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L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Chapitre 5

Le côté de la terre

Une étude de Jean-Luc.

Corbière, nous l’avons vu, a renoncé aux images traditionnelles, à la vision d’Hugo, parce qu’elle est celle d’un terrien. Hugo, en effet, a peur de la mer. Il y a chez lui l’horreur indicible d’un monde qui n’est pas fait pour l’homme et qui même s’acharne à le détruire. La mer est le domaine du mal à l’état pur. L’auteur des Amours jaunes, au contraire, voit la mer comme un marin. S’il sait que l’Océan est un domaine périlleux, cette découverte ne l’angoisse nullement, mais exalte plutôt le désir de dompter ces forces sauvages. Corbière va donc être amené à nous présenter une vision originale de la mer. Quelle est-elle ?

Il est bien difficile de séparer la mer et la terre, car toutes deux s’opposent et s’unissent, et si l’on veut mieux comprendre ce qu’est l’Océan pour Corbière, il faut voir aussi ce que la terre représente pour lui.

Il a été sensible à la désolation de la côte sud de la Bretagne, mais aussi à son caractère sacré :

Bénite est l’infertile plage
Où, comme la mer, tout est nud.
Sainte est la chapelle sauvage
De Sainte Anne de la Palud.

Corbière sent tous les maléfices qui planent sur ce paysage mauvais, plein des légendes bretonnes. Tout est plein de langueurs et de vapeurs méphitiques :

Sables de vieux os – Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit…
– Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.

– Calme de peste, où la fièvre
Cuit… Le follet damné languit.
– Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit…

La terre est dangereuse, elle est dominée par des forces magiques qui pèsent lourdement sur elle. Cette atmosphère étouffante est toute chargée de mort. On y respire difficilement dans un air chargé de miasmes. À l’inverse d’Hugo, ce n’est pas la mer, mais la terre qui provoque une sourde angoisse chez le poète, c’est la mer qui est la véritable patrie de l’homme.

Cette terre est considérablement dévalorisée aux yeux des matelots. Ce n’est plus le plancher des vaches, c’est le « plancher des bœufs ». Il y a dans cette dénomination tout le mépris du marin pour un lieu où vivent des animaux sans virilité. Pour les mâles, la terre est un lieu de castration. Ce sont des « plates-bandes sales » qui s’opposent à l’Océan, avec tout ce que cela suggère de piétinement, de confinement, d’atmosphère lourde et irrespirable.

La terre ; un bouchon, quoi !…

C’est quelque chose de minuscule qui flotte. L’échelle des valeurs bascule avec le changement du point de référence. Celui qui a choisi la mer, est amené à dévaloriser, le continent, cette terre envahie par les miasmes, où le vent ne souffle jamais ; en mer seulement il est possible de respirer à pleins poumons. La terre a toujours une tranquillité de mauvais aloi, un air lourd et vicié. Le terrien n’est que « De la terre de pipe et de la sueur de pieds ». C’est aussi un « troupier », un être condamné à l’entassement, qui ne connaîtra jamais le combat individuel contre le flot démonté. Il y a donc une opposition fondamentale entre le monde de la mer, celui des hommes, et le monde eunuque de la terre.

C’est alors que nous voyons intervenir un personnage : le gendarme, le « grippe-Jésus » ou le « Jésus-Christ » dont la fonction est de protéger les terriens contre les excès de virilité des matelots.

Tantôt, tantôt… la ronde en écrémant la ville
Vous soulage en douceur quelque traînard tranquille
Pour le coller en vrac, léger échantillon
Bleu, saignant et vainqueur, au clou – Tradition.

D’ailleurs ce gendarme ne s’attaque qu’à un traînard, qui de plus est tranquille. Il n’oserait en aucun cas s’aventurer seul, et encore plus contre un groupe de matelots en possession de leurs forces.

Le gendarme, c’est donc tout ce que la terre présente de conformisme et de défense de sa féminité ; il est le symbole de cette émasculation. C’est pourquoi le marin prend tant de plaisir à maltraiter la force de l’ordre, c’est une manière de terroriser le terrien, de lui montrer ce dont le matelot est capable. Il se présente en maître incontesté.

Ils aiment à tout crin : ils aiment plaie et bosse
La Bonne-Vierge avec le gendarme qu’on rosse
Ils font des vœux à tout…mais leur caresse
A toujours l’habit bleu d’un Jésus-Christ rossé.

