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Marcel Pagnol (1895-1974)

Topaze (1928)

Une étude de Jean-Luc et F.M.

Marcel Pagnol Le procès de l’argent, du matérialisme qu’il engendre, de l’inégalité sociale qu’il crée, de la corruption politique qu’il traîne avec lui est – depuis l’avènement de la société bourgeoise et capitaliste au XlXe siècle – un thème banal bien plus souvent orchestré que son contraire : l’éloge de l’argent en tant que moteur du progrès et moyen de libération sociale. Le grand mérite de Pagnol dans Topaze a été de renouveler ce thème en adoptant une démarche tout à fait originale qui rend ce procès beaucoup plus violent, d’autant qu’il s’inscrit sur un fond de crise du capitalisme, puisque nous sommes en 1928 à la veille de la Grande Dépression (1929 : effondrement de la bourse de New-York), que le fossé s’accroît entre hauts et bas salaires, que le chômage et les faillites s’intensifient, que se multiplient les scandales politico-financiers qui éclaboussent la IIIe République et conduiront, huit ans plus tard (1936), à l’avènement du Front Populaire.

   Alors que d’ordinaire, ceux qui anathématisent l’argent, les moralistes (souvent des ratés, toujours aigris), le font de l’extérieur, par une espèce de mépris compensatoire, en se drapant dans le manteau de leur honnête pauvreté, ou en s’appuyant gravement ou pathétiquement sur des principes ou chrétiens ou politiques ou moraux, l’auteur de Topaze a préféré utiliser l’arme plus efficace de l’ironie. En effet Pagnol fait prononcer par son héros devenu riche et puissant une cynique apologie de l’argent qui est en réalité une condamnation sans appel de celui-ci, car on sent bien qu’il nous invite à prendre exactement le contre-pied. Le procédé s’apparente d’assez près à celui mis en œuvre dans Dom Juan, où nous voyons le débauché métamorphosé en dévot feindre de vanter – tel un Tartuffe qui vend la mèche – les nombreux avantages de l’hypocrisie religieuse, afin de mieux la dénoncer et la flétrir.

   On peut penser – tant les ressemblances sont frappantes – que la source de ce passage se trouve dans le Neveu de Rameau de Diderot. Le marginal, le bohème Rameau expose au philosophe comment il élève son fils. Il lui apprend, en prenant un louis d’or à la main, à respecter l’argent, seule valeur sûre, comme si la morale, la religion, la justice n’existaient pas : "Au lieu de lui farcir la tête de belles maximes qu’il faudrait qu’il oubliât sous peine de n’être qu’un gueux, je lui désigne du doigt tout ce qu’on peut acquérir : un beau fourreau, un beau toquet, un bon biscuit. Ensuite je mets le louis dans la poche, je me promène avec fierté. C’est ainsi que je lui fais concevoir que c’est du louis qui est là que naît l’assurance qu’il me voit."

   Au début de la pièce, Topaze, 30 ans, est professeur dans une institution privée, la pension "Muche", dont le directeur, véritable "marchand de soupe" l’exploite honteusement. Il y enseigne une morale idéaliste et exerce avec compétence, dévouement, et scrupule son métier, dans l’espoir, sans cesse déçu, d’obtenir les modestes palmes académiques. Pour avoir refusé de changer les notes du fils d’une baronne, il est mis à la porte et est alors engagé par Régis Castel-Bénac, conseiller municipal qui trafique sur toutes les affaires de la commune. Lui et sa maîtresse Suzy ont besoin d’un honnête homme peu connu, pour prendre la direction apparente de leur cabinet d’affaires, c’est-à-dire pour servir de prête-nom, d’homme de paille. Topaze ne tarde pas à apprendre le caractère malhonnête des transactions auxquelles il est associé, mais sous l’influence de Susy, au charme de laquelle il est sensible, il change peu à peu d’optique et devient lui-même un homme d’affaires dur et avisé. Il évince Castel-Bénac de ses affaires et lui prend sa maîtresse.

   Dans la scène 4 de l’acte IV, Topaze reçoit la visite de son ex-collègue et ami de la pension "Muche", Tamise, 40 ans, venu lui faire des reproches. Pagnol nous précise qu’il est exactement semblable à ce qu’il était au premier acte : redingote usée, parapluie sous le bras lorgnon à cordon et que Topaze est "un peu gêné de le revoir".

