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Littérature 🏷️ Littérature française du XVIIe siècle

Molière, Le Malade imaginaire

Molière (1622-1673), Le Malade imaginaire (1673)

Acte II, scène 2

Molière ARGAN, TOINETTE, CLÉANTE.

ARGAN — Monsieur Purgon m’a dit de me promener le matin dans ma chambre douze allées et douze venues ; mais j’ai oublié à lui demander si c’est en long ou en large.

TOINETTE — Monsieur, voilà un…

ARGAN — Parle bas, pendarde ! Tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades.

TOINETTE — Je voulais vous dire, Monsieur…

ARGAN — Parle bas, te dis-je.

TOINETTE — Monsieur…

(Elle fait semblant de parler.)

ARGAN — Eh ?

TOINETTE — Je vous dis que…

(Elle fait semblant de parler.)

ARGAN — Qu’est-ce que tu dis ?

TOINETTE, haut. — Je dis que voilà un homme qui veut parler à vous.

ARGAN — Qu’il vienne.

(Toinette fait signe à Cléante d’avancer.)

CLÉANTE — Monsieur…

TOINETTE, raillant1. — Ne parlez pas si haut, de peur d’ébranler le cerveau de Monsieur.

CLÉANTE — Monsieur, je suis ravi de vous trouver debout et de voir que vous vous portez mieux.

TOINETTE, feignant d’être en colère. — Comment qu’il se porte mieux ? Cela est faux, Monsieur se porte toujours mal.

CLÉANTE — J’ai ouï dire que Monsieur était mieux, et je lui trouve bon visage.

TOINETTE — Que voulez-vous dire avec votre bon visage ? Monsieur l’a fort mauvais, et ce sont des impertinents qui vous ont dit qu’il était mieux. Il ne s’est jamais si mal porté.

ARGAN — Elle a raison.

TOINETTE — Il marche, dort, mange, et boit tout comme les autres ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit fort malade.

ARGAN — Cela est vrai.

CLÉANTE — Monsieur, j’en suis au désespoir. Je viens de la part du maître à chanter de Mademoiselle votre fille. Il s’est vu obligé d’aller à la campagne pour quelques jours, et, comme son ami intime, il m’envoie à sa place pour lui continuer ses leçons de peur qu’en les interrompant elle ne vînt à oublier ce qu’elle sait déjà.

ARGAN — Fort bien. Appelez Angélique.

TOINETTE — Je crois, Monsieur, qu’il sera mieux de mener Monsieur à sa chambre.

ARGAN — Non, faites-la venir.

TOINETTE — Il ne pourra lui donner leçon comme il faut s’ils ne sont en particulier.

ARGAN — Si fait2, si fait.

TOINETTE — Monsieur, cela ne fera que vous étourdir, et il ne faut rien pour vous émouvoir en l’état où vous êtes, et vous ébranler le cerveau.

ARGAN — Point, point, j’aime la musique, et je serai bien aise de… Ah ! la voici. Allez-vous-en voir, vous, si ma femme est habillée.


1 Au XVIIe siècle, "railler" signifie le plus souvent "plaisanter".
2 Équivaut à "mais si" [s’emploie pour affirmer le contraire de ce qui a été dit].

Pour le commentaire…

Le Malade imaginaire est une comédie-ballet de 1673. Il s’agit de la dernière pièce de Molière et l’auteur lui-même jouait le rôle d’Argan. Peu après la fin de la quatrième représentation, Molière mourut chez lui. C’est une pièce en trois actes, centrée sur le personnage d’Argan, un personnage délirant (il est le "malade imaginaire"), qui a décidé de marier sa fille Angélique à un médecin (Thomas Diafoirus), lequel médecin est le neveu de Monsieur Purgon, lui-même médecin d’Argan. Dans la scène 5 de l’acte I, Argan menace sa fille du couvent si elle refuse ce mari. Angélique est soutenue par Toinette, la servante, dès la scène 8. Dans la première scène de l’acte II, Cléante apprend à Toinette qu’il a réussi à prendre la place du maître de musique pour la leçon d’Angélique.

