Aller au contenu

Pierre Corneille (1606-1684)

Horace (1640), acte V, scène 2

Résumé de la pièce

Pierre Corneille L’action de cette pièce se situe à l’origine de Rome. Le jeune Horace est marié à Sabine, une fille d’Albe, et Camille, la sœur d’Horace, est fiancée à Curiace, un frère de Sabine. Mais une guerre fratricide éclate entre Rome et Albe : les trois frères Horace et les trois frères Curiace sont désignés pour se battre en combat singulier afin de déterminer le peuple vainqueur de ce conflit. C’est Rome qui triomphe : Horace tue les trois Curiace. À son retour à Rome, Camille, la sœur d’Horace, lui reproche d’avoir tué l’homme qu’elle aimait. Horace la tue et le procès qui s’ensuit est un plaidoyer du vieil Horace (le père d’Horace) : celui-ci préfère en effet défendre l’honneur de son fils car, par sa victoire, il a conféré à la cité romaine un grand prestige. Horace est donc acquitté malgré le réquisitoire de Valère qui était amoureux de Camille.

Texte (vers 1468 à 1534)

[…]
Valère1
Sire, puisque le ciel entre les mains des rois
Dépose sa justice et la force des lois,
1470   Et que l’État demande aux princes légitimes
Des prix pour les vertus, des peines pour les crimes,
Souffrez2 qu’un bon sujet vous fasse souvenir
Que vous plaignez beaucoup ce qu’il vous faut punir ;
Souffrez…
Le vieil Horace
Quoi ? Qu’on envoie un vainqueur au supplice ?
Tulle3
Permettez qu’il achève, et je ferai justice :
J’aime à la rendre à tous, à toute heure, en tout lieu.
C’est par elle qu’un roi se fait un demi-dieu ;
Et c’est dont je vous plains, qu’après un tel service
1480   On puisse contre lui me demander justice.
Valère
Souffrez donc, ô grand roi, le plus juste des rois,
Que tous les gens de bien vous parlent par ma voix.
Non que nos cœurs jaloux de ses honneurs s’irritent ;
S’il en reçoit beaucoup, ses hauts faits le méritent ;
Ajoutez-y plutôt que d’en diminuer :
Nous sommes tous encor prêts d’y contribuer ;
Mais puisque d’un tel crime il s’est montré capable,
Qu’il triomphe en vainqueur, et périsse en coupable.
Arrêtez sa fureur, et sauvez de ses mains,
1490   Si vous voulez régner, le reste des Romains :
Il y va de la perte ou du salut du reste.
La guerre avait un cours si sanglant, si funeste,
Et les nœuds de l’hymen4, durant nos bons destins,
Ont tant de fois uni des peuples si voisins,
Qu’il est peu de Romains que le parti contraire
N’intéresse en la mort d’un gendre ou d’un beau-frère,
Et qui ne soient forcés de donner quelques pleurs,
Dans le bonheur public, à leurs propres malheurs.
Si c’est offenser Rome, et que l’heur5 de ses armes
1500   l’autorise à punir ce crime de nos larmes,
Quel sang épargnera ce barbare vainqueur,
Qui ne pardonne pas à celui de sa sœur,
Et ne peut excuser cette douleur pressante
Que la mort d’un amant jette au cœur d’une amante,
Quand près d’être éclairés du nuptial flambeau,
Elle voit avec lui son espoir au tombeau ?
Faisant triompher Rome, il se l’est asservie ;
Il a sur nous un droit et de mort et de vie ;
Et nos jours criminels ne pourront plus durer
1510   Qu’autant qu’à sa clémence il plaira l’endurer.
Je pourrais ajouter aux intérêts de Rome
Combien un pareil coup6 est indigne d’un homme ;
Je pourrais demander qu’on mît devant vos yeux
Ce grand et rare exploit d’un bras victorieux :
Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage,
D’un frère si cruel rejaillir au visage :
Vous verriez des horreurs qu’on ne peut concevoir ;
Son âge et sa beauté vous pourraient émouvoir ;
Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice.
1520   Vous avez à demain remis le sacrifice :
Pensez-vous que les dieux, vengeurs des innocents,
D’une main parricide7 acceptent de l’encens ?
Sur vous ce sacrilège attirerait sa peine ;
Ne le considérez qu’en objet de leur haine,
Et croyez avec nous qu’en tous ses trois combats
Le bon destin de Rome a plus fait que son bras,
Puisque ces mêmes dieux, auteurs de sa victoire,
Ont permis qu’aussitôt il en souillât la gloire,
Et qu’un si grand courage8, après ce noble effort,
1530   Fût digne en même jour de triomphe et de mort.
Sire, c’est ce qu’il faut que votre arrêt décide.
En ce lieu Rome a vu le premier parricide ;
La suite en est à craindre, et la haine des cieux :
Sauvez-nous de sa main, et redoutez les dieux. […]


