographiques (voir par exemple l’extrait des Confessions de Rousseau ci-dessous).

Le locuteur et son double

Ils semblent bien se connaître :

  • Ils se tutoient systématiquement.
  • Dans plusieurs répliques, la voix narrative manifeste sa connaissance de l’auteur : « comme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas ».
  • Le double connaît l’esthétique littéraire de l’écrivain : « Tu n’as vraiment pas oublié comment c’était là-bas ? […] ». Comme ces deux locuteurs se connaissent bien, le double garantit l’authenticité des propos autobiographiques du narrateur principal car il est présenté dans l’incipit comme apte à remettre en cause les énoncés.
  • Le double n’hésite pas à railler le narrateur principal et utilise un vocabulaire familier : « est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? », « il n’y a pas à tortiller », etc.
  • Le pronom personnel nous dans « ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours » et dans « d’ailleurs nous savons bien » montre que les deux voix narratives ont une expérience commune.

Dans « Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. », « grandiloquent » et « outrecuidant » ne sont pas accordés au féminin → cette instance narrative est asexuée, neutre.

On peut émettre une hypothèse sur l’identité des voix narratives : la première voix est certainement celle d’un double de l’auteur, et la seconde voix est celle de l’auteur.

Pourquoi l’incipit d’Enfance est-il original ?

Pour répondre à cette question, on peut lire les incipit :

[…] Je suis né à Genève, en 1712 d’Isaac Rousseau, Citoyen, et de Susanne Bernard, Citoyenne. Un bien fort médiocre, à partager entre quinze enfants, ayant réduit presque à rien la portion de mon père, il n’avait pour subsister que son métier d’horloger, dans lequel il était à la vérité fort habile. Ma mère, fille du ministre Bernard, était plus riche : elle avait de la sagesse et de la beauté. Ce n’était pas sans peine que mon père l’avait obtenue. Leurs amours avaient commencé presque avec leur vie ; dès l’âge de huit à neuf ans ils se promenaient ensemble tous les soirs sur la Treille ; à dix ans ils ne pouvaient plus se quitter. […]

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre I.
Voir aussi