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Littérature 🏷️ Littérature française du XVIIIe siècle

La matière d’Orient dans la littérature du siècle des Lumières

La matière d’Orient dans la littérature française du siècle des Lumières

Un regard orienté

Une étude de Jean-Luc.

L’Orient a exercé une forte attraction sur les écrivains français du XVIIIe siècle. Au moins autant et sinon plus que les terres nouvelles découvertes à l’Ouest. Le Canada de Jacques Cartier, la Louisiane, ou le rouge Brésil de Léry (repris par Montaigne) n’ont pas autant inspiré les auteurs de ce siècle philosophique.
La raison en tient sans doute qu’à l’Ouest s’étendaient des terres vierges et sauvages, certes intéressantes par leur étrangeté radicale, mais peu utiles dans le combat d’idées contre le christianisme. Pour le XVIIIe siècle en effet, l’Amérique (puis l’Océanie) sont apparues en général comme les lieux paradisiaques de la Nature pure et innocente, prolongements ignorés et parallèles de l’âge d’or, loin des carcans de la civilisation.
En fait, traditionnellement les pouvoirs, la culture et le commerce européens avaient été plutôt tournés vers l’Est. L’histoire des siècles passés, les voies terrestres et les échanges dans le  bassin méditerranéen avaient lancé l’Europe vers Jérusalem, le Proche-Orient. Les routes commerciales étaient allées chercher les épices et la soie vers le Cathay. Le souci de se concilier les Mongols avaient provoqué l’envoi d’émissaires diplomatiques1. Marco Polo, issu d’une famille de marchands avait fait rêver avec son Livre des merveilles du monde. Les croisades avaient envoyé pour des raisons religieuses les rustres barons nordiques au contact du monde musulman raffiné. Elles contribuèrent en outre au développement du commerce et des échanges culturels.
Des rivages méditerranéens où était née la religion chrétienne jusqu’aux contrées du lointain Cathay d’où provenaient les richesses, l’Orient avait mobilisé jusque-là les regards.
Au XVIIIe siècle, ce furent donc l’empire ottoman, la Perse, l’Inde et la Chine qui continuèrent d’attirer principalement l’attention des écrivains philosophes.

1. L’Orient et la constitution de l’orientalisme en France

En plus de ces grandes tendances religieuses, commerciales ou culturelles qui conduisirent l’Europe à se tourner vers l’Orient, la France y ajouta des raisons géopolitiques particulières. Cette curiosité pour l’Orient prend en partie ses racines dans la politique étrangère2 voulue par le roi depuis François 1er. Soucieux d’éviter l’encerclement du royaume par les possessions des Habsbourg, ce souverain chercha des alliances pour créer un second front, c’est pourquoi dès 1535, il signa un traité avec les Turcs de Soliman, ce qui scandalisa l’Église catholique. Dès lors, derrière les diplomates, les marchands et savants allaient s’aventurer en Orient.

Les événements économiques et historiques

Le bassin méditerranéen

Depuis la découverte du Nouveau Monde, de l’implantation des comptoirs sur les côtes africaines », le bassin méditerranéen qui se trouve à l’écart des routes commerciales maritimes importantes a perdu une part de son activité. De plus les rivalités militaires et politiques, la piraterie barbaresque ont ralenti les échanges. Venise, Raguse (actuellement Dubrovnik) et Marseille continuent de nouer des affaires avec le Levant malgré les vicissitudes ottomanes. Au XVIIIe siècle, la Méditerranée va connaître un regain d’activité.
Les grandes cités maritimes se survivent tandis que Marseille développe sa zone d’influence et ses trafics. L’Angleterre, qui a compris l’importance stratégique de cette mer, assoit sa puissance sur des villes fortes : Gibraltar, Minorque, Malte jusqu’au Proche-Orient…