Le vœu le plus important, plus important que ceux adressés à une divinité, c’est de ne pas déroger à cet idéal de surhomme, de refuser le conformisme émasculant de la terre. Ce n’est pas sans raison que Corbière unit superstition, ou plutôt religion naïve superstitieuse et exercice de la force, car il prétend suggérer un culte de la puissance, du mâle. Cette apologie est formulée avec beaucoup d’humour, car le vœu chéri, caressé, n’a rien d’une caresse.

Une autre image de ce conformisme se trouve dans le personnage du curé, traditionnellement comparé au corbeau, l’oiseau de mauvais augure. Le marin le laisse dédaigneusement au terrien, parce qu’il porte malheur :

Rien ne f…iche malheur comme femme ou curé.

À un être sans masculinité, il faut ce symbole de l’interdit moral ; mais au mâle, il faut l’être qui permette d’exercer sa virilité. C’est pourquoi le matelot chante au terrien :

Un curé dans ton lit, un’ fill’ dans mon hamac.

Cette opposition se double du contraste entre le lit, la couche amollissante et le hamac, le seul lieu de repos fait pour un homme.

Il y a bien d’autres réalités qui font mépriser la terre : L’« hôpital militaire », la « prison », le bourgeois, celui qui a beaucoup d’argent. Elles conduisent le matelot à une négation de ce continent sans importance. Le comble du mépris est dans l’ignorance volontaire :

– Eux ; que leur fait la terre ?…
Une relâche avec l’hôpital militaire,
Des filles, la prison, des horions, du vin.
Le reste : Eh bien après ? – Est-ce que c’est marin ?

Cette terre qui s’oppose fondamentalement à la mer quant aux paysages, à l’atmosphère et à ses habitants, est véritablement un lieu fermé sans communications possibles avec le côté de la mer. Celui qui est terrien ne peut pénétrer l’Océan, et les gens qui y vivent. Les matelots, s’écrie Corbière, « On ne les connaît pas ». Ce sont des étrangers que l’on cherche à ignorer, parce qu’ils sont choquants : « Ils sont de mauvais goût ». Lorsque la terre s’avise de parler d’eux, elle n’aboutit qu’à une pâle imitation trop souvent ridicule et fausse qui déclenche les quolibets du poète. C’est qu’il n’y a aucune commune mesure, aucun rapport possible entre les terriens et les matelots.
Cette séparation est fondamentale, c’est une différence de nature. On pourrait parler de racisme chez Corbière.

Matelots – quelle brusque et nerveuse saillie
Fait cette race à part sur la race faillie.

Tout commence comme si le poète se prenait à rêver sur ce mot si chargé de sens, si évocateur : « Matelots », ce que Corbière a rêvé et cherché toute sa vie. L’anathème suit immédiatement, il est radical. Tout s’exprime en termes de force. La « saillie », c’est à la fois le promontoire avancé, la rugosité et la copulation. Nous voilà encore dans le domaine sexuel, qui semble, chez Corbière, intimement lié à tout ce qui touche la mer. Brusquerie et nervosité vont précéder l’enfantement de la race élue, car tout ce qui a rapport au marin est rude : une autre manière d’indiquer qu’ils sont des mâles. Plus loin nous verrons que leur existence est âpre, mais leur peau aussi. Ce derme boucané, tanné, a besoin de se frotter aux objets sans aspérité de la terre.

Si les terriens méprisent les marins, ces derniers le leur rendent bien. Il arrive parfois que le terrien s’aventure sur la mer. Il s’agit parfois de personnages célèbres : « Comme les Messieurs d’Orléans / Ulysses à vapeur en quête ». Avec beaucoup d’humour, Corbière assimile la famille d’Orléans au héros de l’Odyssée soupirant après sa patrie ; mais pour eux aucun danger exaltant, ce sont des voyageurs modernes qui empruntent des navires à vapeur. Pour Corbière (à la différence d’Hugo), la seule navigation authentique est celle qui emploie la voile, parce que c’est seulement là que l’homme est amené à disputer sa vie avec ses seules ressources.

Ni le Transatlantique autant
Qu’une chanteuse d’opérette.

Cette compagnie fondée en 1804 par les frère Pereire et des armateurs normands entreprit très vite la constitution d’une importante flotte de paquebots à vapeur. Là encore Corbière n’a que peu d’intérêt pour cette marine qui ne met pas en contact avec la mer. On voit le poète affirmer que, s’il n’a pas fait de longs voyages comme ces voyageurs, il connaît cependant l’Océan mieux qu’eux. En effet ils restent des terriens transplantés sur la mer, des gens qui l’empruntent par obligation, sans rien savoir d’elle. Ils sont noyés dans le confort d’un grand vaisseau qui supprime tout affrontement et tout héroïsme.

