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Littérature 🏷️ Littérature française du XVIIIe siècle

La matière d’Orient dans la littérature : le voyageur étranger

La matière d’Orient dans la littérature française du siècle des Lumières

Le voyageur étranger

Une étude de Jean-Luc.

Les écrivains ont adapté un usage né à la Renaissance, puis développé au XVIIe siècle, à savoir le Grand Tour, ou Tour du Chevalier. Ce long voyage en Europe d’au moins un an était destiné à parfaire la culture des jeunes aristocrates. Il devait non seulement les confronter aux vestiges des civilisations grecque et latine abordées théoriquement dans leurs études des humanités, mais aussi les ouvrir à d’autres modes de vie, d’autres formes artistiques, les aguerrir, les aider à former leur jugement.

L’innovation en cette fin du XVIIe siècle est le recours à l’Orient pour nourrir le filon du voyageur étranger en visite en Europe. Montesquieu, quand il écrit les Lettres persanes, s’inscrit dans une lignée très récente dont l’origine remonte à Jean-Paul Marana, écrivain italien, qui publie en 1684, L’Espion dans les cours des princes chrétiens ou L’Espion turc1. Cet ouvrage est une sorte de journal épistolaire qui rapporte les découvertes et les jugements d’un Oriental au sujet de l’histoire et des mœurs de l’Europe. Ce Méhémet, agent de la Sublime Porte, relate et analyse les événements politiques plus particulièrement en France. L’ouvrage est un panégyrique déguisé du règne de Louis XIV en même temps qu’une satire légère de la société du Grand Siècle destinée à divertir le roi. Le roman connaît un vif succès au point que les éditions hollandaises des Lettres persanes ajoutent en 1721 et 1730 le sous-titre Dans le goût de l’Espion dans les cours.

Un autre ouvrage a balisé la réussite du filon. Ce sont les Amusemens sérieux et comiques – voyage d’un Siamois à Paris de Dufresny, publiés pour la première fois en 1699, puis réédités jusqu’en 1723 compte tenu de leur succès. Cette relation de voyage fictive décrit la société parisienne : la Cour, l’Opéra, les promenades, la Faculté, le jeu, les cafés, il satirise les Académies…

Ces deux récits ont mis en place l’invention du regard neuf, ils imaginent ce qui peut advenir dans la tête d’un étranger confronté à des usages ou une culture qui ne sont pas les siens. Dans un premier temps, il s’agit d’amuser par les décalages entre une interprétation étrangère parfois lourdement forgée et des réalités si familières qu’elles ne nous étonnent plus. Mais à cette satire bouffonne va s’ajouter très vite une remise en question plus radicale des règles qui organisent la société d’Ancien Régime. Ce sera l’un des principaux apports des Lettres persanes.

Les Lettres persanes

Le roman épistolaire de Montesquieu est bâti sur la correspondance de deux Orientaux partis découvrir l’Europe. Ils y font part de leurs étonnements, de leurs interrogations. Si les lettres sont adressées à des coreligionnaires restés au pays, elles sont aussi l’occasion d’échanges intellectuels entre les deux voyageurs confrontés à une société et une culture différentes de la leur.

Usbek et Rica

Montesquieu, Lettres persanes (1721) Nous laisserons de côté comme tout à fait secondaire Rhédi, le neveu d’Ibben, qui s’est installé à Venise, bien qu’il y ait été conduit par sa recherche de sens et de sagesse2. De même nous oublierons Nargum, ambassadeur à Moscou, en raison de la contrainte de sa position officielle.

Usbek est le plus vieux des deux. Il a deux frères, l’un qui exerce au gouvernement et l’autre qui s’est retiré comme Santon, c’est-à-dire dignitaire religieux. Ainsi Usbek est-il dans sa propre famille directement concerné par les deux grands sujets de controverse des Lettres, à savoir le pouvoir et la religion. Lui-même haut-dignitaire à Ispahan, il a été contraint de fuir la cour afin d’échapper à une disgrâce qui lui aurait valu la mort s’il était resté.

L’autre motivation de son départ est la recherche de la sagesse. Tout au long du récit il remet souvent en cause les valeurs de l’Orient. Il se réclame de principes plus universels comme la Vertu et la Raison. De même en politique il recherche un nouvel équilibre. Il représente en quelque sorte une transition entre l’honnête homme du Grand Siècle et le philosophe du Siècle des Lumières.

