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L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Chapitre 7

La situation du poète

Une étude de Jean-Luc.
« …Hors de l’humaine piste »

Si l’humaine piste se compose du côté de la terre et du côté de la mer, il nous reste à nous demander où le poète se situe. Il est très intéressant de noter qu’il précise sa position dès le début. La partie Gens de mer s’ouvre sur le poème Point n’ai fait un tas d’océans où Corbière commence par se rabaisser, où il ne veut pas se montrer digne de sa race, où il ne prétend pas être l’égal de ses frères bretons. Il n’est pas un navigateur, il n’a point, comme il le dit avec familiarité, parcouru « un tas d’océans ». Cependant avec une très grande lucidité (une qualité foncière chez notre homme) il sent tout le poids de son ascendance, tous les liens qui le rattachent à la mer. Il le sent si fort que son berceau devient barque. C’est une manière imagée d’exprimer que la mer est son élément, puisque, dès la première heure, le lit de l’enfant s’adapte parfaitement au milieu liquide. « Mais il fut flottant, mon berceau ». L’inversion qui renforce la surprise et qui peut indiquer une certaine tendresse de l’auteur pour une époque d’innocence, rend l’image plus surprenante et plus singulière. L’image se poursuit alors par des associations d’idées dont le fil conducteur est l’élément marin. Corbière veut indiquer ses attaches profondes, primordiales et essentielles avec l’Océan, mais aussi en même temps, la sécurité, la tiédeur, la douceur du premier abri sur terre. Ces deux composantes, la chaleur et l’insubmersibilité, donnent naissance à l’image de ce nid où l’oiseau couve amoureusement ses œufs. Cette image d’affection délicate qui rend compte d’un lien essentiel : celui du père et de l’enfant, ne veut-il pas exprimer aussi qu’il y a entre Corbière et l’Océan une relation parentale ? Le poète serait-il alors un « fils » de l’Océan ?

Le poète va continuer à nous montrer que la mer est liée indissolublement à sa vie, qu’elle est peut-être sa vie. La couche nuptiale devient le lit du marin. « Mon lit d’amour fut un hamac ». On se demande jusqu’à quel point la compagne et épouse du poète n’est pas cette même mer avec qui il cherche une union plus totale. Le dernier vœu, pour ce pauvre être qui se sait mortellement atteint, c’est de ne pas être séparé de celle qui fut la compagne de tous les instants. La mer présente à sa vie, le sera à sa mort, en devenant aussi son tombeau, selon les coutumes des marins. Mort virile, saine et propre, cette fin lui fut refusée. Corbière affirme qu’il est marin et la preuve, c’est qu’il sent son matelot. Mais pour son malheur, Corbière se sait en même temps un raté : fils de la mer et fait pour elle, il ne peut répondre à sa vocation… Le malheureux s’apostrophe, se cingle du mépris qu’il se porte, englobant son art dans son dégoût de lui-même.

Va muse à la voix de rogomme

Son art sera rocailleux, tors et retors, comme le sont son être et son esprit, divisés, déchirés, car rien en lui ne correspond à ses rêves.

Va chef-d’œuvre de cabaret

Tout se termine sur cette dernière blessure. Corbière se traite de produit de l’alcoolisme, d’être taré. Il élève, par dérision, cette malformation à la hauteur de l’art.
Point n’ai fait un tas d’océans est le portique sur lequel, avant de pénétrer au milieu de ces gens de mer, le poète inscrit sa première tentation. La maladie aurait pu contrarier ses aspirations. Corbière refuse donc la terre, il se sait marin, même s’il est un marin raté. De ce fait, il flotte entre deux pôles, il est un déraciné, « hors de l’humaine piste », un Paria,

– Ma patrie… elle est par le monde ;
Et puisque la planète est ronde,
Je ne crains pas d’en voir le bout…
Ma patrie est où je le plante :
Terre ou mer, elle est sous la plante
De mes pieds – Quand je suis debout.

La maladie pouvait le rejeter vers le troupeau des terriens. Pourtant, en lui, quelque chose a sauvé la survivance de l’idéal. Corbière suggère dans Le poète contumace que l’incapacité physique l’a fait passer du domaine du possible au domaine du rêve. Corbière va désormais rêver de se confondre avec l’Océan, d’être lui-même Océan :

Se mourant en sommeil, il se vivait en rêve
Son rêve était le flot qui montait sur la grève
Le flot qui descendait
Quelquefois, vaguement, il se prenait attendre
Attendre quoi… le flot monter – le flot descendre
Ou l’absente… Qui sait ?