La politique française d’Henri IV à Louis XIV

Au XVIe siècle, cette Méditerranée est avant tout sous le contrôle de l’Espagne mais la Porte dont les forces navales sont loin d’être négligeables cherche à la contrer en organisant la piraterie qui opère depuis Alger et Tripoli principalement. Razzias sur le littoral et abordages en mer permettent d’alimenter en prisonniers chrétiens les marchés aux esclaves. Malgré cet environnement troublé, Marseille garde avec les terres ottomanes d’importantes relations commerciales.
Henri IV et son ministre Sully ont recherché de nouvelles relations avec l’empire ottoman. Ils envoient à Constantinople l’ambassadeur François Savary de Brèves qui signe avec Mehmed III de nouvelles Capitulations en 1597 confirmées par le nouveau sultan Ahmet Ier en 1604. Marseille prospère à nouveau et sa Chambre de commerce administre les Échelles du Levant et de Barbarie pour le compte de la monarchie. Les consuls sont toujours nommés par lettres patentes royales mais se montrent très autonomes à l’égard du pouvoir. En particulier ils se livrent à toutes sortes de trafics qui font d’eux tout autant des commerçants que des agents royaux.
Sous Louis XIII, Richelieu crée la flotte du Levant, et encourage le commerce avec les Échelles. Colbert va remettre les comptoirs sous la tutelle de l’administration royale. Seignelay et Pontchartrain, secrétaires d’État à la marine, vont poursuivre cette œuvre en les administrant directement. Un ambassadeur est chargé de représenter la France à Constantinople pour protéger les intérêts français et gérer les conflits entre consuls et marchands. Colbert pousse à la création de compagnies commerciales marseillaises. Louis XIV soutient ces opérations par des interventions politiques comme conciliateur dans les querelles entre chrétiens orientaux. L’empire ottoman n’est plus la puissance hégémonique du bassin méditerranéen oriental.

L’écroulement de la puissance ottomane

En effet les Ottomans se sont assoupis tout au long du XVIIe siècle. L’Égypte qui ne commerce plus avec l’océan Indien végète. Les richesses de l’Afrique noire sont attirées vers les comptoirs de l’Atlantique ce qui entraîne le déclin du Maghreb. Les princes chrétiens balkaniques, vassaux de la Porte, s’émancipent. La Russie orthodoxe poursuit son expansion vers la mer Noire. Les signes extérieurs d’opulence du sultanat de Constantinople, son prestige diplomatique et sa puissance militaire cachent mal les maux qui rongent l’empire :

  • léthargie économique,
  • fonctionnaires corrompus et inefficaces,
  • religion sclérosante,
  • intrigues dans le sérail,
  • cruauté des sultans3

En Méditerranée, les puissances européennes assurent leur implantation par des guerres maritimes intermittentes. En guerre avec l’Espagne, la France aide la Sicile révoltée de 1674 à 1678. L’Angleterre en 1655 envoie sa flotte bombarder Alger et Tunis pour délivrer les esclaves chrétiens, elle acquiert Tanger en 1660. Les galères de Louis XIV pourchassent les Barbaresques. Sur terre, la Porte sait cependant encore profiter des faiblesses européennes. Alors que l’Autriche s’embourbe dans la guerre de Trente Ans, la Turquie conquiert la Hongrie en 1662. Les armées françaises parviennent à arrêter en 1664 les troupes ottomanes à Saint-Gothard. La rupture des accords franco-turcs favorise les visées commerciales de la Hollande et de l’Angleterre qui s’introduisent dans le commerce de Constantinople. En 1683, les Turcs sont obligés de lever le siège de Vienne. Autrichiens, Russes et Polonais imposent le traité de Karlowitz en 1699 qui enlève à la Turquie une partie de ses conquêtes en Europe centrale. La Russie pour sa part atteint la mer Noire, elle étend aussi son influence sur les Balkans et, au-delà, vers la Méditerranée.

Renaissance de la Méditerranée occidentale au XVIIIe siècle

La puissance autrichienne

L’Autriche, par les traités d’Utrecht et de Rastatt est parvenue dans le Milanais, à Naples et en Sardaigne. Grâce à une administration efficace, elle développe à Milan une industrie dont les produits vont s’exporter via Livourne qui va concurrencer Marseille et Naples. Dans l’Adriatique, où elle a annexé la Croatie et la Serbie, elle étend son influence commerciale par Trieste et sa Compagnie d’Orient. Elle a repris la lutte contre la Porte avec Venise, les États pontificaux et le Portugal. Le traité de Passarowitz en 1718 entérine sa poussée dans les Balkans.

