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Littérature 🏷️ Littérature française du XIXe siècle

Baudelaire, « L’Invitation au voyage »

Baudelaire (1821-1867), Les Fleurs du Mal (1857)

« L’Invitation au voyage »

Mon enfant, ma sœur,
   Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
   Aimer à loisir,
   Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
   Les soleils mouillés
   De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
   Si mystérieux
   De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

   Des meubles luisants,
   Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
   Les plus rares fleurs
   Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
   Les riches plafonds,
   Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
   Tout y parlerait
   À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

   Vois sur ces canaux
   Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
   C’est pour assouvir
   Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
   – Les soleils couchants
   Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
   D’hyacinthe et d’or ;
   Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Une étude de Jean-Luc.

Note liminaire : Il existe toujours un risque à démonter l’unité immédiate d’un poème. Cependant la complexité de « L’Invitation au voyage » nécessitait une telle opération préalable pour que la lecture résultante puisse faire vibrer toutes les harmonies internes. Un second parti pris pédagogique nous a conduit à considérer que la meilleure interprétation d’une œuvre d’art consistait à s’appuyer sur les autres créations de l’artiste.

Introduction

Baudelaire par Étienne Carjat Les Fleurs du mal sont un recueil poétique de Baudelaire publié en 1857, reprenant toutes ses créations depuis 1840. L’ouvrage a été retouché en 1861 après avoir été condamné en justice pour immoralité, puis complété à titre posthume en 1868 pour sa dernière édition. Baudelaire y évoque ses tourments internes, la fêlure qui meurtrit son âme, la lutte sans fin entre le Spleen et l’Idéal qui le consume inexorablement.
« L’invitation au voyage » est un poème versifié célèbre extrait de la première (et majeure) partie du recueil intitulée « Spleen et Idéal ». Il a été inspiré par Marie Daubrun, une actrice dont le poète s’est brièvement mais intensément épris. Baudelaire lui déclare ici un amour plus mystique que sensuel. Le voyage auquel le poète invite sa bien-aimée n’est qu’une promesse de voyage s’épanouissant dans le rêve. C’est une invitation à se rendre dans un lieu privilégié, un lieu idéal censé apporter un remède et un réconfort au poète qui lutte avec le spleen. La quête de ce pays lointain se confond un moment avec l’évocation de la femme aimée. Baudelaire s’adresse à elle car il est sûr qu’elle communie à sa vision inspirée. Il s’agit d’une rêverie devant des tableaux de Vermeer et de Ruysdael. En effet cette contrée pourrait bien être la Hollande, « Pays singulier, noyé dans les brumes de notre Nord, et qu’on pourrait appeler l’Orient de l’Occident, la Chine de l’Europe, » écrira plus tard Baudelaire dans les Petits Poèmes en prose. C’est un moderne « embarquement pour Cythère » où il s’agit d’aller vivre avec la femme aimée, muse du poète, loin des dures réalités ordinaires.
Il s’agit d’un texte descriptif et rhétorique qui appartient au registre lyrique. Le lecteur sera séduit par la douceur mélodieuse, par l’intensité des émotions, par la richesse des images et par les résonances symboliques de cette déclaration amoureuse.

Nous essaierons d’apprécier cette invitation au voyage comme une triple démarche : d’abord une invitation amoureuse, puis une invocation esthétique et enfin une invite poétique.

Une invitation amoureuse

La première strophe est un appel en même temps qu’une invocation. C’est une prière adressée à une femme désignée par deux vocables, « Mon enfant, ma sœur ». Le premier désigne la tendresse pour une personne fragile à protéger ; le second évoque le respect chaste, la complicité, la douceur, il tend à rétablir l’égalité dans le couple. En effet le poète (un peu misogyne1) semble élever la femme de son état infantile à celui de complice par le seul fait de l’avoir élue. Le rythme binaire décroissant indique le débordement de la dilection. Ces deux premiers qualificatifs donnent au poème une coloration mystique, ils connotent un amour spirituel.