Ailleurs Corbière se gausse de ces touristes béats d’admiration qui, pour vingt sous, ont pu voir l’Océan. Ces voyageurs croient le connaître après une petite promenade en mer, mais qu’il survienne un coup de mer et ces terriens comprennent que la mer n’est pas faite pour eux. On n’est pas marin pour être monté sur un bateau d’excursions.

– Ah, capitaine ! grâce !…
– C’est bon…si ces messieurs et dam’s ont leur content !…
C’est pas pour mon plaisir, moi v’s êt’s mon chargement.

On sent là tout le mépris rentré du capitaine pour ces gens qui en ont si vite assez, et toute l’irrévérence se manifeste dans le mot « chargement ». Ces touristes ne sont à tout prendre qu’une manière de gagner sa vie, une « cargaison » dont on ne prend soin que parce qu’elle rapporte. D’ailleurs le mot est employé un peu plus loin. La situation s’est aggravée, le navire s’est échoué et donne prise à la lame.

Et la cargaison rend des cris… rend tout1 ! rend l’âme
Bambine fait les cent pas.
Un ange, une femme
Le prend : – C’est ennuyeux ça, conducteur ! cessez !
Faites-moi mettre à terre, à la fin ! c’est assez !

C’est sur une mer démontée que les mâles se révèlent. Le terrien qui vomit son repas, qui hurle sa peur, qui a l’impression de mourir dans ses haut-le-cœur, ne supporte pas la comparaison avec le calme du capitaine arpentant le pont. On était parti pour une partie de plaisir, pour une excursion agréable, pittoresque et confortable et voilà qu’on est confronté subitement avec la mort. Seuls les forts luttent contre la peur. Quant à la femme qui vient se plaindre, Corbière se plaît à souligner l’incongruité de ses déclarations. Sur la mer elle parle comme une terrienne, elle croit que le navire est un fiacre et le capitaine un cocher. Voilà un dépit qui fait rire et qui révèle l’appartenance à un autre milieu. À la mer, l’homme ne commande pas, il doit lutter pour faire respecter sa volonté. Toute la saveur de cette petite historiette réside dans l’opposition des caractères, des attitudes et des propos. À vie rude, langage rude, fortement scandé et irrévérencieux. L’observation chez Corbière se double d’un délicieux talent de conteur.

A terr’ ! pas dégoûtai… Moi-z’aussi, foi d’mat’iot
J’voudrais ben !… attendu qu’si t’tà l’heure, l’prim’flot
Ne soulag’pas la coqu’ : vous et moi, mes princesses
J’bêrons ben, sauf respect, la lavure ed’nos fesses !

Comme dans une fable, suit la morale, c’est-à-dire la condamnation verbale de ces gens qui ne se rendent pas compte de la situation,

II reprit ses cent pas, tout à fait mal bordé :
– A terre !… J’crois f..tre ben ! Les femm’s !… pas dégoûté !

On comprend alors toute la peine que le poète éprouva à vendre son cotre, à un être qui ne connaissait rien de la mer, c’est pourquoi il adresse à son bateau une invite à rendre malade ces mêmes touristes qui, pour un peu d’argent, vont prétendre se promener sur un lieu pour lequel ils ne sont pas faits.

Va, pourfendeur de lames
Pourfendre, ô Négrier,
L’estomac à des dames
Qui paîront leur loyer.

Qu’il se venge de l’infamie, qu’il montre ce dont il est capable, qu’il leur enlève toute envie de recommencer !
Ces mêmes terriens, à la vue de tels spectacles, sont en admiration devant des hommes qui vivent une existence périlleuse.

…Matelot — pour un homme
Tout le monde en voudrait à terre – C’est bien sûr.
Sans le désagrément.

Mais ils n’en veulent que la gloire et en refusent les dangers.

Si la terre et la mer ne se mélangent pas, il y a cependant des zones intermédiaires entre le côté de la mer et le côté de la terre, c’est ce qu’on pourrait appeler le littoral, cette étroite bande de terre dont les habitants sont contaminés par les marins. C’est le port qui marque cette union de l’eau et du roc. Corbière l’imagine en termes de sommeil. Au contact de la terre, la mer perd son agressivité.

Le soleil est noyé – C’est le soir – dans le port
Le navire bercé sur ses câbles s’endort
Seul ; et le clapotis bas de l’eau morte et lourde
Chuchote un gros baiser sous sa carène sourde.