Montesquieu l’utilise tantôt comme porte-parole des idées nouvelles, tantôt comme contre-exemple. Loin donc de se montrer monolithique, le personnage apporte sa complexité et ses contradictions dans la marche de l’intrigue romanesque comme dans les mini débats qui l’émaillent. Il attaque les valeurs occidentales tout en les appréciant.

Rica est plus jeune. C’est un célibataire enjoué. Sans charge, il est plus libre d’esprit, plus polémique. Moins intellectuel qu’Usbek, il est plus attaché aux détails réalistes et piquants. Il manifeste les qualités du voyageur selon le goût de Montesquieu. Il présente une qualité intrinsèque du découvreur philosophique, l’absence de préjugés. Aussi s’intègre-t-il mieux qu’Usbek. Ses comparaisons entre Orient et Occident sont plus impartiales. Très vite il dépasse le stade de l’étonnement pour attaquer en soi les contradictions de la société occidentale sans plus se référer à sa Perse natale. « J’ai pressé mille fois Rica de quitter cette terre étrangère ; mais il s’oppose à toutes mes résolutions […] Il semble qu’il ait oublié sa patrie. »

Montesquieu joue habilement de ses deux héros pour animer le récit et les controverses. Il paraît aussi que le magistrat bien installé dans l’existence manifeste son envie de passer le témoin au futur voyageur qu’il sera à partir de 1728.

Les sujets abordés

Outre la manière d’aimer et le statut de la femme précédemment examinés, Montesquieu s’intéresse au système financier, au mode de gouvernement et aux croyances.

Le système financier

Pour la couleur locale, il relève d’abord que la monnaie est le toman. Plus intéressante est la notation de l’immuabilité du système financier dans la lettre CXXXVIII : « On lève aujourd’hui les tributs en Turquie et en Perse, comme les levaient les fondateurs de ces empires ». De fait non seulement le système économique du pays ne s’est pas modernisé, mais il est tombé dans un état de décrépitude avancé. La faute en revient à la vénalité des charges : les « bachas3 » sont conduits à épuiser le territoire qu’ils doivent administrer, juifs et chrétiens sont spoliés, la propriété est contestée, les ottomans ont abandonné le commerce aux Européens.

La lettre CXLVI précise que les Indes sont l’exemple d’une terre pervertie par la conduite frauduleuse d’un ministre dont le mauvais exemple a contaminé toute la nation. En fait il s’agit indirectement de dénoncer la France et de critiquer de manière acerbe le système de Law4.

Le pouvoir politique

Le pouvoir royal est visé directement ou indirectement. L’Orient ne sert qu’à rapporter les propos ironiquement étonnés d’un mahométan dans les lettres XXIV et XXXVII. La monarchie française en la personne de Louis XIV est comparée au despotisme des Turcs. La lettre XCIV précise que « la puissance illimitée de nos sublimes sultans, […] n’a d’autre règle qu’elle-même ». La lettre CII juge le gouvernement des princes d’Orient « tyrannique et affreux » tandis que la lettre CXXXI ajoute que les « Asiatiques [ne peuvent] comprendre qu’il puisse y avoir sur la terre d’autre [gouvernement] que le despotisme. »

Essentiellement, dans la lettre XXIV, Montesquieu analyse les raisons de l’échec de la royauté. Prudemment, Montesquieu ne s’en prend qu’au défunt roi Louis XIV, vilipendé à la fin de son règne à tous les étages de la société. Il retient la vénalité des charges, des guerres ruineuses, la fixation arbitraire du cours monétaire et la chasse aux jansénistes. Dans la lettre LXXXV, sous couvert de la tentative d’expulsion des Arméniens de Perse sous le règne de Cha-Soliman et des persécutions des Guèbres par les Mahométans, il critique en fait la révocation de l’Édit de Nantes, faute majeure du règne précédent. L’une aurait privé le royaume de « tous les négociants et presque tous les artisans » tandis que les secondes ont fait partir d’habiles laboureurs. Montesquieu prétend même, contrairement aux idées reçues de son temps, que la coexistence de plusieurs religions est bénéfique au prince par l’émulation qu’elles créent entre les communautés à condition de réprimer l’« esprit de prosélytisme » chez celle « qui se cro[it] la dominante ». Cette intolérance est « une éclipse entière de la raison humaine ». Montesquieu reprend ici la métaphore des Lumières. En effet ces conversions forcées sont une insulte au principe qui défend d’infliger à autrui un traitement que l’on refuserait pour soi.