Le poète invite sa compagne par un impératif, « Songe »2, dont la magie onirique atténue la rigueur. La destination du voyage est, elle aussi, du domaine du rêve. Elle est éloignée par un « là-bas » qui tranche implicitement et absolument avec un ici aux durs contours. La contrée où doivent se rendre les amants est indéterminée, Baudelaire la désigne métaphoriquement par le « pays qui te ressemble »3. En effet sa caractéristique est d’être moins un lieu qu’un état, celui du couple fusionnel. C’est le pays du « vivre ensemble », le paradis de l’amour. La répétition du verbe « aimer » contribue en outre à l’incantation. Ajoutons que l’absence de contrainte exprimée par « à loisir », ainsi que le lien très fort avec « mourir » confortent l’irréalité du lieu. Le désir amoureux comblé appelle un toujours dans une autre vie. Le « là-bas » appelle un au-delà.

La fin de la première strophe suggère de « traîtres yeux » et des « larmes ». La première expression est inspirée du langage précieux. Comme l’indique Littré le terme désigne « certaines choses qui sont dangereuses sans le paraître ». Ce sont en effet ces yeux qui ont envoûté le poète tombé sous leurs « charmes4 si mystérieux ». Baudelaire est devenu amoureux d’un regard embué par les « larmes », larmes d’émotion et de bonheur. Cette eau évoque aussi celle du diamant dont la transparence laisse passer la clarté du regard « brillant ». L’auteur des « Bijoux » considère ainsi que les pupilles sont la plus belle parure de la femme, surtout lorsqu’elles sont énigmatiques comme la pierre précieuse à la lumière changeante.

Curieusement, au fur et à mesure que nous avançons dans le poème, la présence de l’aimée s’estompe au profit de la description d’un intérieur, puis d’un port. Si la continuité érotique est assurée par le refrain qui s’achève par « volupté », la deuxième strophe n’évoque plus la relation amoureuse que par « notre chambre » ; la troisième note seulement l’adoration du poète attentif au « moindre désir » de l’aimée, du poète qui offre le monde à l’élue. Au final on peut penser que les amants comblés s’assoupissent eux aussi car « Le monde s’endort ». Ils s’effacent dans un grand Tout, leur amour leur permet de rejoindre un courant cosmique immanent. Cet endormissement est une petite mort qui rappelle l’« Aimer et mourir » de la première strophe. Le poème forme une boucle pour suggérer que l’amour est extatique, qu’il est voisin d’une expérience mystique.

Cet effacement progressif de la figure féminine nous amène à nous demander si le compliment amoureux est bien le sujet principal d’autant plus que, dès le milieu de la première strophe, un paysage se superpose à l’aimée.

Une invitation esthétique

Le reste du poème est en effet une galerie de peinture. Baudelaire visite en rêve une pinacothèque idéale où se côtoieraient Ruysdael pour ses ciels, Vermeer pour ses intérieurs, et enfin Claude Gellée, dit le Lorrain pour ses ports au coucher du soleil. Baudelaire, comme dans « Bohémiens en voyage »5, transpose des atmosphères picturales. Ce passage insensible à l’univers des paysagistes est perceptible dès les notations météorologiques :
« Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés ».
Ici le pluriel « ciels » au lieu de cieux désigne clairement un emploi artistique6.
Notons que le poète joue admirablement des ressources vocales pour suggérer l’atmosphère du lieu. Les consonnes liquides L et R soutiennent cet aspect brumeux qui convient au mystère. Les consonnes continues S et L contribuent en outre à la douceur du lieu. La reprise de la semi-consonne Y parfois associée à la voyelle longue OU produit un effet de nonchalance mélancolique.

La deuxième strophe décrit une chambre imaginée, ce qui nous est indiqué par l’emploi du conditionnel « décoreraient ». Le lieu est appréhendé par trois sens. Le moins important est le toucher avec la notation « polis ». Puis vient la vue qui apprécie les lumières dans « luisants » et dans les « miroirs ». Enfin le plus important est l’olfaction qui hume les « odeurs » des « plus rares fleurs » et retrouve les « vagues senteurs de l’ambre ». Cet ambre gris, produit de luxe par sa rareté, a de plus, par ses origines animales, un pouvoir aphrodisiaque, aussi apparaît-il souvent dans la poésie érotique. Baudelaire le cite d’ailleurs dans « Correspondances » comme un parfum « corrompu »7.
Les plafonds sont « riches » et sans doute eux aussi peints, ils présentent peut-être la scène portuaire finale. Des « miroirs profonds »8 élargissent la pièce refermée, renvoient probablement l’image des amants dans un narcissisme amoureux et contribuent à l’érotisme de la scène. Enfin l’Orient9 est convoqué pour sa « splendeur », ses richesses, son éloignement exotique, sa capacité à faire rêver, sa connotation licencieuse mais aussi parce qu’il est le berceau des civilisations, d’ailleurs le décor « parle à l’âme ».
Le poète invite donc la bien-aimée dans un lieu clos, intime qui illustre bien les qualificatifs du refrain :
« Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté. »
Baudelaire énonce ainsi un idéal de vie urbaine, sensuelle et raffinée.