Le vieux port de Roscoff reçoit la même invite de léthargie :

Trou de flibustiers, vieux nid
A corsaires ! – dans la tourmente
Sors ton bon somme de granit
Sur tes caves que le flot hante…

Ronfle à la mer, ronfle à la brise […]
Dors, tu peux fermer ton œil borgne

Dors vieille coque bien amarrée…

Dors vieille fille à matelots…

Le port, c’est le repos après l’aventure, et, pour Roscoff, après l’extraordinaire épopée des corsaires. Le port, c’est aussi l’amour. Corbière n’a pas négligé ou voilé ces réalités sordides, comme ses prédécesseurs. Il y a certainement une volonté de provocation : ces évocations répugnent aux gens civilisés qui ne peuvent supporter cette débauche de forces vives. N’est-ce pas un moyen de souligner ce caractère mâle, qui a besoin de s’éprouver, que de lui donner en pâture un amour digne de lui, car il est nourriture, mais une nourriture dangereuse et non faite pour les fines bouches ou les petits estomacs ! Au Cap Horn, les matelots vont

Se coller en vrac, sans crampe d’estomac
De la chair à chiquer…

Faire à grands coups de gueule et de botte… l’amour.

Le port devient alors une allégorie, synonyme de plaisir. Le port et la prostituée se confondent

Dors, vieille fille à matelots
Plus ne te soûleront ces flots
Qui te faisaient une ceinture
Dorée, aux nuits rouges de vin
De sang, de feu ! – Dors… sur ton sein
L’or ne fondra plus en friture.

Les couchers de soleil flamboyants et empourprés deviennent la ceinture qui enserre la prostituée. Quant aux derniers vers, ils évoquent peut-être un épisode fameux du Négrier, où un capitaine de corsaires, pour se régaler aux dépens des stupides terriens, jette par la fenêtre de l’auberge où il festoie des écus chauffés dans une poêle.

Cette prostitution n’a rien de vil, comme à Paris, le paradis « des dieux souteneurs qui se giflent ». Paris, c’est le proxénétisme, le négoce honteux. Rien de tel en Bretagne où ce commerce prend l’allure de la satisfaction d’un désir normal non dévié par les raffinements de la civilisation. Il faut aller plus loin. Cette activité est même considérée comme une cérémonie religieuse. Le lupanar est un temple à la virilité, la lanterne qui le signale est « la stella maris du bouge ». « Ils vont là comme ils vont à la messe ». Là, bien sûr, les amours crapuleuses ont des allures d’initiation. L’établissement se trouve au fond d’une ruelle louche et il faut montrer patte blanche pour entrer. Cependant il est interdit à ceux qui ne sont pas des forts : aucun terrien ne s’y débauche et Bitor le malformé, le taré en sera rejeté.
Le bouge et ses prostituées sont annexés à la mer. En quelque sorte ils sont une enclave maritime sur la terre. Le signe en est le nom qu’on leur en a donné. L’appellation marque l’appartenance. Le Lupanar a été appelé le Cap Horn, ce qui signifie qu’il y faut montrer autant de courage que dans un des lieux les plus sinistres et les plus tristement connus des marins. De même les femmes de mauvaise vie sont marquées comme au fer par leurs surnoms qui ont tous trait à la mer, si ce n’est « Jany-Gratis ».

On a des petits noms : chiourme, Jany-Gratis
Bout-dehors, Fond-de-vase, Anspect, Garcette à ris.

Inversement, un brick corsaire prendra le nom d’une de ces personnes : « Mary-Gratis ». Ces demoiselles de petite vertu sont de fortes femmes, ce ne sont pas les garces fluettes de la capitale :

Elles sont d’un gras encourageant
Ça se paye au tonnage, on en veut pour l’argent.

Par leur surnom, elles sont élevées à la dignité de ces mâles, car elles sont annexées à la vie aventureuse du marin. Mais il y a plus, ces femmes parlent le même langage que ces hommes et, par là, font partie de cet univers viril de la mer. On sait combien Corbière s’est montré agressif, envers les « terriens parvenus » qui parlent de l’Océan avec leur langage indigne. II ne leur reconnaît aucun droit de le faire, car ce langage est inadéquat à rendre compte des réalités maritimes et de la psychologie du marin. Le langage est l’expression d’une âme. Cependant il faut dire que ce langage âpre et boucané va subir une distorsion, dans la bouche de ces femmes de mauvaise vie. Elles n’ont retenu de la vie du matelot que ce qui peut désigner par métaphore la vie du lupanar. La patronne s’adressant à Bitor lui dit : « On va t’amateloter ». C’était une tradition dans la marine ; elle consistait à répartir les hommes par groupe de deux. La place sur les anciens vaisseaux était limitée ; il n’y avait donc que peu de hamacs. On en attribuait un au groupe ainsi formé ; tandis qu’un des matelots était de service, l’autre pouvait se reposer jusqu’à ce que les rôles s’inversent au changement de quart. Les hommes formaient ainsi un groupe ami et devenaient matelot l’un de l’autre. De cette coutume, on le voit, on pouvait passer très facilement au sens de « former un couple ».