Le « grand jeu » anglais

L’Angleterre, solidement implantée sur le rocher de Gibraltar, développe son commerce vers le Levant. Les pays méditerranéens servent à créer une menace de diversion sur le flanc sud de la France, le grand rival industriel et colonial. Elle surveille les avancées de l’Autriche et de la Russie qui grignotent peu à peu l’Empire ottoman entré dans une spirale de démembrement.

Dislocation de l’Empire ottoman

La Porte éprouve beaucoup de mal à faire reconnaître sa suzeraineté sur les régences barbaresques et sur l’Égypte. La capitale, Constantinople, voit grandir l’influence des Grecs dans l’administration impériale. Les Balkans sont soumis au travail de sape des agents autrichiens et russes qui excitent le nationalisme séparatiste des peuples asservis. Catherine II de Russie conquiert la Crimée, elle revendique Constantinople, ville berceau de l’orthodoxie. Pendant le conflit de 1770, elle envoie une flotte russe qui détruit l’escadre turque à Tschesmé en Asie Mineure. Cette victoire sur mer oblige le sultan à ouvrir les détroits aux bateaux de commerce russes. Dès lors, la Méditerranée accueille les Russes comme les Anglais. Les premiers en profitent pour soulever les peuples balkaniques au nom de l’orthodoxie. Pendant la crise ouverte par la Révolution française, ils tentent de remplacer la tutelle française sur l’ordre de Malte et ses îles, essayant par là de s’approprier l’important réseau d’intérêts stratégiques, économiques et culturels qui en avait résulté.

Les revirements français

Depuis François 1er, la France a cherché à créer une zone d’insécurité à l’est de l’empire des Habsbourg. Elle a continué cette stratégie à l’encontre de l’Autriche, c’est pourquoi elle s’est employée à sauver l’empire du sultan. Cet engagement lui vaut en 1740 le renouvellement des Capitulations, si utiles à son commerce. En 1755, son alliance avec l’Autriche aliène ses relations avec la Porte, aubaine dont profite l’Angleterre pour se poser en protectrice des Ottomans. Jusque-là le commerce à destination des échelles s’est beaucoup développé si bien que les commerçants français ont chassé les Anglais et les Hollandais de la région. L’expansion économique de la France dans le bassin méditerranéen la pousse à obtenir l’accès à la mer Noire, mais Constantinople lui refuse d’accéder aux récoltes stratégiques de blé ukrainien. Cependant la dégradation du pouvoir central ottoman renforce l’autonomie des administrateurs locaux qui imposent des prêts forcés aux commerçants. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la puissance commerciale française décline.

Les compagnies des Indes orientales

Depuis qu’en 1498 Vasco de Gama eut ouvert la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance, les puissances occidentales n’eurent de cesse de garantir leurs avantages politiques et commerciaux sur cette voie maritime. À cette fin se créèrent au cours des XVIIe et XVIIIe siècles plusieurs associations de marchands d’Europe occidentale pour promouvoir le commerce avec l’Extrême-Orient.
Les gouvernements accordèrent à ces associations, en contrepartie des risques encourus, le monopole du commerce des produits, et des privilèges régaliens : acquisition ou conquête de territoires, pouvoirs de battre monnaie, de négocier des traités, de faire la guerre et de rendre la justice.
Nous laisserons de côté la Compagnie hollandaise des Indes orientales qui connut son apogée à la fin du XVIIe siècle, avant de décliner au XVIIIe et de disparaître sous les assauts anglais entre 1780 et 1798.
La Compagnie britannique des Indes orientales fut l’instrument qui constitua l’empire colonial anglais.

