Bonjour à tous !
J’ai une question sur la fable de La Fontaine
Le Corbeau voulant imiter l’Aigle.
Dès la première lecture, une interprétation s’est imposée à moi, je ne sais qu’en penser, je ne peux m’en défaire. J'ai besoin de votre avis.
Le corbeau voulant imiter l'aigle
L'Oiseau de Jupiter enlevant un mouton,
Un Corbeau témoin de l'affaire,
Et plus faible de reins, mais non pas moins glouton,
En voulut sur l'heure autant faire.
Il tourne à l'entour du troupeau,
Marque entre cent Moutons le plus gras, le plus beau,
Un vrai Mouton de sacrifice :
On l'avait réservé pour la bouche des Dieux.
Gaillard Corbeau disait, en le couvant des yeux :
Je ne sais qui fut ta nourrice ;
Mais ton corps me paraît en merveilleux état :
Tu me serviras de pâture.
Sur l'animal bêlant à ces mots il s'abat.
La Moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage, outre que sa toison
Etait d'une épaisseur extrême,
Et mêlée à peu près de la même façon
Que la barbe de Polyphème.
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau
Que le pauvre animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau,
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
Il faut se mesurer, la conséquence est nette :
Mal prend aux Volereaux de faire les Voleurs.
L'exemple est un dangereux leurre :
Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ;
Où la Guêpe a passé, le Moucheron demeure.
Jean de la Fontaine - Les Fables
La lecture classique que j’ai trouvée partout de cette fable, c’est : l’exemple peut être dangereux, et tout le texte se suit logiquement, et on en arrive à la fin à « Où la guêpe a passé, le Moucheron demeure. », ce qui va complètement dans le sens de la fable.
Cependant, deux choses m’ont surpris :
- d’abord, La Fontaine démontre que l'exemple est un leurre… par un exemple (la fable) ! C’est contradictoire, non ? Les seuls critiques que j’ai trouvé qui restituaient ce problème s’en sortent en disant qu’il y a de bons et de mauvais exemples, et que La Fontaine ne critique absolument pas les exemples littéraires (la « mimesis littéraire » travaille et dépasse toujours le matériau de base dont elle s’inspire), il ne remettrait donc absolument pas en cause la fable.
Cette réponse ne m’a pourtant pas parue bonne suite au deuxième problème que j’ai rencontré ;
- ensuite, le vers « Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands Seigneurs ; » m’a laissé perplexe : cela ne vient-il pas à l’encontre de ce que vient de dire la fable, sur le fait que seuls les aigles peuvent manger les moutons ?
Ainsi, selon moi, la fable serait plutôt construite d’une toute autre manière. Jusqu’à « Mal en prend aux Volereaux de faire les Voleurs » on a une fable classique, qui commence par un exemple, duquel découle une morale. Très bien. Cependant, La Fontaine va nous révéler le piège dans lequel nous venons de tomber, qui est le piège de toute fable : en effet, il se reprend, comme pour infirmer tout ce qu’il vient de dire, et révéler le piège dans lequel il nous a fait tomber : non, l’exemple ne vaut pas démonstration, « L’exemple est un dangereux leurre ». Ainsi, la morale précédemment énoncée pourrait bien être fausse, et les corbeaux pourraient manger les moutons (ce qui est effectivement le cas : beaucoup d’éleveurs se plaignent régulièrement que leurs moutons se font tuer par des corbeaux. Les aigles, eux, ne les attaquent jamais), et « Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands seigneurs ».
Bien sûr le problème demeure pour le dernier vers, qui semble encore revenir au point initial et à la morale initiale de la fable « Où la guêpe a passé, le Moucheron demeure. » Cependant, il s’agit en réalité d’un emprunt à Rabelais, en voici le passage exact :
: "Où la guêpe a passé le moucheron demeure : « ... nos loix sont comme toille d’ airaignées : or sà ! les petits mouscherons et petits papillons y sont prins, or sà ! les gros taons les rompent, or sà ! et passent à travers, or sà ! » (« Le Cinquiesme Livre », chapitre XII : « Comment par Gripeminault fut proposé un énygme »)
En d’autres termes, là où la fable peut marcher pour des « petits moucherons », elle ne fonctionne pas toujours, en l’occurrence lorsque passent des « taons ». Ce qui viendrait alors confirmer mon interprétation. Ce vers ne serait là que comme une référence!
Ainsi, cette fable nous révélerait les limites de ce célèbre « pouvoir des fables » que La Fontaine nous vante tant ! En toute humilité, La Fontaine nous dirait donc que ses fables érigent des lois qui ne sont pas universelles, qui ne fonctionnent pas toujours, ses fables ne sont pas infaillibles !
Et puis, sachant que beaucoup des fables de La Fontaine sont beaucoup plus ambigües qu’on ne le croit à la première lecture, cela m’a paru possible.
Cependant aucune des analyses que j’ai lues n’allait jusque-là, et les gens avec qui j’en ai parlé n’ont absolument pas adhéré avec cette idée !
Qu’en pensez-vous ?
Merci pour toute votre aide et votre attention !