Notre auteur, avec la lettre LXXXIX, réfléchit à la meilleure manière de motiver les sujets. Selon lui, ce sont la gloire et la liberté. Honorer la gloire est plus efficace dans le succès des armées. En France la gloire invite à dépasser la peur, tandis que dans les troupes du sultan la peur du combat combinée à la crainte du châtiment rend le soldat « esclave », « stupide ». De même les honneurs rendus à la gloire sont une meilleure « émulation » que les « dignités » distribuées puis reprises selon les caprices du prince. Montesquieu critique ainsi l’arbitraire du monarque absolu et professe son admiration pour les vertus républicaines fondées sur le mérite et le sacrifice.

Il pousse plus loin son analyse dans la lettre LXXX : « Le gouvernement le plus conforme à la raison » est celui qui proportionne les peines. Montesquieu dénonce les châtiments « tyranniques et affreux » de l’Orient : perte d’un membre, pal… Non seulement la punition est inefficace, mais elle risque d’entraîner des « mouvements tumultueux » parce que « le désespoir de l’impunité confirme le désordre ». Montesquieu rappelle comment Osman fut déposé par hasard pour un grief d’ordre privé anodin, et que Mustapha fut porté sur le trône parce que son nom fut prononcé au cours d’échauffourées. Ces opinions sont reprises dans la lettre CII.

La dénonciation du despotisme stupide revient plusieurs fois. La lettre XLIV affirme que « le kan de Tartarie [est un] barbare, qui ne mange que du lait, qui n’a pas de maison, qui ne vit que de brigandage » mais dont l’orgueil est démesuré comme celui de ce roitelet africain du golfe de Guinée. La lettre XL souligne la niaiserie de certains orientaux « Quand je vois le Mogol qui, toutes les années, va sottement se mettre dans une balance, et se faire peser comme un bœuf ; quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince est devenu plus matériel, c’est-à-dire, moins capable de les gouverner, j’ai pitié, Ibben, de l’extravagance humaine. ». Bien entendu au-delà de la cible éloignée, c’est le système politique français qui est condamné. De même si l’Inde apparaît dans la lettre LXXVIII avec ce général portugais qui avait mis en gage la moitié de sa moustache à Goa pour obtenir un prêt, c’est l’occasion pour Montesquieu de dénoncer l’inutilité et la vacuité de l’aristocratie d’épée.

Le tableau ainsi brossé peut paraître incohérent dans ses positions, mais il convient de noter l’habileté de l’auteur. Elle joue souvent de l’expression directe d’une opinion selon la culture des Orientaux. Elle se sert de l’ingénuité philosophique des personnages pour en faire les porte-paroles de ses propres prises de position contestataires. Entre ironie et attaques, Montesquieu provoque sans cesse son lecteur.

La religion

Cette apparente incohérence des positions est encore plus marquée quand Montesquieu aborde la question religieuse. Ce domaine fait naître de vives critiques chez cet adepte de la franc-maçonnerie qui a, par suite de son mariage avec Jeanne de Lartigue, épousé les griefs protestants à l’égard du catholicisme romain. Montesquieu, tout comme Voltaire, considère en outre que la chasse aux jansénistes et la bulle Unigenitus ont été une autre erreur majeure de la collusion du pouvoir royal et de l’ultramontanisme. Louis XIV a cherché l’appui de l’autorité papale dans sa tentative de mise au pas des Parlements, des privilégiés et de tous ceux qu’il qualifie de « secte républicaine ». Il n’est donc pas étonnant d’entendre nos voyageurs orientaux médire du pape : « Ce magicien s’appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne sont qu’un ; que le pain qu’on mange n’est pas du pain, ou que le vin qu’on boit n’est pas du vin ; et mille autres choses de cette espèce. » Lettre XXIV. « Le pape est le chef des chrétiens. C’est une vieille idole, qu’on encense par habitude. » Lettre XXIX. L’admirateur de la République romaine dénonce chez le pontife tout à la fois les extravagances du dogme, la tentative camouflée d’idolâtrie reprochée aux empereurs et source conséquente de persécutions.

Montesquieu, dans la même lettre, fustige la duplicité des évêques infidèles à leur mission d’enseigner la foi quand ils pratiquent abondamment ce que Pascal reprochait aux jésuites, la casuistique au service de leurs intérêts : « Quand ils sont assemblés, ils font, comme lui [le pape], des articles de foi ; quand ils sont en particulier, ils n’ont guère d’autre fonction que de dispenser d’accomplir la loi. » Notons que l’antithèse est renforcée par une superbe paronomase (foi / loi). Le reproche essentiel qu’il adresse au christianisme est de mettre en danger la paix par son fanatisme « il n’y a jamais eu de royaume où il y ait eu tant de guerres civiles, que dans celui de Christ. » Enfin il ironise sur l’arbitraire meurtrier et les manœuvres de basse police de l’Inquisition en Espagne et au Portugal.