Ohé, là-bas ! Debout au quart, Mary Salope
Et c’est pas moi de quart ! – C’est pour prendre une chope
C’est rien la corvée… Accoste.

Lorsque la patronne invite son employée au travail, elle le fait comme un capitaine ou un maître de pont. Plus tard, lorsque les matelots se divertissent aux dépens du pauvre bossu, la matrone interviendra de même pour faire arrêter le supplice.

Amène tout en vrac ! Largue…

Bitor est réduit ainsi à n’être qu’une voile que l’on manœuvre. Lorsqu’elle s’adresse au matelot, elle lui dit :

Toi : file à l’embellie, en double, l’asticot
L’échouage est mauvais, mon pauvre saligot…

Ce qui peut être traduit ainsi : « profite de l’éclaircie pour t’enfuir rapidement, c’est un mauvais endroit pour toi ».

Les autres femmes mises en scène par Corbière ne parleront pas ainsi, si ce n’est la veuve Galmiche, tenancière elle aussi d’un bouge, avec son langage haché, incorrect, déformé, aux termes significatifs :

Anguss ! On se hiss’ pas comm’ça desur les g’noux
Des cap’tain’s !

Les autres femmes, ce sont les fiancées ou les mères dont Corbière parle moins, comme si la femme pour le marin était avant tout la prostituée. Ce sont des figures pâlottes, inconsistantes pour lesquelles, le marin a un souvenir ému.

Ils ont toujours, pour leur bonne femme de mère
Une larme d’enfant, ces héros de misère
Pour leur Douce-Jolie, une larme d’amour !

La fiancée surtout semble du domaine des ombres plus que du domaine des vivants.

Au pays – loin – ils ont, espérant leur retour
Ces gens de cuivre rouge, une pâle fiancée
Que pour la mer jolie, un jour, ils ont laissée.
Elle attend vaguement… comme on attend là-bas.

La mer est une épouse plus réelle que cette jeune fille estompée par la distance. Corbière s’attarde un instant sur la dure et cruelle destinée de ces femmes, mais il ne veut pas qu’on s’apitoie, car la compassion n’est pas digne d’un homme, elle est le signe d’un affaiblissement de la volonté, de la victoire du destin. Non ces femmes, même si elles pleurent, sont dignes des hommes à qui elles veulent s’unir, elles aussi savent faire face.

Peut-être elle sera veuve avant d’être épouse
– Car la mer est bien grande et la mer est jalouse –
Mais elle sera fière à travers un sanglot
De pouvoir dire encore : – II était matelot.

Pas d’effondrement, de capitulation, mais une affirmation fière. Elle est moins effacée, la fiancée du Novice en partance sentimental, elle profite de la paye de son amant :

Elle donnait la main à manger mon décompte
Et mes avances à manger.

Mais elle ne marque pas beaucoup plus son amant, pour qui la femme n’est qu’un sillage. Car toutes ces femmes, c’est l’attendrissement, l’amollissement, le danger de la terre, la menace pour les forts. On le voit bien, elle a peur du danger que va courir son amoureux ; lui avec un peu de fanfaronnade en rit. Elle est pieuse, il se montre irrévérencieux pour la divinité. Il lui fera remarquer que la femme n’a pas de place dans les affaires de la mer. Elle fait partie de la terre, qu’elle y reste. À chacun son monde.

– Votre navire est-il bon pour la mer lointaine ?

– Ah ! pour ça, je ne sais pas trop
Mademoiselle ! c’est l’affaire au capitaine
Pas à vous, ni moi matelot.