La Compagnie britannique des Indes orientales

Élisabeth Ire l’institua par charte le 31 décembre 1600. La Compagnie obtint le monopole du commerce avec l’Asie, l’Afrique et l’Amérique. Dès 1610, elle fonde ses premiers comptoirs en Inde aux environs de Madras et de Bombay, puis concurrence le commerce hollandais en Malaisie, mais doit après l’affaire d’Ambon dans les Moluques concéder aux Hollandais la souveraineté sur les Indes orientales néerlandaises. Après qu’elle a absorbé les compagnies concurrentes, Oliver Cromwell lui concède en 1657 le droit exclusif de commerce avec les Indes. Charles II lui accorde des droits de souveraineté en plus de ses privilèges commerciaux. À partir de 1689, elle commence à s’approprier le sous-continent indien par un quadrillage administratif systématique en créant des « présidences » dans le Bengale, à Madras et à Bombay. Ses activités consistent principalement à ramener la soie, les épices, le coton et l’indigo. Des opérations militaires menées par la Compagnie aboutissent à la défaite de ses rivaux français à Pondichéry en 1761 et confirment la suprématie anglaise en Inde. Le pouvoir politique britannique reprend la main en 1773 en établissant un gouverneur général aux Indes. En 1784, l’Indian Rule institue un ministère chargé de superviser la Compagnie.

La Compagnie française des Indes orientales

Elle est créée en 1664 par Colbert, ministre des Finances de Louis XIV. Elle installe son premier comptoir à Surat en 1675. En 1676, elle fonde son quartier général à Pondichéry. De là elle rayonne vers la Chine et l’Iran. Comme sa concurrente anglaise, elle fait le commerce des cotonnades, des soieries, du thé et des épices. En 1719, elle fusionne avec les Compagnies coloniales françaises d’Amérique et d’Afrique pour devenir la Compagnie des Indes. Dirigée d’abord par le financier écossais John Law, elle subit plusieurs revers en Afrique et en Amérique mais se développe aux Indes, sous le gouvernement de Dupleix de 1742 à 1754. Dupleix essaie de contrecarrer la mainmise britannique sur les Indes. Mais après la prise d’Arcot en 1751 et surtout celle de Pondichéry en 1761, les Français sont chassés de l’Inde méridionale. C’est cette compagnie qui a permis indirectement à Anquetil du Perron de pénétrer les secrets du zoroastrisme et de l’hindouisme.

Les voyageurs :

Reprenons les principaux personnages qui, aux XVIIe et XVIIIe siècles, permirent par leurs relations de voyage de nourrir la curiosité et la réflexion de leurs compatriotes.

François Bernier

François Bernier, (1625-1688), était un médecin de la faculté de Montpellier. Parti aux Indes en 1656, il y devint jusqu’en 1667 le médecin d’Aurangzeb, dernier empereur de la dynastie moghole. Il l’accompagna dans ses campagnes militaires. Il rapporta de son voyage en Orient de nombreux écrits qui marquèrent le début de la vague orientaliste en Europe. Il a aussi contribué à défendre et à faire connaître les thèses sceptiques, matérialistes et pragmatiques de son maître Gassendi. Si ce dernier aspect n’entretient pas de lien avec l’Orient, il permet de comprendre pourquoi son œuvre, y compris ses relations de voyage, a été un des fondements de la pensée philosophique du XVIIIe siècle.

Jean Chardin

Jean Chardin (1643-1713) était le fils d’un riche joaillier protestant. La fortune de ses parents lui permit de recevoir une excellente éducation. De 1664 à 1673, il effectua deux voyages en Orient. Le premier, de 1664 à 1670, le conduisit en Perse et en Inde. À son retour en France, il publia le Récit du couronnement du roi de Perse Soliman III.
En août 1671, il repartit pour la Perse, traversant la Turquie, la Crimée et le Caucase. Il parvint à Ispahan en juin 1673. Après quatre ans en Perse, il se rendit une nouvelle fois en Inde et rentra en France par bateau en 1677.
En 1686, il publia une partie du Voyage en Perse et aux Indes orientales. La relation complète de ses voyages parut à Amsterdam en 1711, sous le titre Voyages de M. le Chevalier Chardin en Perse et autres lieux de l’Orient.

Ces récits de voyage connurent un grand succès en raison de la peinture précise de la Perse.