La troisième strophe ébauche un port au soleil couchant. Le poète utilise une hypotypose avec ce « vois » initial, ou plus précisément une ekphrasis si la description est celle d’une œuvre peinte. En effet le lecteur peut envisager deux hypothèses : soit la chambre donne sur les quais, soit la vue est celle d’une toile. La seconde possibilité aura notre préférence. D’une part l’immobilité de la scène qui voit les bateaux et le monde environnant « dormir », d’autre part la notation des « soleils couchants », qui reprend les « soleils mouillés » du début, renvoient à un univers pictural10. De plus la fin du jour colore le paysage « d’hyacinthe11 et d’or », dénominations plutôt employées par les peintres12.

Les deux dernières strophes forment un tout. La troisième est le prolongement de la seconde. Elle constitue une ouverture, comme une « Élévation » 13. Le poète lévite en apesanteur au-dessus d’un monde transfiguré. Ces deux strophes ont en commun une entrée en léthargie. Cette torpeur est soulignée par l’abondance des voyelles nasalisées qui créent un effet de lenteur, de voile, d’assourdissement. Les teintes finales « D’hyacinthe et d’or » connotent la liturgie catholique pour suggérer cette aura mystique qui recouvre un monde pacifié14. Baudelaire achève ainsi la peinture du lieu idéal, une réalité recomposée selon son désir d’esthète. Cette finalité est explicitée dans la version en prose « Pays singulier, supérieur aux autres, comme l’Art l’est à la Nature, où celle-ci est réformée par le rêve, où elle est corrigée, embellie, refondue. »

Une invitation poétique

Baudelaire tente, dans ce poème, d’emprunter trois voies pour parvenir à ce lieu idéal néo-platonicien, cette surnature caractérisée par le refrain : « Là, tout n’est qu’ordre et beauté, / Luxe, calme et volupté. » Ces trois tentatives ont pour point commun de s’inspirer de la théorie des correspondances, cette intuition des analogies profondes qui parcourent le monde sensible et lui donnent un sens esthétique.

La première tentative par ordre d’apparition est liée à l’invitation amoureuse. Elle consiste à contempler la femme-tableau. La première strophe est divisée en deux parties égales : l’invitation proprement dite jusqu’au sixième vers, puis l’évocation de l’aimée au moyen d’un paysage jusqu’au douzième vers. Le sixième vers assure la transition par une formule comparative et assimilatrice, le « pays qui te ressemble ! ». Le parallélisme est donc souligné par cette symétrie. La correspondance entre Marie Daubrun et ce « là-bas » mythique est développée dans la description du paysage. La ressemblance de l’aimée avec le tableau transforme la femme en un lieu d’élection, un état de bien-être psychologique. Cette correspondance entre Marie Daubrun et ce monde enchanteur comble l’âme plus que la sensualité. Cette expérience spiritualise l’amour charnel et lui permet d’accéder à l’Idéal. La version en prose explicite cette recherche ésotérique : « Ne serais-tu pas encadrée dans ton analogie, et ne pourrais-tu pas te mirer, pour parler comme les mystiques, dans ta propre correspondance ? » Par cette transsubstantiation, la femme devient une image de l’âme du poète qu’il faut protéger contre les grossièretés de la réalité, les avanies du positivisme bourgeois. La contemplation du tableau s’effectue en quelque sorte dans les mêmes conditions que dans le poème « Correspondances ». L’oxymore « soleils mouillés », le floutage de « ciels brouillés » renvoient aux « forêts de symboles », aux « regards familiers » qui créent cet effet d’« échos qui de loin se confondent ». La correspondance, ou « l’unité », reste essentiellement « mystérieu[se] ».

