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Un conflit au théâtre est-il toujours synonyme de violence ?

Bac de français 2019 (Amérique du Nord)

Corrigé de la dissertation (séries S et ES)

Un conflit au théâtre est-il toujours synonyme de violence ?

Vous répondrez à cette question en vous appuyant sur les textes du corpus, ceux que vous avez étudiés, ainsi que vos lectures personnelles.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.
Fiche méthode : la dissertation »
Plan détaillé

Introduction :

Par essence, les pièces de théâtre se jouent dans un espace-temps contraint par la scène et la durée de la représentation. De ce fait, pour animer leurs intrigues, les auteurs dramatiques recourent à la force d’impulsion des conflits. Est-ce à dire que cet antagonisme nécessaire entre les personnages débouche toujours sur la violence ?
D’abord il convient de définir précisément de quelles formes de violence il est question. Ensuite si l’agressivité accompagne le plus souvent l’antagonisme au théâtre, il arrive parfois que le conflit échappe à la violence quand elle est dépassée, sublimée.

Développement :

1. Sens du mot

Préalablement, il convient de définir ce terme de violence qui peut revêtir plusieurs sens.

  • Emportement, irascibilité, violence des mots, les insultes, la vivacité du langage.
    Voir Sganarelle, « Ma femme, vous savez que je n’ai pas l’âme endurante »
    Martine, sa longue litanie d’insultes
    Silvia, « avec colère : Cependant, je ne veux point avoir de raison »
    Razetta, « je n’ai pas été jusqu’à présent de ceux que la colère rend faibles. »
  • Force dont on use contre quelqu’un, contre les lois, contre la liberté publique, etc. Contrainte exercée sur une personne pour la forcer à s’obliger. Violence morale. Violence indirecte.
    Silvia a été enlevée par le prince. Elle est retenue captive.
    Razetta menace de faire irruption dans la sphère privée de Laurette.
  • Effort qu’on fait sur soi ; combat intérieur.
    Sganarelle simule la maîtrise de soi en écartant les reproches de sa femme.
    Silvia, après sa bouderie, essaie de justifier rationnellement son refus.
    Razetta est incapable de se dominer, il est « celui qui a mis sa vie entière sur un coup de dé ».

2. La violence accompagne le conflit le plus souvent.

  • La violence est inhérente au comportement humain.
    René Girard a montré comment le désir mimétique entraînait une violence constitutive dans la société. Or le théâtre, selon Aristote, est déjà en lui-même une mimesis, une tentative d’imiter la réalité. Il n’est donc pas étonnant que la dramaturgie s’inspire principalement du conflit et de ses violences.
  • Elle est une réponse instinctive à l’agression.
    Sganarelle ne supporte pas les récriminations de Martine.
    Razetta n’admet pas la fuite de Laurette qui le dévalorise dans sa virilité.
    La vengeance est d’ailleurs un thème qui fait recette par l’engrenage des actions / réactions et par les déchirements qu’elle occasionne. Voir Le Cid de Corneille où Rodrigue et Chimène sont écartelés entre devoir filial et amour.
  • Techniquement le schéma actanciel permet de cartographier les forces opposées en présence. Leur affrontement fait grandir les tensions, la crise qui culminent dans le paroxysme (acmé). Dans le théâtre classique la violence favorise l’unité de temps en précipitant les événements alors que la règle de la bienséance qui interdit de montrer les actes renforce le pouvoir de représentation des mots et stimule l’imagination du spectateur.
    Voir Athalie de Racine où la haine du personnage devient incantatoire.
    Voir Phèdre de Racine où les feux de la passion ne sont pas seulement métaphoriques, l’héroïne éponyme oscille sans cesse entre le froid de la mort et l’ardeur brûlante de son amour incestueux, entre la lumière écrasante du soleil et les ténèbres de la faute inavouable…
  • Stratégie argumentative raison et sentiments :
    Le théâtre occidental est d’abord un texte dialogique. Les protagonistes cherchent au travers de leur propos à faire avancer leurs intérêts, ils sont donc amenés à développer des stratégies argumentatives, à vouloir convaincre et persuader. Ainsi, dans ces discussions, le détachement rationnel est souvent contaminé par l’implication violente de l’affectivité.
    Martine tente d’abord de convaincre Sganarelle qu’il est un chef de famille défaillant, mais devant le refus de son mari d’entrer dans le débat, elle se laisse submerger par le ressentiment.
    Silvia qui s’est d’abord laissée aller à sa colère essaie de démontrer à Trivelin que le comportement du prince est injuste.
  • La violence peut prendre des visages divers selon son intensité et son expression.
    Mots, gestes, insultes, menaces, sous-entendus, mauvaise foi, manipulation, dilemme… les mots qui permettent de sortir n’importe comment d’une tension insupportable, les mots qui blessent ou qui détruisent…

Revenons sur deux formes caractéristiques de la violence dans le conflit :