Jean-Baptiste Tavernier

Jean-Baptiste Tavernier est né en 1605 à Paris. Fils d’un marchand de cartes géographiques, il s’intéressa très vite à des horizons lointains. Après avoir parcouru l’Europe, il entreprend à vingt-cinq ans, en 1630, son premier voyage en Turquie et en Perse notamment en compagnie de deux religieux chargés de mission au Levant. Il rentre à Paris en 1632. Mais ensorcelé par l’Orient, il effectue à partir de 1638 cinq périples qui le conduisent en Syrie, en Mésopotamie, en Inde, à Sumatra, à Java… Ce voyageur est d’abord un commerçant. Il se constitue un immense magot dans le négoce des étoffes et des pierres précieuses. Mais comme Tavernier est protestant, la révocation de l’édit de Nantes le ruine. Il doit s’exiler dans les terres de l’Électeur de Brandebourg, à Berlin. Il essaie alors de reconstituer sa fortune en créant une compagnie des Indes. Il meurt en 1689 au cours d’un voyage en Russie destiné à trouver de nouveaux itinéraires commerciaux. Il a laissé une relation de ses aventures : Les Six Voyages de Jean-Baptiste Tavernier (1681). Ces notes sont d’un grand intérêt géographique et pratique. Elles manifestent l’acuité du regard du marchand. Voltaire, préoccupé de sciences et de philosophie, n’a pas estimé les ouvrages de Tavernier. En revanche Montesquieu s’en est inspiré pour ses Lettres persanes bien qu’il reproche à demi-mot leurs inexactitudes (Lettre LXXII).

Anquetil du Perron

Bien qu’oublié aujourd’hui, cet orientaliste du siècle des Lumières joua un rôle considérable auprès des intelligences éclairées de son temps en les initiant au zoroastrisme et à l’hindouisme. La curiosité des Européens pour les civilisations anciennes d’Orient (Perse, Inde…) avait été éveillée par les premières relations de voyage de Marco Polo et de Vasco de Gama. C’est elle qui entraîna Anquetil du Perron à partir pour l’Inde. Un manuscrit d’un texte zoroastrien en provenance de Surate (ville de l’État du Gujarat) était parvenu à Oxford et laissait à penser que le corpus sacré zoroastrien pouvait encore exister dans l’ouest de l’Inde. En effet la conquête de la Perse par les musulmans aux VIIe et VIIIe siècles avait conduit les zoroastriens persécutés à se réfugier en Inde dans le Sind et dans le Gujarat. Cet exode est à l’origine des communautés parsies, religion dérivée du zoroastrisme. Dans sa quête pour retrouver l’Avesta et autres textes sacrés attribués à Zoroastre, Anquetil du Perron fut donc poussé à parcourir le sous-continent indien et le Bengale.

En 1754, il s’embarque pour l’Inde. Afin de gagner Pondichéry, il s’engage comme soldat dans les troupes de la Compagnie des Indes. En pleine rivalité franco-anglaise, le jeune homme capte la confiance de la communauté parsie de Surate et peut consulter ses livres sacrés. Au cours de son séjour, il rencontre également des lettrés hindous qui lui font découvrir leurs propres textes. Dès 1762, il rentre en Europe avec l’Avesta, texte fondateur du mazdéisme, et plusieurs Upanishads, textes rattachés au védisme ou brahmanisme. Il traduit au cours des vingt années suivantes l’Avesta et les Upanishads. L’Avesta déçut les philosophes, notamment Voltaire. Ils espéraient de Zoroastre qu’ils imaginaient en prophète aryen du monothéisme une aide substantielle pour combattre le christianisme d’origine sémitique. Malheureusement, ils n’y perçurent qu’un texte liturgique et dévot, un « abominable fatras » selon les mots de Voltaire, un recueil de dérives imaginaires bien éloignées de l’usage de la raison, au point de traiter Anquetil du Perron de faussaire.