La deuxième tentative emploie implicitement l’expérience des synesthésies comme dans le poème « Correspondances ». Vue, toucher et olfaction se combinent pour accéder au-delà des apparences, pénétrer dans « Les miroirs profonds ». L’odorat est encore le sens le plus subtil pour se mouvoir dans ce monde des sensations. Les « senteurs de l’ambre » sont souveraines pour suggérer « La splendeur orientale », la magie des Mille et une Nuits. Là encore, l’unité est « vague »15. Ce qui en résulte est un murmure poétique, une voix intérieure : « Tout y parlerait / À l’âme en secret / Sa douce langue natale » à rapprocher des « confuses paroles » de « Correspondances » ou du « langage des fleurs et des choses muettes » d’« Élévation ». Le qualificatif « natale » connote en outre cet ailleurs lointain d’un paradis perdu, le « secret douloureux » qui « faisait languir » le poète enfant de « La Vie antérieure ».

La troisième tentative est celle du voyage rêvé, du voyage immobile. Lorsque l’âme du poète se confond avec la femme aimée, ou se substitue à elle, elle se détache du corps emprisonné dans la réalité mesquine et décevante. Elle est propulsée dans une sorte d’apesanteur qui la conduit à planer sans effort au-dessus du monde16. Cette lévitation l’entraîne dans des périples qui l’affranchissent du temps et de l’espace. L’image en est « ces vaisseaux » qui dorment dans le port mais « Dont l’humeur est vagabonde ». Ce dernier terme ne peut que rappeler « Moesta et Errabunda17 (Triste et Vagabonde) », qualificatifs qui s’adressent à Agathe, la belle âme, dans sa tentative d’échapper au « noir océan de l’immonde cité ». Le bateau n’est plus qu’une promesse de bonheur, une invitation à rêver, l’embarquement imaginaire pour le « paradis parfumé », « le vert paradis des amours enfantines ». Chez Baudelaire l’imagination poétique crée sans cesse des correspondances entre les poèmes, voyages par les mots.

Les correspondances ont donc pour principale fonction de dilater l’espace et le temps pour affranchir l’être de sa finitude. La femme aimée devient un paysage, une contrée dont elle est l’âme. Les lieux clos s’ouvrent sur l’infini. L’œil de l’aimée prend la profondeur du ciel, la chambre s’élargit par la magie des parfums et le jeu des miroirs, la Hollande évoque l’Orient.

Pour produire cette supplique poétique qui doit fasciner l’élue et l’inviter à rejoindre l’artiste, Baudelaire recourt à une musicalité envoûtante fondée sur des vers impairs18 et un subtil mélange de rythmes binaires et ternaires. La disposition spatiale du poème repose sur trois strophes et trois refrains. Chaque strophe construite en douzains s’appuie sur quatre distiques en pentasyllabes suivis d’un heptasyllabe. Le refrain quant à lui est composé exclusivement d’heptasyllabes. Il est lui-même composé sur un groupement binaire « ordre et beauté » suivi d’une réunion ternaire « Luxe, calme et volupté. » La première strophe débute par une invite binaire : « Mon enfant, ma sœur », elle se poursuit par une incantation ternaire : « Aimer à loisir, / Aimer et mourir » bâtie sur une reprise binaire. La deuxième strophe présente un rythme cumulatif pour évoquer le luxe d’un intérieur hollandais, mais la disposition des éléments invite à le décomposer en un groupement binaire, « meubles » et « fleurs », suivi d’un ensemble ternaire « Les riches plafonds, / Les miroirs profonds, / La splendeur orientale ». La dernière strophe reprend, elle aussi, un groupe ternaire et binaire : « les champs, / Les canaux, la ville entière » et « D’hyacinthe et d’or ». Les rythmes binaires correspondent à l’expression de l’affectivité, tandis que les rythmes ternaires évoquent plutôt l’ordre, l’équilibre harmonieux. Ainsi la beauté ternaire (souvent froide et marmoréenne chez Baudelaire quand elle est classique) se réchauffe-t-elle à l’affectivité des rythmes binaires. Cet aspect est assez apparent dans le refrain où les rythmes sont utilisés à contre-emploi : « ordre et beauté » évoquent la rigueur, tandis que « Luxe, calme et volupté » suggèrent une douce sensualité. Cet effet est voulu car, tout au long du poème, Baudelaire poursuit la quête de l’unité obtenue notamment par l’alliance des contraires. Atteindre l’Idéal passe notamment par la réconciliation du corps et de l’esprit, de la sensualité et de l’adoration, du désir et de la contemplation. C’est pourquoi cette démarche prend forcément des accents religieux. L’amour poétique ne peut être que mystique.

