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Bac français 2019, séries S et ES – Corrigé du commentaire

Bac de français 2019

Corrigé du commentaire (séries S et ES)

Andrée Chedid, « Destination : arbre », Tant de corps et tant d’âme, 1991.

Destination : arbre

Parcourir l’Arbre
Se lier aux jardins
Se mêler aux forêts
Plonger au fond des terres
Pour renaître de l’argile

Peu à peu
S’affranchir des sols et des racines
Gravir lentement le fût
Envahir la charpente
Se greffer aux branchages

Puis     dans un éclat de feuilles1
Embrasser l’espace
Résister aux orages
Déchiffrer les soleils
Affronter jour et nuit

Évoquer ensuite
Au cœur d’une métropole
Un arbre     un seul
Enclos dans l’asphalte
Éloigné des jardins
Orphelin des forêts

Un arbre
Au tronc rêche
Aux branches taries
Aux feuilles longuement éteintes

S’unir à cette soif
Rejoindre cette retraite
Écouter ces appels

Sentir sous l’écorce
Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies

Cheminer d’arbre en arbre
Explorant l’éphémère
Aller d’arbre en arbre
Dépistant la durée.

Note

1 Les espaces aux vers 11 et 18 sont un choix d’Andrée Chedid.

Proposition de corrigé

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction

Situer le texte à commenter :
Le poème « Destination : arbre » d’Andrée Chedid fait partie du recueil Tant de corps et tant d’âme. Cette œuvre a été publiée en 1991.
Quel est le thème du texte ?
Dans ce texte, Andrée Chedid nous invite à un voyage symbiotique dans les arbres.
Quel est son genre littéraire ?
C’est un poème
Quel est son type ?
de type narratif, descriptif et rhétorique.
Quelle est sa tonalité ou registre littéraire ?
Il développe des registres lyrique et pathétique.
Ses caractères remarquables, thématiques et/ou formels, c’est-à-dire ce qui fonde l’intérêt de l’étude, et ce qui oriente le parcours de lecture ?
La poétesse exprime paradoxalement son empathie avec les arbres sous la forme d’un mode d’emploi dont la neutralité de ton initiale se colore affectivement.
Annonce du plan :
Nous examinerons d’abord comment l’auteur a structuré son poème selon une forme surprenante afin d’exprimer son empathie avec les arbres dans un premier temps, mais surtout de nous partager une expérience mystique dans un second.

Développement

Une invitation au voyage sous forme de mode d’emploi

Andrée Chedid a composé son poème en utilisant la forme d’une notice, d’un mode d’emploi pour nous décrire les étapes de son voyage au pays des arbres.

  • D’abord nous pouvons remarquer que le titre oriente notre lecture. En effet sa forme, « destination : arbre » reprend celle que l’on peut observer sur un tableau de départ dans un aéroport. En outre cet effet est renforcé par le singulier sans article qui efface un peu la matérialité du concept, puis par la majuscule qui ouvre la première occurrence la transformant en symbole ou nom propre.
  • Nous pouvons relever des adverbes, des conjonctions et des prépositions qui ordonnent et balisent l’itinéraire : « Peu à peu », « Puis », « ensuite » et « d’arbre en arbre » (2 fois). Ces mots correspondent à l’organisation en strophes, sauf pour les deux derniers qui ouvrent, par la répétition et la disposition dans la strophe conclusive, sur un voyage sans fin.
  • Le champ lexical du voyage est développé par des verbes de déplacement : « Parcourir », « Plonger », « Gravir », « Rejoindre », « Cheminer », « Explorant », « Aller » et « Dépistant ». La composition en vers libres courts (la plupart de 6 syllabes ou moins), sans ponctuation, favorise l’impression de mouvement.
  • Notons que les nombreux infinitifs ont une valeur injonctive de suggestion ou conseil.

L’expression d’une empathie

Ce voyage est cependant virtuel, accompli par l’imagination. Il a moins une valeur descriptive qu’affective.

  • L’explosion de la vie dans les trois premières strophes

Après le premier verbe qui lance le mouvement, nous trouvons le champ lexical de l’empathie : « Se lier », « Se mêler », « renaître », « Se greffer », « Embrasser », « S’unir », et « Rejoindre ». Nous comprenons que le voyage n’est pas un déplacement à la surface des êtres mais une immersion dans leur intériorité. Il s’agit de « plonger » au cœur du végétal. Chedid suit un chemin conforme à la représentation symbolique de l’arbre, trait d’union entre la terre et le ciel. Son chemin est ascendant : des racines, il suit la sève qui va exploser dans les sommités.