  1. la violence de la ruse, la violence pour rire, la violence insidieuse, on la rencontre surtout dans la comédie. « Ce qu’on appelle violence, ce n’est rien. La séduction est la véritable violence » écrivait Lessing dans Emilia Galotti.
    Le prince en use à l’égard de Silvia quand il cherche à la séduire par le confort d’une position sociale. D’une manière générale, un des schémas comiques récurrents, est celui qui provient, par la commedia dell’arte, du couple comique latin composé d’un senex opposé à des adulescentes, où le vieillard repoussant joue de son pouvoir pour interdire aux jeunes énergies l’accès aux femmes, et protéger, des héritiers amoureusement prodigues, une fortune patiemment amassée. Pour que leurs jeunes maîtres échappent au barbon odieux et ridicule, les valets inventent un contre-feu qui va circonvenir le chef de famille autoritaire et égoïste. La machination peut dégénérer en bastonnade comme dans Les Fourberies de Scapin.
  2. la violence tragique selon Aristote, celle qui entraîne terreur et pitié, celle que le bourreau exerce contre la victime. À noter que souvent le personnage tragique est tour à tour celui qui fait souffrir et celui qui souffre. Phèdre est victime de « Vénus tout entière à sa proie attachée ». Cette violence culmine dans le dilemme. L’exemple le plus fameux est celui d’Andromaque de Racine où l’héroïne éponyme est déchirée entre sa fidélité à son époux défunt et son amour maternel.
  • La violence pimente psychologiquement, moralement et esthétiquement le conflit.
    Les dramaturges recourent d’autant plus volontiers à la violence qu’elle leur ouvre des perspectives séduisantes.
    La légitimité de la violence est mise en question dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux, Antigone d’Anouilh, Électre de Giraudoux, Les Justes de Camus, Les Mains sales de Sartre…
    « Qu’est ce que la tragédie ? C’est l’affirmation d’un lien horrible entre l’humanité et un destin plus grand que le destin humain ; c’est l’homme arraché à sa position de quadrupède par une laisse qui le retient debout, mais dont il sait toute la tyrannie et dont il ignore la volonté », écrit Giraudoux. Paradoxalement la violence réveille une humanité endormie dans son animalité pour la faire accéder à un surplus de conscience.
    Dans Le Partage de midi de Claudel, la transgression des amants est sublimée esthétiquement dans un langage « sacré » d’inspiration biblique qui veut percer le mystère de la vie, de l’amour et de la mort.
    On pourrait également aborder la notion de catharsis, un effet de « purification » pour Aristote. La représentation de la violence sur scène permettrait aux spectateurs de vivre par procuration les tourments des personnages et de les évacuer. L’art serait donc salutaire pour l’ordre de la cité en détournant la satisfaction des passions mauvaises vers la virtualité de leur expression psychodramatique.

3. Parfois le conflit échappe à la violence quand elle est dépassée, sublimée.

Est-ce que pour autant la violence est inéluctable dans le conflit ?

  • Les personnages peuvent être tentés de fuir comme Laurette. Mais, outre que ce refus d’assumer ou d’affronter ne règle en rien les conséquences ultérieures du conflit, il se trouve que l’univers contraint de la scène est l’image métaphorique de la prison humaine dans la tragédie. Voir Huis clos de Sartre où le couple qui voudrait se constituer ne peut échapper au regard destructeur du tiers. « L’enfer, c’est les autres. »
  • La violence cesse par raison ou saturation.
    Dans L’Avare, le vieillard Anselme renonce à Mariane lorsqu’il découvre qu’elle est sa fille même si, dans la comédie, il faut faire l’impasse sur les invraisemblances liées à la fin heureuse.
    Dans Ubu Roi, Jarry montre comment s’enchaînent le goût du pouvoir et de l’argent, la tyrannie arbitraire et la barbarie généralisée, la ruine d’un pays et la perte des valeurs humaines. Les exactions répétées et grotesques créent le dégoût et le rejet.
    Dans Tartuffe de Molière, c’est l’autorité bienfaisante du roi qui vient rétablir l’ordre et la paix menacés par les manipulations malhonnêtes du faux dévot.
    Dans Phèdre de Racine, le spectateur ne reste pas sur la violence monstrueuse de l’héroïne, mais sur la justice correctrice de Thésée qui a enfin perçu ses erreurs.
  • De plus l’engrenage mortifère des violences n’est pas inéluctable.
    Deux exemples pris chez Corneille :
    Dans Cinna, Auguste domine son désir de se venger et de punir le conspirateur.
    « Je suis maître de moi comme de l’univers ;
    Je le suis, je veux l’être. Ô siècles, ô mémoire !
    Conservez à jamais ma dernière victoire ! »
    Le dramaturge veut magnifier la grandeur du pardon et en faire un gage de paix civile.
    Dans Polyeucte, la violence n’a pas prise sur le jeune chrétien dont le martyr va même convertir son entourage, y compris son bourreau. La violence est devenue grâce.

Conclusion :

Le conflit apparaît bien comme nécessaire à l’intrigue théâtrale, la violence lui est consubstantielle. En effet, la nature humaine est violente, « l’homme est un loup pour l’homme ». Sa mise en scène mimétique au théâtre est donc forcément brutale. Cependant cette violence native y revêt des formes variées allant du langage à la manifestation physique en passant par les manœuvres psychologiques. Bien plus, les écrivains ont perçu tout l’intérêt dramatique (notamment avec la ruse et le dilemme), moralisant et esthétique de son emploi. Il leur est arrivé parfois de sortir du cycle infernal de la violence par le renoncement, la victoire dans la maîtrise de soi ou le pardon, pour ne pas laisser le dernier mot à la bête qui sommeille dans l’homme.
Au terme de ce constat de l’omniprésence du conflit violent dans le théâtre, se pose inévitablement la question de la légitimité de sa représentation. Entre complaisance intéressée et dissimulation irénique, comment nous comporter dans nos choix ? Se ranger à l’avis pessimiste de Gilles Deleuze dans Présentation de Sacher-Masoch : « Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence, et ne font que l’irriter encore plus » ? Ou derrière l’optimisme de Jean-Paul Sartre dans Critique de la raison dialectique : « La violence peut avoir de l’effet sur les natures serviles mais non sur les esprits indépendants » ?

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