Le dernier aspect caractéristique du poème est le retour régulier des éléments qui crée un effet de balancement comme dans une berceuse. À la fin de la troisième strophe d’ailleurs, « Le monde s’endort / Dans une chaude lumière. », l’emploi du présent marque le figement du temps, une entrée dans l’éternité. Le poème est destiné à enchanter les angoisses du spleen. Baudelaire reprend la magie des berceuses de son enfance qui devaient conjurer ses frayeurs nocturnes. Curieusement, il attend de son amante qu’elle ait un rôle maternel. Comme dans « La servante au grand cœur »19 il désire qu’elle « Couv[e] l’enfant grandi de son œil maternel ». Il est vrai que le jeune Baudelaire a été marqué profondément par le remariage de sa mère avec le général Aupick, ayant l’impression d’avoir été abandonné à cette occasion. Ainsi, l’unité primordiale néo-platonicienne, le paradis perdu et le « vert paradis des amours enfantines » sont réunis en une seule quête dans ce poème.

Conclusion

Tour à tour, invitation amoureuse, contemplation esthétique, méditation poétique, ce poème unifie les tentatives de recherche du bonheur. On peut dire cependant que l’aimée s’estompe au profit de la démarche poétique. « L’invitation au voyage » pourrait être vécue à deux. Mais grâce à la magie enchanteresse des vers, le poète peut éprouver un apaisement narcissique. Dans la version en prose, cet aspect est souligné « Ces énormes navires […] tout chargés de richesses, et d’où montent les chants monotones de la manœuvre, ce sont mes pensées qui dorment ou qui roulent sur ton sein. Tu les conduis doucement vers la mer qui est l’Infini, tout en réfléchissant les profondeurs du ciel dans la limpidité de ta belle âme ; — et quand, fatigués par la houle et gorgés des produits de l’Orient, ils rentrent au port natal, ce sont encore mes pensées enrichies qui reviennent de l’infini vers toi. » La femme n’est qu’un chemin possible dans la quête. Même si l’aimée ne répondait pas à l’invitation, le poète serait capable par la « sorcellerie évocatoire »20 de vivre la promesse future au présent.

Pour Baudelaire, les plus beaux voyages sont ceux que l’on imagine idéalement loin des contingences et des lourdeurs du réel. Il est à la recherche d’un art de vivre raffiné qui doit nourrir la satisfaction des sens et la contemplation esthétique. Ce poème qui ressemble à une berceuse s’achève sur le sommeil. La rêverie éveillée rejoint le rêve. Pour un temps éphémère (mais une éternité dans le poème, car le sommeil est voisin de la mort) le poète a vaincu la terrible solitude et atteint à la plénitude affective dans l’amour fusionnel et la contemplation du beau partagé.

« L’invitation au voyage » est un parcours initiatique dans l’univers poétique quintessencié de l’Idéal. Ces instants de grâce sont peu présents dans ce bouquet maladif dominé par l’écrasante victoire du Spleen. Aussi pouvons-nous savourer ce chef-d’œuvre d’équilibre et de musicalité comme une fleur unique.