  • La souffrance de la nature en milieu urbain

Cette ascension est suivie d’une régression dans les trois strophes suivantes. Il s’agit d’une immobilisation. Chedid n’utilise plus des verbes de mouvement. Elle décrit, « évoqu[e] » l’arbre en milieu urbain, les adjectifs remplacent les verbes.
Cet arbre est décrit selon une double opposition avec son homologue dans la nature :

  • Solitaire : répétition de « un », renforcé par « seul » et « orphelin » (donc une solitude imposée et subie), sa situation est celle de l’exilé « éloigné » de sa famille, les « jardins » et les « forêts » (notons les pluriels amplificateurs).
  • Prisonnier : « Enclos dans l’asphalte », « Au cœur d’une métropole ». Ici le cœur désigne l’endroit inaccessible et protégé de l’extérieur. Relevons également un renforcement de l’opposition précédente entre la solitude de l’arbre perdu au milieu de la multitude évoquée par la « métropole », l’immense ville.

Cet arbre est ensuite décrit selon le registre pathétique, celui de la souffrance. Tronc, branches, feuilles, tout son être crie de « soif ». Bien entendu cette soif n’est pas que physique, elle est aussi spirituelle dans son appel à la liberté et à la communion avec ses semblables.
Devant la détresse du végétal, le poète ne veut pas rester indifférent, cependant de manière surprenante sa réaction est non seulement décroissante en termes d’intensité : « S’unir », « Rejoindre », « Écouter », mais ces verbes qui traduisent l’affectivité sont paradoxalement à l’infinitif, une modalisation neutre. Est-ce un appel pudique, contenu et dissimulé à un « nous » qui inclurait un je ou l’expression d’une incapacité à vivre vraiment ce qu’éprouve l’arbre ?

Une expérience mystique

La station devant l’arbre solitaire et rabougri est suivie de la reprise du voyage intérieur dans son cœur même pour s’achever en apothéose cosmique.

  • La puissance de la vie

Même dans cet arbre anémié et martyr, la vie a le dernier mot ; sous son apparence maladive, les « sèves » « Captives mais invincibles » continuent de monter.

  • La victoire sur le temps

La puissance de la vie est indiquée sous une autre forme. Le voyage qui se poursuit « d’arbre en arbre » est amplifié par deux expressions « Cheminer » et « Aller » dont la succession marque l’accélération du mouvement. Dans le même temps, le poète suggère d’autres ralentissements intermédiaires avec le verbe « Explor[er] ». Ces stations doivent permettre au poète pèlerin de percevoir « l’éphémère », expression à comprendre sans doute comme la succession des saisons, pour « Dépist[er] la durée », formule surprenante à expliquer. Le verbe dépister peut avoir deux sens, celui de perdre la piste ou celui de découvrir après une analyse minutieuse. Pour notre part, nous pensons plutôt au second. Dans ce cas l’arbre enseigne à celui qui le considère que la vie est cyclique et qu’elle finit toujours par resurgir. La nature aura toujours le dernier mot.

  • Une approche mystique

À y regarder de plus près, ce voyage au cœur des arbres prend une coloration mystique.
En effet il prend son départ dans les profondeurs ténébreuses chtoniennes du sol, dans le secret des racines, pour accéder peu à peu à la lumière. C’est un voyage initiatique de la Terre au cosmos. La sève va permettre au tronc et aux sommités de « Déchiffrer les soleils » et d’ « Affronter jour et nuit » comme les Titans.
Plus intéressantes, deux notations méritent d’être relevées et commentées. la première, « Plonger au fond des terres / Pour renaître de l’argile » renvoie peut-être au livre biblique de la Genèse où Dieu crée l’homme d’un peu de poussière et dont Isaïe 64, 7 précise qu’il s’agit d’argile : « Pourtant, Yahvé, tu es notre père ; / nous sommes l’argile et tu nous as façonnés, / nous sommes tous l’œuvre de tes mains. » Cette interprétation de la parenté entre l’arbre et l’homme est aussi suggérée dans cette seconde expression qui occupe toute une strophe :
« Sentir sous l’écorce
Captives mais invincibles
La montée des sèves
La pression des bourgeons
Semblables aux rêves tenaces
Qui fortifient nos vies »
L’arbre serait donc un frère végétal de l’homme. Comme tel et parce qu’il est une image de nos vies il mérite notre respectueuse admiration.

Conclusion

Ce poème est un étrange voyage, étrange dans son propos et dans sa forme. Il nous offre un lyrisme contenu où, derrière l’absence d’effets, il nous propose la vision optimiste d’une vie qui triomphe des épreuves. On pourrait le lire comme un texte écologiste qui dénonce les excès de l’urbanisation. Pour notre part, nous considérons que ce serait appauvrir le regard admiratif et respectueux que le poète porte sur le mystère de la vie.
Nous avons là un texte caractéristique de la féminité. Il exprime les pulsions de vie caractéristiques des femmes plus en relation dans leur être avec la fécondité de la terre. En ce sens, Andrée Chedid est très proche d’Anna de Noailles, dans « La Vie profonde », mais, à la différence de son aînée, elle suggère plus qu’elle n’impose ses émotions.

Voir aussi