De même le matelot qui a sauvé le bateau en perdition, peut dire à son Commandant :

J’suis pas beau, capitain’ , mais soit dit en famille
Je vous ai fait plaisir plus qu’une belle fille ?…

La mer est le domaine des forts. La femme n’y a pas de place à moins qu’elle ne s’élève à leur niveau.
Les mères ont aussi des existences pâlottes, on pense à elles de temps à autre sur la mer, avec attendrissement certes, mais pas longtemps. On y pense aussi parfois, à l’heure de la mort, comme ce mousse qui meurt au Mexique. Leur destin semble l’inquiétude, puis la douleur. Elles ont besoin d’être protégées. Souvent la mer leur enlève leur mari :

Maman lui garde au cimetière
Une tombe – et rien dedans –
C’est, moi son mari sur la terre
Pour gagner du pain aux enfants

La mère pleure le dimanche,
Pour repos…

Mais elles ne se livrent à leur sensibilité qu’une fois le devoir accompli. Elles sont dignes des hommes qu’elles ont épousés. Corbière n’a pas non plus ignoré les enfants, celui qui attend le bateau que lui sculpte un vieux forban, ceux qui frappent le cadavre de Bitor, comme un tambour crevé, ou ce petit Auguste qui grimpe sur les genoux d’un vieux capitaine. Tous ont l’air de vouloir devenir des hommes. Ce projet apparaîtra plus clairement avec le personnage du mousse. C’est pourquoi ils aiment les matelots, mais n’ont aucun respect pour Bitor, l’être contrefait et ridicule.

L’auteur des Amours Jaunes s’est intéressé aussi à des gens qui vivaient de la mer sans pourtant l’affronter. Il s’agit des douaniers et des naufrageurs. Ce dernier personnage est tout d’abord un être superstitieux, ou religieux, il est persuadé que le navire qui est venu se jeter à la côte a été envoyé par la Ste Vierge, la Notre-Dame des brisants. Voilà un attribut peu orthodoxe. Mais toute la suite se déroule dans un climat démoniaque. Une simple notation comme : « Moi je siffle quand la mer gronde » ne présente aucun intérêt, sauf si l’on sait que le marin ne doit siffler qu’en deux occasions : pour appeler le vent lorsqu’il y a le calme plat, ou pour inviter les marsouins à demeurer à l’arrière sous le harpon. Le sifflet du naufrageur utilise à rebours un rite magique et lui confère un aspect luciférien. D’ailleurs toute la nature semble ensorcelée : « le sort est dans l’eau ». Cet être primitif a tout de l’animal : la prémonition de la curée, l’ouïe attentive et le regard perçant. Il se définit d’ailleurs lui-même comme un oiseau de mauvais augure, « Oiseau de malheur à poil roux ! ». Le roux était au Moyen-âge une couleur satanique, soit dit en passant. Cette redoutable bête chasse seule, car le crime s’entoure d’obscurité et de solitude. Devant le déchaînement des éléments qui laisse présager le butin, cet homme est saisi par l’ivresse, il sent la nature, il aime la colère des flots qu’il domine, lui le berger des vagues. Voilà en quoi il rejoint le marin. Chez tous deux, il y a la même exaltation devant la victoire sur la mer. Mais cet être étrange aux instincts inavouables a quelque chose de la légende, il appartient au monde animal des monstres et déjà à l’au-delà de la vie.

Je ris comme un mort

II invoque les puissances sataniques et apostrophe la nature, silhouette inquiétante qui convient parfaitement aux landes désolées et aux côtes déchiquetées de la Bretagne.

Plus rassurante est la figure familière du douanier, qui lui aussi, fait partie du décor côtier. Il n’a pas d’ailleurs perdu tout contact avec les ombres cauchemardesques des naufrageurs qui le soudoient :

J’ai promis aux douaniers de ronde
Leur part, pour rester dans leurs trous…

Le douanier se définit d’abord par une couleur, la couleur bleue de son uniforme ; ce que l’on voit avant tout, c’est

un caban bleu qui, par habitude
Fait toujours les cents pas et contient un douanier.

Tout un poème lui est consacré, poème où Corbière se laisse aller à son ironie et à sa tendresse ; il s’agit d’une espèce rare sur le point de disparaître et il faut la conserver à la mémoire humaine. Plante ou animal, il faut le manier avec précaution. Il y a chez Corbière une hantise du souvenir qui se fane, parce que justement il est souvenir, c’est-à-dire chose morte. Cette image de l’herbier, de la page désolée, est déjà dans le poème A un Juvénal de lait

Plus tard tu colleras sur papier tes pensées
Fleurs d’herboriste, mais, autrefois ramassées…

L’image est moins tragique dans le Douanier

Tu vas mourir et pourrir sans façon,
Corbleu ? … Non ! car je vais t’empailler – Qui qu’en grogne !
Mais sans te déflorer : avec une chanson ;
Et te coller ici, boucané de mes rimes
Comme les varechs secs des herbiers maritimes.