1 Chevalier romain.
2 Tolérez.
3 Roi de Rome.
4 Mariage.
5 Bonheur.
6 Acte.
7 Meurtre familial.
8 Cœur, siège de la volonté.

Pour l’étude rhétorique du texte…

Avant de lire ce commentaire de texte, assurez-vous de comprendre le vocabulaire de la rhétorique.

L’architecture rhétorique du texte

Les structures énonciatives : qui persuade qui ? De quoi ? Comment ?

Le destinataire est le roi, c’est-à-dire, par extension, l’ensemble de la communauté politique. Les apostrophes au roi en témoignent (vers 1468, 1481, 1531). Le je du locuteur (Valère) est en quelque sorte « dilué » dans le pluriel nous : les vers 1511, 1513 et 1482 (« je » / « ma ») exceptés, c’est la première personne du pluriel qui domine, ce qui permet au je de prendre une dimension plus grande : le je prend ainsi les dimensions du peuple romain. Valère est un porte-parole. On remarque par ailleurs des phrases interrogatives (1501-1506, 1520-1522) et des phrases impératives (cf. fin de l’extrait par exemple) relayées par des subjonctifs à valeur jussive (1482 par exemple).

La disposition :

  • l’exorde (1491) est construit de manière classique.
  • la captatio benevolentiae (1481-1482) : elle est destinée à attirer la sympathie, la bienveillance de l’allocutaire (celui à qui sont destinés les propos).
  • l’ethos : il montre le caractère de celui qui parle. C’est l’image que Valère donne de lui-même à travers son discours. En l’occurrence, aux vers 1483-1484, il réfute de manière anticipée ce que pourrait lui répondre le roi.
  • la thèse (1487-1488) est introduite par « mais ». Selon Valère, Horace devrait être condamné.

La narration (1492-1498) : il s’agit du conflit Rome / Albe.

La confirmation :

  • Valère recourt à l’argument de la direction (Perelman, Cf. Wikipédia) ; Horace est difficilement pardonnable.
  • L’argument politique (1489-1491) : la « clémence » est la vertu des rois. Cf. épisode de la « clémence d’Auguste » dans Cinna (1642) : « […] Ô vertu sans exemple ! ô clémence, qui rend / Votre pouvoir plus juste, et mon crime plus grand ! ». Cf. aussi Sénèque, De Clementia.

Une fausse péroraison (1511-1519) : elle est fondée sur une hypotypose (1515). Au moyen du conditionnel et du vocabulaire des preuves pathétiques, Valère utilise la figure de la prétérition.

La reprise de la confirmation (1520-1530) : notions de sacrilège et de destin.

La péroraison (1531-1534) est très brève car la figure de l’hypotypose et les preuves pathétiques ont déjà été mises en œuvre.

Le lieu commun cicéronien

Le cas particulier a des conséquences générales ; c’est le salut de l’État qui est en cause (1491). On relève les mots « fureur » et « douleur » : il s’agit du vocabulaire de la tragédie latine (furor et dolor) ; la furor fait basculer Horace dans l’inhumanité. Celui-ci n’est d’ailleurs jamais nommé dans la tirade de Valère (→ synecdoques « ses mains », « un bras » et « une main »).

Quelques mots de conclusion

Les éléments de la rhétorique sont utilisés très précisément. Il faut noter que l’orateur critique le recours à l’hypotypose (« Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage, / D’un frère si cruel rejaillir au visage […] » → « Mais je hais ces moyens qui sentent l’artifice. »), mais c’est pour renforcer son argumentation.

Voir aussi