On peut dégager de cette scène trois centres d’intérêt :

La dernière étape d’une initiation du type héroïque

   Il est visible que nous avons affaire à un dialogue de Topaze devenu adulte, libéré des préjugés de la jeunesse, avec son "moi" ancien, infantile, encore dominé par son "sur-moi", sa "conscience morale" représentée par Tamise, qui est plus âgé de 10 ans. La parenté des deux noms ne saurait être fortuite : deux syllabes, deux dentales identiques (t) deux consonnes sifflantes, l’une sonore (z), l’autre sourde (s), trois voyelles. Topaze/Tamise, parenté des costumes également… Topaze au début de la pièce porte lui aussi une "redingote usée" – Tamise, vivant reproche, symbolise donc la vieille morale idéaliste apprise d’autrefois qui refait surface parfois, qui désavoue la conduite morale nouvelle de Topaze et à laquelle il souhaiterait pouvoir définitivement tordre le cou. Aussi éprouve-t-il le besoin de justifier devant son ancien collègue son extraordinaire métamorphose, en espérant le rallier à son point de vue, le convaincre de la justesse de sa conduite. Topaze a appris dit-il un "secret", "la grande leçon". Entendons par là que l’adolescent naïf et idéaliste qu’il était ("pauvre enfant que tu es" dit-il à Tamise, son double ancien) est parvenu, après avoir affronté une série d’obstacles, à la maturité virile ; il est devenu adulte ; il est entré dans la classe des guerriers. Il a découvert le vrai sens de la vie ; il a été initié. Il a choisi d’entrer dans le camp du petit nombre des explorateurs, des profiteurs (les malins) plutôt que dans le vaste camp des mystifiés et des exploités (les pauvres bougres).

   II lui reste à présent, comme tous les héros, à faire profiter les autres de sa découverte et, comme c’est un ancien professeur, il le fait sur un ton doctoral, à l’aide d’exemples parfaitement choisis et qui parlent à l’imagination.

Nous retrouvons dans la pièce de Topaze le schéma fondamental d’une initiation héroïque, le noyau de tout récit selon Zvétan Todorov. Celui-ci s’articule en effet sur une structure tripartite qui peut se résumer ainsi :

  • Au début du récit, une situation stable : l’enfant vit dans un microcosme (la pension "Muche", le monde des enseignants attaché à des valeurs surannées).
  • Survient une "crise", l’enfant est amené à quitter sa maison (Topaze est chassé de la pension).
  • À la fin du récit, après avoir surmonté maints obstacles (la jungle de la société bourgeoise et capitaliste), l’enfant qui a grandi réintègre la maison paternelle (entretien avec Tamise), mais il est devenu adulte parmi les siens : désormais il sait, il a changé, il connaît le monde. Transfiguré, il revient enseigner, ce qu’il sait de cette vie renouvelée ; les vieux concepts, idées, schémas ne conviennent plus. Le petit professeur de morale s’est mué en une espèce de surhomme nietzschéen. Le bien et le mal n’existent plus pour lui ; ce sont des notions pour les faibles. Il ne connaît plus que la force, la volonté de puissance, la satisfaction des instincts.

La dénonciation de l’argent prend une curieuse coloration marxiste

   On peut aller jusqu’à dire que Topaze a lu Marx, tant sa dénonciation de la société bourgeoise, fondée sur une vision de l’Histoire, s’apparente à celle de l’auteur du Capital ; Topaze admet au départ l’existence plus ou moins mythique (jadis) d’une société sans argent dont il semble conserver une incurable nostalgie. Société où les valeurs authentiques (mérite personnel, générosité, courage, dévouement, etc.) auraient seules eu cours et n’auraient pas encore été remplacées par les valeurs inauthentiques d’échange (les billets de banque), où les maximes de son ancienne morale se justifiaient : "Pauvreté n’est pas vice", "II vaut mieux souffrir le mal que le faire", "L’oisiveté est la mère de tous les vices", "Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée" et celle-ci entre toutes : "L’argent ne fait pas le bonheur".

   Assurément, l’Occident a connu des sociétés sans argent. Durant le Moyen-âge, du VIIe au XIe siècle, les hommes ont vécu dans une société fermée, dans une économie de troc. Ils ignoraient l’argent et les valeurs réelles étaient : la prouesse, la courtoisie, la libéralité, le savoir. Avec l’apparition de la société bourgeoise au XIIe siècle, les valeurs inauthentiques de l’argent (ces simples "petits rectangles de papier bruissant") ont totalement modifié le paysage social, altéré les rapports entre les hommes ; ceux-ci étant désormais régis par une relation médiatisée et dégradée. Rappelons les paroles mêmes de Marx :

Ce qui existe pour moi, par l’argent, ce que je peux payer ; c’est-à-dire ce que l’argent peut acheter, cela, moi le possesseur de l’argent, je le suis. Ma force est aussi grande que la force de l’argent. Les qualités de l’argent sont mes qualités et mes forces, puisque je suis le possesseur de l’argent. Ce que je suis et ce que je peux n’est donc nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid ! Mais je puis m’acheter les plus belles des femmes. Je ne suis pas laid car l’effet de la laideur, sa force répulsive, est détruite par l’argent […].

   Suzy et Ernestine Muche ne rêvent-elles pas de devenir la maîtresse de Topaze ? Et Topaze d’énumérer tout ce que l’argent permet d’acquérir : le luxe de la table (caviar, salmis de perdrix, champagne), le confort (Rolls-Royce, chauffage central… gants de peau fourrée de lapin), etc. En même temps il souligne dans quel mépris profond sont tenus les intellectuels, les savants, les professeurs (les gens à grosse tête), par la classe dirigeante qui les exploite ; il explique comment elle désamorce toute tentation de révolte de leur part en diffusant une idéologie que les enseignants, victimes, mystifiés et complices perpétuent à leur tour auprès des masses populaires.