Les enjeux de la scène

Notre scène montre Argan comme un personnage méfiant : il n’est pas si fou qu’il en a l’air. Sa résistance est suspecte, comme on peut l’observer dans le dernier mouvement de la scène 2. Par ailleurs, l’obsession de sa maladie est intéressante : certes Argan n’est pas malade, mais son obsession (hypocondrie) est une maladie mentale connue par les médecins de l’époque. Dans notre scène, Toinette fait irruption dans un dialogue qui ne la concerne plus ; on observe par ailleurs un contraste avec l’acte I où Argan était en colère contre sa servante : Argan approuve ce qu’elle dit.

On peut relever trois mouvements dans notre scène :

  • d’abord le dialogue entre Toinette et Argan voué à retarder une information futile (l’arrivée de Cléante) ;
  • puis la présentation de Cléante à Argan avec des effets d’écho avec le premier mouvement ;
  • enfin une double énonciation qui se poursuit dans le troisième mouvement (duplicité discursive) avec des effets d’ironie : Toinette essaie d’aider Angélique mais Argan l’éloigne par un prétexte : il suspecte le maître de musique.

Axe de lecture proposé :

Une scène fonctionnelle qui se transforme en scène ludique (il y a de nombreux ressorts comiques). Cela enrichit la peinture des caractères faite par Molière.

Cette scène fait écho à la scène 2 de l’acte I où Toinette tentait là aussi de détourner Argan de sa colère. En l’occurrence, Toinette est au centre de la scène : il s’agit d’un personnage spirituel, enjoué, insolent, manipulateur, dévoué aux jeunes amants et à leur bonheur d’une part, et à son maître d’autre part (elle souhaite montrer à Argan sa folie). Pour faire bon accueil à Cléante, Toinette tente d’adoucir la colère d’Argan. Dès le début de la scène, Molière ridiculise les médecins : Monsieur Purgon a prescrit de l’exercice à Argan… Le fait qu’Argan criait dans le premier acte (scène 2) et qu’on passe au murmure dans cette scène participe des effets comiques et du ridicule. Le personnage d’Argan est marqué par l’excès : il est égocentrique (il est perdu dans sa folie), colérique, crédule vis-à-vis des médecins → il a un rôle presque infantile.
Dans le deuxième mouvement de notre scène (après la didascalie suivante : "Toinette fait signe à Cléante d’avancer."), la servante s’immisce dans la conversation, en ôtant systématiquement les mots à la bouche d’Argan. Cléante est décontenancé par le jeu de Toinette et le spectateur est amusé par le comique de situation : d’une part Toinette dupe son maître sans qu’il s’en aperçoive, d’autre part Cléante est étonné : celle dont il est tombé amoureux vit dans une "maison de fous". Les réactions d’Argan ("Elle a raison. […] Cela est vrai. […] Fort bien.") créent des effets de surprise : Argan approuve alors qu’elle vient de se moquer de lui. À la fin du deuxième mouvement de notre scène, Cléante dévoile le mensonge qu’il a préparé : il se fait passer pour le remplaçant du maître de musique.
Enfin, dans le troisième mouvement de notre scène (qui débute avec la réplique : "Fort bien. Appelez Angélique."), Argan accepte le visiteur. La réplique de Toinette ("Je crois, Monsieur, qu’il sera mieux…") a une valeur jussive : derrière cet emploi du futur, il y a un ordre atténué. Il y a des raisons pour craindre le pire : les amoureux vont se voir devant les yeux d’Argan ("Non, faites-la venir."), lequel soupçonne le remplaçant du maître de musique de venir courtiser sa fille. Dans la dernière réplique, c’est bel et bien Argan qui reprend le pouvoir, ce qui participe à la fois d’un certain suspense dans l’intrigue et d’un intérêt pour le spectateur.

Voir aussi