On ne peut s’empêcher de penser en effet que les Amours Jaunes, dans la partie Gens de mer, sont bien un herbier, un musée qui offre à son visiteur, une faune étrange, qui semble en voie de disparition. On sent Corbière prêt à fixer pour l’éternité des types qui s’évanouissent. Matelots, douaniers, l’époque héroïque de la marine, sont condamnés à s’effacer, à subir les avanies du temps et du progrès. Corbière, à plusieurs reprises, nous dit ses alarmes et il y a chez lui ce refus de la disparition, cette exigence de pérennité. Le douanier est une figure trop familière du passé pour qu’on l’enterre sans cérémonie. Ce fonctionnaire avait en lui quelque chose de divin, ou plutôt, la protection qu’il assurait avait un caractère sacré. À l’opposé du naufrageur, le douanier appartient aux forces bénéfiques. Chez lui, rien d’infernal. C’est plutôt un corps céleste, trop marqué par la vie rude de la mer.

Ange gardien, culotté par les brises
Pénate des falaises grises
Vieux oiseau salé du Bon Dieu.

Nous sommes loin de l’« oiseau de malheur à poil roux ». Cependant tous deux fréquentent l’ouragan.

Sans auréole à la tête
Sans aile à ton habit bleu !…

Corbière se refuse pourtant à une assimilation qui ferait d’un fonctionnaire un personnage extra-terrestre, sans contact avec la réalité. Tout au contraire, il tient à l’inscrire dans l’existence la plus rugueuse par l’ironie qui est la négation de ce qui vient d’être affirmé. Il opérera ensuite ce passage par la familiarité irrévérencieuse :

Je t’aime modeste amphibie
Et ta bonne trogne d’amour
Anémone de mer fourbie.

Certes ce fonctionnaire, comme le rat de La Fontaine dans son fromage de Hollande, est d’une inutilité flagrante. Lui aussi se retire du monde, loin de ce qu’il doit surveiller, pour rêver à son aise, dans la petite baraque sur le haut d’une falaise :

Là, rat de mer solitaire
Bien loin du contrebandier
Tu rumines ta chimère
– Les galons de brigadier !

Là, il s’occupe à remâcher ses pensées, mais aussi sa chique.

Puis un petit coup-de-blague
Doux comme un demi-sommeil…
Et puis bailler à la vague
Philosopher au soleil…

Il mène une existence paresseuse lorsque le temps est au beau, mais le voilà qui sort, lorsque les flots sont en furie. Tout à l’heure notre homme était défini comme un « Oiseau qui flâne dans la tempête » car il n’a pas plus d’ardeur à accomplir son devoir. Au milieu du bruit et de l’agitation de l’eau, il est une présence rassurante qui nous aide à comprendre pourquoi Corbière le divinisait. Le naufrageur voulait être seul. Il ne faisait pas bon le rencontrer, le soir, sur la grève. Là, au contraire, il y a tout le soulagement de croiser une pipe qui rougeoie. Elle est lumière et chaleur au milieu des ténèbres et de la rafale. Ce personnage si pittoresque va exciter toute la verve de Corbière, en des vers que n’aurait pas reniés Prévert. Avant lui, le poète des Amours Jaunes se livre à un inventaire, où l’hétéroclite et le bizarre, où les associations étranges et incongrues ne prétendent pas définir le personnage, mais plutôt suggérer sa richesse et son caractère irremplaçable, la poésie inhabituelle de cet homme.

Poète trop senti pour être poétique !

La suite chercherait plutôt à donner l’idée de sa science prophétique, en particulier en météorologie. Cet homme est initié aux mystères de la mer, la connaissant parfaitement : « Tu connaissais Phoebé, Phoebus et les marées », c’est-à-dire le ciel, la mer, mais aussi avec Phoebus : le guérisseur, le devin, le poète, le musicien et le protecteur de l’amour. Ainsi est résumé tout ce qui précède et annonce ce qui va suivre :

Les amarres d’amour sur les grèves ancrées
Sous le vent des rochers ; et tout amant fraudeur
Sous ta coupe passait le colis de son cœur.
Tu reniflais le temps quinze jours à l’avance,
Et les noces neuf mois… et l’état de la France.

Voilà qui explique les « rose des vents », « thermomètre à alcool », « sage-femme » et « huître politique » de l’énumération. Ce personnage si pittoresque, si savant, n’a pourtant rien de civilisé ; il est resté l’être fruste qui convient à l’Océan. Il ne sait pas lire et tout juste écrire, mais il possède la science de la vie, acquise an contact de la nature, celle-là même que le poète a toujours voulu apprendre des gens de mer.

