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Marivaux, La Vie de Marianne, incipit

Bac français 2008, série littéraire

Corrigé du commentaire

Objet d’étude : le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde

Marivaux (1688-1763), la Vie de Marianne (1731-1742).

Nous sommes au début du roman.

Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.
   Il y a six mois que j’achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et, dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme. On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui, depuis ce jour-là, n’ont cessé de me dire qu’il fallait le faire imprimer. Je le veux bien, d’autant plus que cette histoire n’intéresse1 personne. Nous voyons par la date, que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ; nous en avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est toujours mieux de supprimer leurs noms.
   Voilà tout ce que j’avais à dire ; ce petit préambule m’a paru nécessaire, et je l’ai fait du mieux que j’ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci.
   Passons maintenant à l’histoire. C’est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle était. C’est la Vie de Marianne ; c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même au commencement de son histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c’est tout.

Quand je2 vous ai fait le récit de quelques accidents de ma vie, je ne m’attendais pas, ma chère amie, que vous me prieriez de vous la donner tout entière, et d’en faire un livre à imprimer. Il est vrai que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un style ?
   II est vrai que dans le monde on m’a trouvé de l’esprit ; mais, ma chère, je crois que cet esprit-là n’est bon qu’à être dit, et qu’il ne vaudra rien à être lu.
   Nous autres jolies femmes, car j’ai été de ce nombre, personne n’a plus d’esprit que nous quand nous en avons un peu : les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons ; en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu’ils voient.
   J’ai vu une jolie femme dont la conversation passait pour un enchantement, personne au monde ne s’exprimait comme elle ; c’était la vivacité, c’était la finesse même qui parlait : les connaisseurs n’y pouvaient tenir de plaisir. La petite vérole3 lui vint, elle en resta extrêmement marquée : quand la pauvre femme reparut, ce n’était plus qu’une babillarde4 incommode. Voyez combien auparavant elle avait emprunté d’esprit de son visage ! Il se pourrait bien faire que le mien m’en eût prêté aussi dans le temps qu’on m’en trouvait beaucoup. Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu’ils avaient plus d’esprit que moi.
   Combien de fois me suis-je surprise à dire des choses qui auraient eu bien de la peine à passer toutes seules ! Sans le jeu d’une physionomie friponne qui les accompagnait, on ne m’aurait pas applaudie comme on faisait, et si une petite vérole était venue réduire cela à ce que cela valait, franchement, je pense que j’y aurais perdu beaucoup.


Notes
1 N’intéresse : ne met en jeu aucune personne vivante.
2 Je : ici commence le récit de Marianne.
3 La petite vérole : maladie qui couvre le visage de pustules.
4 Babillarde : bavarde.

Ce corrigé a été rédigé par Jean-Luc.

Introduction

Marivaux Pierre Carlet de Chamblain de Marivaux, écrivain de la première moitié du XVIIIe siècle, est surtout connu pour son théâtre, avec en premier lieu Le Jeu de l’amour et du hasard, mais ses romans, comme Le Paysan parvenu ou La Vie de Marianne, méritent tout autant d’être lus. L’extrait qui nous est proposé constitue le début du second.
Il s’agit d’un texte narratif appartenant au genre romanesque. Situé au début de l’ouvrage ainsi que l’indique le paratexte, il devrait jouer le rôle d’une scène d’exposition, comme au théâtre, renseigner le lecteur sur ce qui va caractériser le récit, et lui donner envie d’aller plus avant dans l’ouvrage.
Si cet extrait recèle des éléments propres à un incipit, il est en outre l’occasion pour Marivaux de solliciter la bienveillance de son lecteur, mais surtout de lui montrer sa perspicacité de moraliste.

1. Un incipit

  1. Des indices spatio-temporels
    1. Cet incipit nous fournit d’abord des indices de situation. Le manuscrit a été trouvé à « quelques lieues de Rennes », dans « une maison de campagne ». Ces indications nous prouvent que l’auteur de cette vie s’est retiré loin de la ville, en province, et que sa biographie a sans doute été rédigée à l’âge mûr.
    2. Cet incipit livre ensuite des indications sur l’époque où se déroule le récit. « Nous voyons par la date que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ». Compte tenu de la publication de la Vie de Marianne en cette première moitié du XVIIIe siècle, ce roman est censé se dérouler pendant les dernières années du règne de Louis XIV.
  2. Ce début nous apprend en outre qu’il sera question d’un roman à caractère autobiographique. Le paratexte donne le titre de l’œuvre : La Vie de Marianne. Ce récit d’une existence est confirmé par Marivaux qui présente le manuscrit trouvé dans l’armoire comme celui d’« une femme qui raconte sa vie ». Celle qui a tenu la plume lui est inconnue. « Elle se nomme elle-même [Marianne] au commencement de son histoire ». Sans transition, la narratrice s’adresse « à une de ses amies dont le nom est en blanc », ici par l’intermédiaire d’un vous (qui au-delà de la « chère amie » est destiné à tous les lecteurs) au moyen d’un « je » qui prend en charge l’énoncé.
  3. Présentation de l’héroïne éponyme
    1. Cette Marianne nous est présentée de manière fragmentaire et discontinue. Le lecteur apprend successivement, au détour d’une phrase, que « nous ne savons qui elle était ». Son prénom semble en fait cacher son identité réelle. « Elle prend ensuite le titre de comtesse ». Un peu plus loin, elle se range avec sa correspondante dans le camp des « jolies femmes ». Enfin, ses contemporains lui ont prêté « de l’esprit ». Ce terme mériterait d’être expliqué. Il signifie réparties à propos, finesse des réponses, acuité du regard, pertinence, maîtrise de la situation, vivacité, absence de timidité, refus du pédantisme, forme du naturel. Cet « esprit » est la qualité demandée pour se faire valoir dans les salons. Le lecteur en déduit que Marianne possède tout pour plaire : à « une physionomie friponne », elle sait joindre une intelligence vive et modeste. Marivaux ne nous livre ainsi que quelques bribes pour mieux nous appâter : intrigué et séduit d’entrée de jeu, le lecteur est prêt à se lancer à la découverte de cette « vie ».