À l’opposé, Montesquieu fait de l’islam une religion tolérante : « Heureuse la terre qui est habitée par les enfants des prophètes ! Ces tristes spectacles y sont inconnus. La sainte religion que les anges y ont apportée se défend par sa vérité même ; elle n’a point besoin de ces moyens violents pour se maintenir. » Dans la lettre LXXV, il le voit comme une « religion qui se fait préférer à tous les intérêts humains, et qui est pure comme le ciel dont elle est descendue. » Dans la lettre CV il y perçoit les bienfaits de son absence de dogmes et de sa pureté : « Heureuse l’ignorance des enfants de Mahomet ! Aimable simplicité » Mais dans la lettre CII, il fait allusion au fanatisme des assassins du Vieux de la Montagne qui voulait faire périr Philippe-Auguste.

La lettre LXXV établit quelques différences entre l’islam et le christianisme. Le chrétien « pratique » moins que le musulman. Chez lui, « la religion est moins un sujet de sanctification qu’un sujet de disputes ». Elle critique indirectement le dogmatisme figé et intangible de l’islam, mais aussi la versatilité morale chrétienne. Montesquieu prend pour exemple les accommodements de conscience des chrétiens à l’égard de l’esclavage quand leurs intérêts économiques sont en jeu.

Montesquieu a étudié de près l’islam, notamment les coutumes chiites : Dès la première lettre, nous pouvons mesurer l’ampleur de son travail documentaire mais aussi combien il a été victime des connaissances de son temps et de ses convictions intimes. Par exemple, il écrit « Nous n’avons séjourné qu’un jour à Com. Lorsque nous eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge qui a mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en chemin ». Il a puisé dans l’article « Fatime » du Dictionnaire historique et critique de Bayle paru en 1696 la présence de la tombe de cette Fatima, lieu d’un pèlerinage fameux depuis l’époque saldjūqide. À la suite de ce penseur protestant proche du rationalisme déiste, il fait l’amalgame entre deux saintes femmes de l’islam, Fātima, sœur de l’imām Rezā, morte en 816 et l’autre Fātima, fille du Prophète Mahomet. Quant aux douze prophètes engendrés par cette Fatime, alors qu’aucune des Fatima historiques n’a eu autant d’enfants, il s’agit de la croyance chiite dans le plérome des Quatorze Immaculés constitué de Mahomet, sa fille et des imams duodécimains. Nous pouvons supposer que le déiste rationaliste Montesquieu entend par cette allusion créer une convergence avec les croyances catholiques sur la conception immaculée du Christ et la valeur symbolique du chiffre douze représentant la totalité du corps mystique, les douze tribus d’Israël puis les douze apôtres. À quelle fin ? Sans doute pour suggérer que toute religion invente un corpus gnostique irrationnel…

Il relève de même la haine des Persans pour les « perfides Osmanlins », la rivalité fratricide entre les chiites persans et les sunnites turcs. Toute religion divise. En filigrane il faut lire les rancunes entre catholiques et protestants. Il pointe l’intransigeance des « mollaks » au service de l’ « alcoran ». Il note la principale faiblesse de la société musulmane, l’absence d’autonomie pour la vie personnelle et civile. Mirza est désespéré par les mollas car il « ne leur parle pas comme vrai croyant, mais comme homme, comme citoyen, comme père de famille. »

Montesquieu considère les interdits alimentaires ou les prescriptions concernant le pur et l’impur comme irrationnels, mais à la différence du christianisme il leur attribue une origine sensorielle. La réponse du molla Méhémet Ali qui se réfère à une tradition mythique rattachée à l’arche de Noé est du plus parfait dogmatisme symbolique. La lettre XXXIII rappelle l’interdiction de consommer de l’alcool. La lettre XLVI cherche une voie universelle qui surmonte les antagonismes formalistes cultuels. Montesquieu dénonce à nouveau la circoncision et la métempsycose, les interdits alimentaires pour proposer un moralisme religieux régulateur de la vie sociale, il remonte à une morale naturelle moins restrictive que le décalogue : « vivre en bon citoyen dans la société où [Dieu l’a] fait naître, et en bon père dans la famille que [Dieu lui] a donnée. » Il réfléchit sur le bien-fondé de l’interdiction et le risque de transgression. « L’esprit humain est la contradiction même. Dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur contre les préceptes ; et la loi, faite pour nous rendre plus justes, ne sert souvent qu’à nous rendre plus coupables. »