Notes

1 Cette misogynie apparaît plus clairement dans la version ultérieure des Petits Poèmes en prose car Baudelaire a connu depuis plusieurs déceptions sentimentales. Qu’on en juge : « pays de Cocagne […] où la cuisine elle-même est poétique, grasse et excitante à la fois ; où tout vous ressemble, mon cher ange. » 
2 S’agirait-il d’une réminiscence de la magie incantatoire d’Andromaque lorsque la prêtresse du souvenir invoque la force de ses sentiments ?
« Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle. » 
3 La blondeur de Marie Daubrun trouve son écrin dans les brumes du Nord. 
4 Le terme désigne bien sûr ce qui séduit chez une femme en même temps que l’effet d’une recette magique qui transforme l’ordre naturel. 
5 Ce poème est une évocation d’une gravure de Callot. 
6 Littré relève dans son Dictionnaire : « Terme de peinture. Partie d’un tableau qui représente le ciel. Ce peintre fait bien les ciels. Aspect particulier du ciel de tel ou tel pays. Ce peintre reproduit bien les ciels de l’Italie. » 
7 « — Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens. » 
8 Baudelaire a peut-être pensé au célèbre tableau de Van Eyck, Les Époux Arnolfini
9 Si nous sommes bien en Hollande, Baudelaire envisage la prestigieuse Compagnie néerlandaise des Indes orientales. 
10 La version en prose maintient l’ambiguïté. « Sur des panneaux luisants, ou sur des cuirs dorés et d’une richesse sombre, vivent discrètement des peintures béates, calmes et profondes, comme les âmes des artistes qui les créèrent. » Cette notation conforte notre thèse. En revanche la suivante l’infirme : « Les soleils couchants, qui colorent si richement la salle à manger ou le salon, sont tamisés par de belles étoffes ou par ces hautes fenêtres ouvragées que le plomb divise en nombreux compartiments. » 
11 Ce terme mérite d’être correctement défini. Il peut désigner une pierre précieuse, une étoffe, une fleur et une couleur. La pierre d’hyacinthe existe sous quatre formes : la première tire sur la couleur du rubis ; la seconde est d’un jaune doré ; la troisième, d’un jaune-citron ; la quatrième, de la couleur du grenat. Notons que les deuxième et troisième formes doublonneraient avec l’or.
L’étoffe a la couleur de cette pierre. « De l’hyacinthe, de la pourpre, de l’écarlate teinte deux fois » SACI, Bible, Exode, XXV, 4.
Les fleurs peuvent prendre toutes les teintes du blanc au violet foncé en passant par toutes les nuances comme le rose, le bleu, le rouge, le jaune ou l’orangé.
Quant à la couleur d’hyacinthe, c’est un bleu céleste, ou un violet fort chargé, comme la couleur de la violette. Baudelaire vise sans doute cet emploi plus conforme avec le symbolisme de la tempérance, de l’équilibre entre le ciel et la terre, les sens et l’esprit, la passion et la raison. 
12 Ce tableau final est à rapprocher de celui de « La Vie antérieure » :
« Que les soleils marins teignaient de mille feux,
[… où se] Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux. » 
13 Titre d’un des poèmes de la section « Spleen et Idéal ». 
14 Cette atmosphère mystique et religieuse du coucher du soleil a été développée dans « Harmonie du soir » où l’on relève à la rime des termes comme « encensoir », « reposoir », « ostensoir », objets liturgiques qui mêlent surtout les ors, les rouges et le violet. 
15 Une autre manière d’exprimer le caractère indicible de la « ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté ». 
16 Cet envol pourrait se rattacher à l’expérience des « Paradis artificiels », plus particulièrement aux effets des opiacés. Dans la version en prose Baudelaire n’écrit-il pas : « Des rêves ! toujours des rêves ! et plus l’âme est ambitieuse et délicate, plus les rêves l’éloignent du possible. Chaque homme porte en lui sa dose d’opium naturel, incessamment sécrétée et renouvelée ». Rappelons qu’en effet Baudelaire usa et abusa du laudanum, préparation à base d’alcaloïdes du pavot somnifère, pour soulager les douleurs causées par sa syphilis. 
17 Un des derniers poèmes de la section « Spleen et Idéal ». 
18 Comme l’a fait Verlaine qui, dans son « Art poétique », écrivait :
« De la musique avant toute chose,
Et pour cela préfère l’Impair,
Plus vague et plus soluble dans l’air,
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose. » 
19 Un autre poème des Fleurs du mal
20 Employés pour définir la peinture d’Eugène Delacroix et l’œuvre de Théophile Gautier, les termes de Baudelaire sont particulièrement caractéristiques de sa propre tentative : « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire. C’est alors que la couleur parle, comme une voix profonde et vibrante, que les monuments se dressent et font saillie sur l’espace profond ; que les animaux et les plantes, représentants du laid et du mal, articulent leur grimace non équivoque, que le parfum provoque la pensée et le souvenir correspondants ; que la passion murmure ou rugit son langage éternellement semblable. » Curiosités esthétiques. L’Art romantique. 

Voir aussi

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