Les missionnaires

Au début du XIIIe siècle, les Dominicains voient le jour pour lutter contre l’hérésie cathare, puis ce sont les Franciscains envoyés au sud de la Méditerranée.
Les conquêtes des Mongols ont unifié la plus grande partie de l’Asie. Ces vagues d’invasion inquiètent l’Occident qui délègue des ambassades et des frères prêcheurs. Si certains missionnaires sont réduits en esclavage ou martyrisés, d’autres réussissent à convertir des chefs locaux comme le duc Bort en 1223. Après le Concile de Lyon de 1245, d’autres missionnaires suivent les voyageurs qui ont pu parcourir les terres de la Méditerranée jusqu’en Chine à partir du milieu du XIIIe siècle jusqu’à celui du XIVe. Nous pouvons retenir les moines franciscains Jean de Plan Carpin (1245), Dominique d’Aragon, Guillaume de Rubruck (1253), les dominicains André de Longjumeau et Ascelin de Crémone. Jean de Mont-Corvin, en 1289, découvre le royaume chrétien des Ongüt, évangélisé jadis par les Assyriens nestoriens. Il est nommé archevêque de Pékin par Clément V en 1307. Citons encore Odoric de Pordenone (vers 1316-1329), le très célèbre marchand vénitien Marco Polo de 1272 à 1292, le Tangérois Ibn Battuta vers 1345. À l’occasion de ces contacts le catholicisme romain rencontre des chrétiens déportés Géorgiens, Hongrois, Comans, Alains et crée quelques communautés de la mer Noire à la Mongolie et à la Chine, mais ces premières implantations ne dureront pas. En effet, dans un premier temps, les Mongols qui ont envahi la Perse, région déjà islamisée, commencent par protéger les chrétiens, se convertissent jusqu’à donner des métropolites et des évêques. En 1318, le pape Jean XXII crée la province ecclésiastique de Sultanieh au sud de la mer Noire pour administrer la Perse, l’Inde. Pourtant le fanatisme des Mongols convertis à l’islam, la réaction des empereurs Ming à partir de 1368, la peste noire, l’éloignement annihilèrent ces avancées si bien qu’au XVesiècle ces foyers chrétiens avaient presque complètement disparu.
L’annonce de l’Évangile dans des pays éloignés de l’Europe qui présentaient en outre des cultures et des religions fort différentes demandait non seulement des moyens financiers mais aussi une préparation préalable pour ne pas échouer. Dès le XIIIe siècle, des écoles enseignèrent aux candidats les langues et les us des pays à évangéliser. Dans certains couvents espagnols, des rabbins et des oulémas enseignèrent le Talmud et le Coran. Le dominicain Raymond Martin fonda en 1250 une célèbre école de langues, Ramón Lull (1234-1315) mit en place l’enseignement de la langue arabe à l’intérieur de la Chrétienté.
L’expansion de l’Europe dans ses premières aventures coloniales au XVIe siècle entraîne l’Église dans son sillage. Au fur et à mesure que l’Église se renforce, elle souhaite porter l’annonce du salut à toutes les terres connues selon la mission reçue du Christ. Au XVIe siècle sont fondés les Jésuites de saint Ignace de Loyola. Les divers ordres missionnaires vont être chargés de porter la Bonne Nouvelle aux Amériques et en Extrême-Orient. Malgré la chute de Grenade en 1492, la Chrétienté reste prise en tenaille par l’islam et ne peut vaincre la piraterie turque en Méditerranée. Pour s’affranchir des itinéraires de la Route de la Soie contrôlée par la Sublime Porte, autant que pour prendre l’Islam à revers, les souverains ibériques financent des expéditions vers l’ouest. C’est ainsi que Christophe Colomb découvre ce qui sera l’Amérique, en 1492. Comme les princes catholiques ont reçu le monopole de l’évangélisation dans les pays qu’ils explorent et conquièrent, l’histoire des missions va se trouver étroitement liée à celle des antagonismes politiques et commerciaux des royaumes.
Ces découvertes vont bouleverser la Chrétienté. L’extrême-Orient sera le théâtre d’affrontements fratricides entre Espagnols et Portugais dans le Sud-Est asiatique, entre partisans et adversaires des « rites chinois », entre catholiques et Hollandais ou Britanniques protestants. En effet la Réforme a attisé chez ces chrétiens l’envie de rivaliser de zèle pour implanter des foyers de mission. L’annonce de la « Bonne nouvelle » en est freinée. La mission est surtout l’œuvre de religieux franciscains, dominicains, augustins, mercédaires et surtout jésuites qui, à partir de 1545, cherchent à conquérir les âmes en soldats du Christ. Dans cette congrégation, François Xavier et ses successeurs vont évangéliser l’Asie en parcourant l’Extrême-Orient par voie de mer.