Montesquieu ironise sur le paradis religieux dans la lettre CXXV. Il reprend la farce de l’Indienne qui voulait s’immoler par le feu après le décès de son mari. Elle s’en voit refuser l’autorisation par le gouverneur musulman qui prend à partie un jeune bonze pour avoir diffusé cette coutume barbare. Le moine prétend pour sa défense que la veuve serait bien inspirée de se brûler vive car elle pourrait retrouver son mari pour l’éternité. Cette affirmation déclenche la colère de la femme qui reproche à son époux d’avoir été « jaloux, chagrin », et décide aussitôt de se convertir à l’islam.

Montesquieu révèle son antisémitisme dans la lettre LX « partout où il y a de l’argent, il y a des juifs. » Cependant il prêche la tolérance « On s’est aperçu que le zèle pour les progrès de la religion est différent de l’attachement qu’on doit avoir pour elle ; et que, pour l’aimer et l’observer, il n’est pas nécessaire de haïr et de persécuter ceux qui ne l’observent pas. Il serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi sensément, sur cet article, que les chrétiens ; que l’on pût une bonne fois faire la paix entre Hali et Abubeker, et laisser à Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes. » En fait Montesquieu pense indirectement à la paix entre catholiques et protestants.

Le rationaliste dénonce le fatalisme religieux dans la lettre XXXIII : « Il n’y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la nécessité du mal, de l’inutilité des remèdes, de la fatalité du destin, de l’ordre de la Providence, et du malheur de la condition humaine. » Cette prise de position est bizarre sous la plume d’un musulman. Là encore Montesquieu attaque la religion en général. La lettre CXXXVI confirme le propos avec l’exemple de la Perse où « les astrologues sont proprement nos directeurs ; ils font plus, ils entrent dans le gouvernement de l’État. Si cela est, me dit-il, vous vivez sous un joug bien plus dur que celui de la raison. Voilà le plus étrange de tous les empires ». La lettre CXLIII condamne les religions comme des superstitions : « Tu es Juif, et je suis Mahométan ; c’est-à-dire, que nous sommes tous deux bien crédules. »

En contrepartie la lettre XCVII fait l’éloge des « philosophes ». Montesquieu ironise sur la « sagesse orientale » (lire chrétienne) mystique et fleurie avec son « trône lumineux », « les concerts des anges », la « fureur divine ». Il oppose ceux qui « suivent, dans le silence, les traces de la raison humaine », ceux qui se contentent de l’ordre simple des lois scientifiques, en particulier Newton, à ceux (les religieux) qui « renonce[nt] par avance à comprendre » pour « ne […] propose[r] que d’admirer ». Leurs ouvrages qui contiennent plus de « prodiges et de merveilles » que les récits des « saints prophètes » n’ont pas connu de succès en raison de l’absence des « figures hardies et des allégories mystérieuses » du « style figuré » du « saint Alcoran » (lire la Bible) qui mêle « le langage de Dieu et les idées des hommes ».

Dans la lettre XXXV Montesquieu utilise habilement l’islam pour poser la question du salut : Dieu peut-il condamner un croyant au nom d’une foi qu’il ne connaît et donc qu’il ne pratique pas ? Il démontre ensuite que le christianisme et l’islam se ressemblent beaucoup. Notamment en faisant du Christ un simple prophète comme Mahomet, il affirme une croyance rationaliste qui s’écarte de la révélation trinitaire. Le monothéisme de l’islam lui paraît plus compatible avec la raison. Il suggère que les religions révélées sont des étapes nécessaires mais imparfaites avant le dévoilement déiste final : « On a beau faire, la vérité s’échappe, et perce toujours les ténèbres qui l’environnent. Il viendra un jour où l’Éternel ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui consume tout, détruira les erreurs même. Tous les hommes seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jusqu’à la loi, sera consommé ; les divins exemplaires seront enlevés de la terre, et portés dans les célestes archives. »