   Jamais la nature et le fonctionnement de l’idéologie bourgeoise n’avaient été définis plus nettement que dans ce passage. On voit qu’elle consiste en un discours mensonger, mystificateur, par lequel la bourgeoisie parvenue au pouvoir dans des conditions douteuses, tente de s’y maintenir, à conserver ses privilèges en travestissant la réalité sociale à son profit et en bloquant la lutte des classes. Elle feint de déprécier, voire de mépriser les biens et les plaisirs que lui procure la possession égoïste de l’argent, et d’exalter les valeurs authentiques (l’honneur du travail, la sainte volupté du devoir accompli) des intellectuels qu’elle exploite sans scrupule. Les naïfs tombent dans le panneau tel Tamise qui, récitant une leçon apprise, déclare que les plaisirs matériels sont les plus bas, se prétend heureux, refuse de se voir pauvre, alors qu’il n’a même pas les moyens de s’acheter des gants… Cette dénonciation d’un enseignement idéaliste par Pagnol s’apparente à celle que Marx fait de la religion chrétienne, quand il la traite « d’opium du peuple » et lui assigne pour mission d’abuser le peuple, en lui promettant le bonheur dans l’au-delà, afin de le détourner de la rechercher sur cette terre…

Un idéalisme déçu

   Cependant le cynisme et le pessimisme des propos de Topaze, la violence corrosive de son langage ne doivent pas faire illusion. Ils trahissent un idéalisme blessé et sont à la mesure de sa déception et de sa souffrance. Semblablement l’ironie qui infiltre le texte est-elle une sublimation de l’indignation ressentie devant la société. Topaze a souffert d’avoir été forcé de renoncer à ses illusions généreuses de jeunesse et de troquer sa vision optimiste de l’humanité contre une vision lucide et cruelle. Il a cru avec Rousseau (les rêveurs, les poètes) en la bonté naturelle de l’homme ; il a cru en un monde de justice immanente (punition des méchants, récompense des bons), puis ses yeux se sont ouverts ; les hommes n’étaient pas bons, la société est une terre injuste où les loups mangeaient les moutons, où triomphait le mal…

   C’est malgré son cœur (aveu révélateur et capital qu’il est entré dans un système où l’argent est élevé au rang de plus puissant instrument du pouvoir. Sommé d’être un loup ou un agneau il a choisi d’être un prédateur. Mais ce n’est pas une âme morte, il demeure "récupérable’’, car l’instinct du bien peut encore parler à sa conscience. On peut même imaginer une suite morale à Topaze dans le style de la Farce de Maître Pathelin : Tamise convaincu par les arguments de Topaze, quant à la toute-puissance de l’argent, et devenu son secrétaire, l’évince à son tour de ses affaires et lui prend sa maîtresse…

   Nous avons donc affaire avec Topaze à une satire féroce du monde de l’argent traitée de façon très originale. Au lieu de mobiliser la sensibilité du spectateur et de requérir sa pitié en peignant par exemple la misère des intellectuels, ou de clamer son indignation et son dégoût devant une société qui bafoue les vraies valeurs, Pagnol a préféré adopter une autre démarche, utiliser une autre arme : celle de l’ironie. Il a feint de prendre à son compte les principaux arguments des capitalistes en leur donnant la parole à travers Topaze, mais sur un ton tel qu’il en fait sentir l’odieux et l’absurde, amenant le spectateur à conclure de lui-même qu’une telle société aussi injuste ne peut plus longtemps se maintenir et qu’elle est condamnée à brève échéance à la disparition.

   C’est bien un autre Pagnol qui se révèle ici : un Pagnol révolté ; un homme de gauche socialiste ou communiste, bien différent de celui que connaît le public, c’est-à-dire celui des Souvenirs d’enfance, de la célèbre Trilogie : Marius, Fanny, César, toutes œuvres ruisselant de tendresse, parfumées d’odeurs d’ail et de lavande sur fond de garrigue et de chants de cigales.

   On peut s’imaginer que fils d’instituteurs honnêtes, passionnés par leur métier au point d’en faire sacerdoce, professeur lui-même pendant huit ans (1920-1928), devenu homme de théâtre à succès, Pagnol a brusquement ouvert les yeux sur un monde qu’il ignorait et qu’il a tenu à dénoncer vigoureusement. C’est ce qui semble ressortir nettement de la déclaration qu’il fit à son ami Raymond Castans, au lendemain même du triomphe de Topaze : "Quand on a fait la classe pendant dix ans, on ne conserve plus beaucoup d’illusions sur l’humanité, mais quand on a un succès comme le mien alors on est dégoûté jusqu’à la nausée".

Voir aussi

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