Mais ta philosophie profonde était un puits profond
Où j’aimais à cracher rêveur… pour faire un rond.

Tout cette évocation appartient désormais au passé.

Sur la terre, on rencontre aussi des renégats, des hommes amphibies : terriens et marins, mais marins par obligation, pour vivre, parce qu’à un moment donné et pour un temps, il n’y a rien d’autre à faire. C’est une épave qui se définit plutôt négativement. Rebut de l’humanité, salissure excrémenteuse, le renégat est ici celui qui renie constamment son passé. C’est l’homme sans vocation, contraint à tous les métiers, à tous les expédients devant la difficulté de vivre.

Pour ne rien faire, ça fait tout.

C’est en somme un déraciné qui n’a pas réussi à se fixer dans un milieu déterminé. Comme Corbière, il est ballotté entre la terre et la mer sans pourvoir s’y fixer, voué ainsi à être rejeté par tous.

Écumé de partout et d’ailleurs.

Il va osciller sans cesse entre les contraires, « mélange adultère de tout », comme se définissait le poète. « Crâne et lâche », il a fait des métiers de matelot, « à la course », « écumeur », « flibustier », mais aussi des métiers de terriens « à la tâche », « soldat », des métiers dominateurs et des métiers serviles : « esclave », « limier de femme ». C’est un caméléon capable de changer d’espèce : chien, singe, femme, eunuque. L’appartenance à une espèce ne le marque pas plus que son identité :

Son nom : il a changé de peau, comme chemise…
Dans toutes langues c’est : Ignace ou Cydalise
Todos los santos…

C’est-à-dire autant de noms que de saints et autant de langues que de pays.

…Mais il ne porte plus ça
II a bien effacé son T.F. de forçat.

Il a su effacer son identité, marque indélébile comme le fer rouge appliqué aux bagnards. Et c’est vrai, il est un forçat de la vie parce que méprisé, livré aux métiers les plus vils, souffrant dans sa chair. Il a été aussi spadassin, tueur à gages, « bravo » mais aussi « prophète in partibus », c’est-à-dire convertisseur d’âmes payé pour son zèle apostolique. « Pendu » et « Bourreau », il est la victime et celui qui torture ; « Poison » et « Médecin », celui qui fait mourir et celui qui guérit. Il y a toujours chez lui une ambivalence fondamentale, l’oscillation entre les contraires. II a connu une existence si dangereuse, qu’il semble désormais vacciné contre la mort. Il est condamné à vivre :

La mort le connaît bien, mais n’en a plus envie.

Son existence n’en est plus une, car ce n’est pas vivre que de vivre méprisable et banni. Voué à la pire abjection, il accepte tout ce qu’on lui donne et même la faim. Quelle est donc la raison de ce mal existentiel car vivre c’est souffrir ? L’amour ? Une révolte contre la société et les barrières qu’elle impose ? La haine ? Le crime ? « Il n’est pas vicieux ». La raison de sa souffrance n’est pas en lui-même, mais hors de lui, dans un destin qui s’acharne. Comme Corbière il n’appartient à rien, ni aux hommes, ni aux femmes, ni aux vivants, ni aux morts ; tous deux sont des êtres irrémédiablement seuls, mais avec en eux pourtant quelque chose qui les sauve de n’avoir pas capitulé, c’est d’être « Un tempérament… un artiste de proie ». Être rejeté, être bafoué, c’est peut-être arriver à la sainteté par l’expiation, par la désintégration de soi. Ils sont des morts vivants,

…II a tout pourri jusqu’à la corde
II a tué toute bête, éreinté tous les coups.

des êtres sur qui la vie ne peut plus rien, car la souffrance à son paroxysme se nie elle-même.

Pur à force d’avoir purgé tous les dégoûts.

Comme un prisonnier qui purge sa peine, Corbière et le renégat retrouvent l’innocence dans le néant. La vie s’est épuisée elle-même en un dégoût morne. Au-delà des souffrances, il n’y a plus rien qu’un calme mortuaire, la solitude tranquille et froide, une pureté désespérée.

C’est donc une image complexe de la terre que nous présente Gens de mer, et les seules réalités qui peuvent y être sauvées sont celles qui appartiennent déjà au monde de la mer. Dans son reniement de la terre, Corbière essaie délibérément de se rejeter du côté des matelots en épousant leurs manières de penser.

Il est temps désormais de présenter l’autre côté du diptyque, celui qui attend le candidat poète au terme de son effort d’intégration et de ses épreuves d’initiation.


Note

1 Notons au passage la dérision à l’égard de ces faibles estomacs retournés. 

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