Les jésuites

Du milieu du XVIe siècle à celui du XVIIe, il convient de noter le remarquable travail apostolique et humain des Jésuites grâce à leur foi ardente, à leur abnégation4, mais aussi à leur faculté de s’adapter à des cultures très diverses, à leurs connaissances linguistiques et scientifiques. Ils permirent à leurs contemporains de mieux connaître la Chine et l’Inde notamment, grâce à leurs écrits : les Relations, sorte de rapports publiés en France entre 1632 et 1672, et leurs Lettres édifiantes.
Un des sujets qui alimenta la polémique et permit aux Européens de mieux connaître l’Extrême-Orient fut celui des rites chinois. Dans cette querelle, les opposants à la Compagnie de Jésus voulurent y voir une nouvelle preuve de son laxisme. Les Jésuites étaient au fond des enfants de l’humanisme de la Renaissance, ils croyaient que Dieu avait pu se révéler partiellement de manière naturelle à toutes les cultures païennes, aussi militaient-ils en faveur d’une inculturation de la foi catholique pour mieux toucher les populations à convertir. Comme de plus ils admiraient la subtilité des civilisations de l’Extrême-Orient, ils décidèrent de vivre comme des Chinois lettrés dans l’Empire du Milieu.

Le personnage le plus emblématique de la Compagnie fut Matteo Ricci. À sa suite les Jésuites se montrèrent d’excellents sinologues. Leurs compétences en mathématique et astronomie séduisirent l’empereur, fin lettré, au point que l’ordre de saint Ignace fournit des conseillers très écoutés du pouvoir.
« La dispute sur les rites chinois » mit fin à cette influence qui aurait pu changer le cours de l’histoire5. Elle débuta dans les années 1630 pour n’être définitivement réglée qu’en 1742. Quel fut l’objet de la contestation ? D’abord les jésuites, pétris de culture romaine, considéraient que les offrandes faites aux morts n’étaient pas un culte présenté sur un autel mais une simple manifestation de civisme. Ensuite en portant des habits et des noms chinois, ils excitèrent contre eux leurs confrères franciscains et dominicains, qui s’étonnaient de les voir renoncer aux signes de leur ordination sacerdotale. En Europe, leurs adversaires au sein de l’Église, la congrégation romaine pour la propagation de la foi et les Missions étrangères qui furent, à partir du règne de Louis XIV, son docile instrument considérèrent que ces accommodements avec le monde païen pouvaient conduire à une hérésie. Rome tergiversa longtemps, essaya une médiation avec l’empereur Kangxi pour finalement désavouer les jésuites par deux bulles en 1715 et 1742.

Les Missions étrangères de Paris

La fondation de ce séminaire parisien est la conséquence de la venue dans la capitale en 1653 d’un jésuite en mission au Tonkin. Alexandre de Rhodes, celui-là même qui inventa la romanisation de l’alphabet annamite toujours en vigueur, était venu plaider à Rome la nécessité de pourvoir les jeunes communautés chrétiennes d’Asie d’un clergé spécialement formé et indépendant des intérêts commerciaux portugais. Son enthousiasme marqua quelques étudiants et jeunes prêtres lors de son passage à Paris. Plusieurs de ses auditeurs décidèrent d’aller évangéliser l’Extrême-Orient et de participer à la formation d’un clergé indigène. Deux d’entre eux sont nommés évêques par le pape Alexandre VII. Leur désir de s’attacher des auxiliaires efficaces et zélés les conduit à fonder un séminaire spécial en 1663.