Comme on a pu le remarquer, l’islam est une manière déguisée de mener le procès contre les religions et tout particulièrement contre le christianisme. Montesquieu se reconnaît dans cet Oriental qui a quitté son pays « pour aller chercher laborieusement la sagesse. ». Montesquieu est un déiste, disciple de Bayle et des libres penseurs anglais. Il brûle du prosélytisme de sa nouvelle foi en la raison universelle, et s’attaque vivement à la religion de ses pères qu’il considère comme idolâtrie et superstition. Ses diatribes ont failli lui coûter son élection à l’Académie française. Conscient de son emportement de jeunesse, il tentera de l’excuser dans une lettre à l’abbé de Guasco, du 4 octobre 1752 : « Il faut qu’un Turc voie, parle et pense en Turc : c’est à quoi des gens ne font point attention en lisant les Lettres Persanes. » Mais force est de constater que les propos d’Usbek dépassent la simple ingénuité de l’ignorant pour distiller la critique d’un adversaire de l’intérieur. Dans les « Quelques réflexions mises en tête de l’édition de 1754 », il s’excusera en affirmant que « certainement il n’a pas voulu frapper le genre humain par l’endroit le plus tendre ».

Les Voyages de Scarmentado

Publié en 1756, ce conte satirique est le prototype de Candide. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler le voyage d’un Oriental, il s’en rapproche beaucoup. D’abord le personnage est originaire de Candie (aujourd’hui la Crète), une île située au Sud-Est de la Grèce et peu éloignée des rivages turcs. Ensuite les lieux abordés sont très révélateurs du projet voltairien. Le nom du héros provient de l’italien scarso signifiant « maigre, pauvre, insuffisant » et de l’espagnol mentado signifiant « remarquable, renommé, réputé » ce qui pourrait désigner un homme insignifiant, à la personnalité peu affirmée. Ce court récit frappe par son aspect caricatural. Le but de Voltaire est de montrer que la religion a dévasté l’ensemble du monde connu : Scarmentado promène sa nature soumise d’abord « dans l’espérance d’apprendre toutes les vérités », puis renonce rapidement à son projet pour tenter de survivre dans un environnement intolérant, corrompu et inhumain. Tous les abus ont leur origine dans le fanatisme et la vénalité des religieux et des puissants. Chaque contrée est rapidement caractérisée par un travers : Rome par ses prélats libidineux et meurtriers ; la France et l’Angleterre par leurs guerres de religion ; la Hollande exécute son premier ministre considéré hérétique ; l’Espagne affiche les exactions du Grand Inquisiteur ; la Turquie, à l’islam tolérant, est défigurée par les luttes des églises chrétiennes avant que ce même islam ne tourne lui aussi en obscurantisme cruel ; en Perse, la religion se déconsidère dans des querelles formalistes ; la Chine est pervertie par les luttes entre jésuites et dominicains (querelle des rites chinois) ; l’Inde est brimée par la susceptibilité orgueilleuse de son monarque ; quant à l’Afrique, elle est soumise aux ravages de l’esclavagisme. Pour finir Scarmentado, ce personnage sans ambition ni projet, se contente d’une existence exempte de grands malheurs. Comme Ulysse il revient chez lui mais, à la différence du héros de l’Odyssée, ce sera pour vivre « l’état le plus doux de la vie », à savoir d’être « cocu ».


Notes

1 Dans sa bibliothèque de la Brède, Montesquieu possédait un exemplaire de l’ouvrage dans une édition de 1717 imprimée à Cologne.
2 Rheddi, dans la lettre XXXI, expose le programme de formation de l’apprenti philosophe ; « Je m’instruis des secrets du commerce, des intérêts des princes, de la forme de leur gouvernement ; je ne néglige pas même les superstitions européennes ; je m’applique à la médecine, à la physique, à l’astronomie ; j’étudie les arts : enfin je sors des nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma naissance. » C’est un fils des Lumières qui veut en finir avec l’obscurantisme.
3 Forme désuète de pacha.
4 En 1728, Law qui a dû fuir la France après sa banqueroute croise à Venise Montesquieu avec qui il aurait eu plusieurs entretiens. Son système a été très novateur pour l’époque, il est à l’origine des premières grandes émissions modernes de titres boursiers. Afin de faciliter le commerce et l’investissement il privilégie l’utilisation de papier-monnaie à la place des espèces métalliques. Il est victime de sa création inconsidérée de monnaie et d’une spéculation à la hausse de la part de ses ennemis. Il ruine dix pour cent des épargnants mais assainit la dette du royaume et enrichit quelques initiés.

Voir aussi

Illustration : Lettres persanes de Montesquieu (Gallica.bnf.fr)

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