Ce fut la seconde tentation de Tristan. Fallait-il choisir la mer ou la femme ? Incapable de se décider, il a tenté de réconcilier la mer et la terre, de retrouver la paix, l’innocence, comme le matelot, en accordant à chacune la place qui lui convenait. Cet essai de réconciliation s’exprime d’abord par une invite : la poète lance un appel à la femme pour qu’elle vienne le rejoindre sur la mer. C’est d’abord Le poète contumace, et ensuite Le phare :

– Oh ! Que je voudrais là, Madame
Tous deux !… – Veux-tu ? –
Vivre, dent pour œil, corps pour âme
– Rêve pointu –.

Cette tentative d’amalgamer leur amour au coït monstrueux, au rut cosmique des flots fut un échec. Avec Steam-boat, la réconciliation semble s’opérer, mais d’une manière toute temporaire.

En fumée, elle est donc chassée l’éternité, la traversée
Qui fit de vous ma sœur d’un jour –
Ma sœur d’amour !…

La traversée est chassée en fumée parce qu’il s’agit d’un steam-boat, c’est-à-dire d’un bateau à vapeur, mais aussi parce que ce voyage n’a plus aucune réalité, parce qu’il est rejeté dans le passé, sans autre survivance que celle de la mémoire. Avec cette « sœur d’amour » qui semble venir de l’Invitation au voyage baudelairienne, avec la mer, l’union semble parfaite :

Là-bas : cette mer incolore
Où ce qui fut toi flotte encore
Ici : la terre, ton écueil
Tertre de deuil.

Pour une fois, la femme se dissocie de la terre et s’unit à la mer. Là-bas, c’est le grand large, la mer avec le souvenir de la rencontre, la mer qui est la patrie de l’amour. À une eau diaphane, estompée, qui abrite le souvenir, s’oppose le monde compact du continent, monde mortel de l’écueil, éminence mortuaire, parce qu’il va provoquer la séparation déchirante.

On t’espère là… Va légère !

Pour le malheur de Tristan, la femme a préféré la terre, son monde à elle, et le Ménélas qui l’attend. Nous sommes au cœur de la tentation… Irrésistiblement attiré vers celle qui l’a quitté, le poète voit son monde à lui se charger de répulsion :

Le large, bête sans limite
Me paraîtra bien grand, petite
Sans toi !… Rien n’est plus l’horizon
Qu’une cloison. Qu’elle va me sembler étroite
Tout seul, la boîte à deux… la boîte
Où nous n’avions qu’un oreiller
Pour sommeiller
Déjà le soleil se fait sombre
Qui ne balance plus ton ombre…

Tristan est prêt à renier son univers où le soleil a pâli, où tout a perdu son attrait. Ce dégoût ne traduit pas une vaine attirance puisque l’on sait que Corbière a préféré Paris à la Bretagne. L’Américaine exprime la même tentation que Steam-Boat. C’est le récit d’un rêve où Tristan est enfin le capitaine d’un équipage attrayant dont la description est un prélude à trois poèmes des Amours Jaunes : Matelots, Le Bossu Bitor et le Renégat. Là, dans la libération onirique, Corbière peut à sa guise imposer sa volonté aux hommes et surtout à la femme.

Miss, il faut descendre dans la chambre
– Non
– Je suis le maître…

Le danger est ici plus menaçant, car la femme est consentante, elle est près de succomber, elle ne partira pas et n’abandonnera pas le vaillant capitaine. Celui-ci a toutes les peines du monde à s’arracher, pour se consacrer à celle qu’il entendait tout à l’heure :

Elle est là-haut mon amoureuse !…
L’entendez-vous qui hurle après son amant […] On couchera peut-être ensemble ce soir…

C’est en fait un cauchemar dont le dormeur se réveille tout pantelant d’émotion. Cette réunion que Corbière désirait réaliser entre la mer et la femme, s’était présentée dans les meilleures conditions, puisqu’elle était apparue en rêve. Elle s’était pourtant révélée impossible. L’union ne pourrait jamais plus se réaliser. II fallait désormais choisir entre le monde de l’enfance et celui de la femme. Corbière demeurera déchiré, ayant le sentiment de l’échec de sa vie, se sentant dispersé, n’ayant pas réussi à faire l’unité de son existence autour de la mer.

Flâneur au large – à la dérive,
Épave qui jamais n’arrive…
(Épitaphe)

Seuls les Rondels pour après annoncent l’innocence retrouvée aux approches de la mort, dans une enfance ultérieure.

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