2. En ce début de roman, Marivaux se livre aussi de manière appuyée à une forme de la captatio benevolentiae

  1. Dans un premier temps, Marivaux demande lui-même l’indulgence du lecteur : « je ne suis point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci. »
  2. Dans un second temps, il considère que Marianne est une bonne conteuse, mais il lui fait affirmer aussitôt qu’elle ne saurait s’élever jusqu’à l’écrit : « Il est vrai que l’histoire en est particulière, mais je la gâterai, si je l’écris ; car où voulez-vous que je prenne un style ? ». Cette remarque est reprise un peu plus loin : « je crois que cet esprit-là n’est bon qu’à être dit, et qu’il ne vaudra rien à être lu. » Ces réflexions sont marquantes parce qu’elles montrent combien Marivaux est conscient qu’un récit aussi intéressant soit-il n’est pas suffisant pour constituer un roman. Il faut lui rajouter les choix artistiques de l’auteur. Il y a là un embryon d’esthétique romanesque à la manière des préfaces théâtrales.
  3. Quel est l’effet poursuivi ? S’agit-il de la modestie de l’écrivain qui ne sait si son œuvre sera bien accueillie ou de l’habileté du romancier qui s’efface derrière son personnage, se coule dans sa psychologie et sa manière de s’exprimer pour paraître plus vrai ?

3. Un point de vue de moraliste

  1. Tout de suite, Marianne, porte-parole de Marivaux, s’exprime au sujet de l’esprit des femmes. Avec malice, elle suggère que leurs propos ne sont pas appréciés à leur juste valeur comme ceux des hommes. Marianne, s’appuyant sur son expérience de la vie en société, a « vu » que, suivant leur puissance de séduction physique, les femmes sont écoutées, à défaut d’être entendues. « Nous autres jolies femmes, […], personne n’a plus d’esprit que nous, quand nous en avons un peu : les hommes ne savent plus alors la valeur de ce que nous disons ; en nous écoutant parler, ils nous regardent, et ce que nous disons profite de ce qu’ils voient. » La causticité du propos et sa vivacité sont soulignées, au début, par l’ordre inhabituel des mots proche d’une rupture de construction. La suite constitue, dans un souci de défendre la cause des femmes, une attaque mouchetée contre le manque d’esprit des hommes. C’est aussi une charge contre leur situation dominante et leur propension à n’admettre les femmes qu’au travers du désir qu’elles inspirent.
  2. Pour montrer un peu plus l’injustice faite aux femmes, Marivaux utilise un apologue, celui d’une jolie jeune femme à la conversation enchanteresse frappée par la variole. Le récit en est rendu alerte grâce à la parataxe qui souligne également l’exagération du compliment. Marivaux se plaît aussi à opposer une kyrielle de louanges : « enchantement », « personne au monde ne s’exprimait comme elle », « vivacité », « finesse même qui parlait » (doublée d’une personnification), « les connaisseurs n’y pouvaient tenir de plaisir » (relevée par une emphase affirmée), à une seule expression familière péjorative qui marque le rejet brutal de la malheureuse. Défigurée, elle devient du jour au lendemain « une babillarde incommode », c’est-à-dire une bavarde qui indispose son entourage. Ce changement brutal d’appréciation n’est pas à la gloire de l’intelligence masculine. Pourtant cette leçon reste implicite, et la moralité explicite qu’en tire Marianne est destinée seulement à un usage personnel de modération d’« honnête femme » : « Je me souviens de mes yeux de ce temps-là, et je crois qu’ils avaient plus d’esprit que moi. »
  3. Marianne nous apparaît intelligente, fine mouche, peu encline à s’en laisser compter, consciente de ses charmes en même temps que modeste, courageuse, solidaire de ses sœurs. Marivaux nous présente ainsi de manière indirecte une héroïne attachante avec laquelle le lecteur ne pourra que se solidariser.
Conclusion

Cet incipit constitue donc un pacte de lecture. Le lecteur intrigué, désireux de combler les vides de ce commencement, sait qu’il va suivre les tribulations d’une jeune et jolie personne, intelligente de surcroît, à la forte personnalité. Au gré de ces aventures, il va découvrir une société et ses travers. Marivaux, avec beaucoup d’habileté, s’efface derrière sa créature, pour se montrer fin connaisseur de l’âme humaine et dénoncer sans bruit une société bien dure pour les jeunes femmes, souvent la proie d’hommes sans scrupule. Loin du marivaudage de certaines comédies, mais dans la lignée de la Colonie, son roman se montre plus réaliste et plus contestataire. Beaumarchais saura porter sur scène, dans le Mariage de Figaro, le regard critique de son prédécesseur en faveur de la revendication féministe.

Voir aussi

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