Le corps consulaire

La forme moderne de l’institution n’apparaît qu’à partir du XIIe siècle sur les rives orientales de la Méditerranée. En effet les croisades ont engendré d’importants mouvements de biens et de populations. Cette dynamique nouvelle a très vite nécessité un encadrement tant des communautés d’expatriés que des échanges commerciaux. Le consul que nous connaissons aujourd’hui se généralise à travers toute la Méditerranée au début du XIIIe siècle. Aux XVe et XVIe siècles, Malte, l’Angleterre, la Hollande et la Hanse développent à leur tour leur réseau consulaire pour accompagner leur pénétration commerciale. Le statut a connu trois étapes : jusqu’au XVIe siècle, le consul est surtout un juge local ; jusqu’au milieu du XVIIe siècle, il devient le représentant d’un État, c’est la fonction diplomatique qui est mise en avant ; par la suite l’avènement d’une diplomatie permanente le cantonne à des activités commerciales et administratives.
Dans les Échelles du Levant, puis plus tard en Asie, l’existence des communautés expatriées est régie par des « capitulations », des traités conclus entre la Porte et les puissances chrétiennes. Le consul administre sa communauté, exerce la justice, gère la caisse de la colonie, la défend face aux autorités locales, assiste et surveille les nationaux de passage. Il renseigne son autorité de tutelle sur l’activité économique et l’actualité politique. Il sert surtout en Orient d’agent exécutif. Les capitulations ottomanes, concédées pour la première fois en 1535 à François Ier, ont donc entraîné l’ouverture de consulats français sur la façade de l’Asie mineure.
Depuis le XVIIe siècle, on distingue deux sortes de consuls : d’une part les consuls envoyés, sujets de l’État qui les envoie. Ce sont des diplomates rémunérés qui ont interdiction de se livrer au commerce. D’autre part les consuls élus ou non-envoyés qui peuvent être sujets d’un autre État, en particulier des marchands de l’État dans lequel ils officient, Ils ne sont pas rémunérés et sont en contrepartie autorisés à commercer. Ils peuvent être révoqués. Pour la France jusqu’à la fin du XVIIe siècle, ils achètent leur charge.
Ces notables ont fourni aux orientalistes, par leurs relations de voyages, leurs mémoires, leurs traités de géographie, quantité de renseignements, notamment pour la connaissance des pays musulmans.

Les précurseurs de l’orientalisme

Une autre source de l’intérêt pour l’Orient réside dans l’enthousiasme pour les contes. Depuis le XVIIe siècle, une vogue de l’Orient parcourt notre littérature. Les Mille et Une Nuits qu’Antoine Galland avait traduites de l’arabe ont connu un immense succès et ont suscité bien des imitations.

Les conteurs :

Galland

Les contes orientaux anonymes connus sous le titre des Mille et Une Nuits (Alf layla wa layla) ont des origines diverses. Le cœur du recueil nous vient de Perse et de l’Inde, il a été traduit en arabe au VIIIe siècle. Il s’est adjoint des récits égyptiens et turco-mongols pour l’essentiel. Sa traduction en 1704 par Antoine Galland à partir d’un recueil arabe d’auteur inconnu rapporté de Syrie, a créé un fort engouement dans toute l’Europe si bien que l’Occident s’est tourné avec intérêt vers cet Orient mystérieux, cruel et raffiné.
Qu’ont donc apporté ces récits ?

  • Une grande fantaisie : un univers merveilleux comme dans les contes de fée alors à la mode allié à un environnement réaliste qui fait revivre notamment les splendeurs et misères du Bagdad d’Haroun-al-Rachid.
  • Une structure binaire chère au registre merveilleux dans laquelle le Bien finit toujours par triompher.
  • Des récits emboîtés comme dans le Décameron de Boccace et l’Heptaméron de Marguerite de Navarre qui tournent autour de la question centrale de l’amour, mais relatent aussi des épopées guerrières comme dans le roman de chevalerie, des récits de voyages exotiques qui allient courage et malice comme dans l’Odyssée, des quêtes d’objets précieux ou mystiques comme dans certains récits médiévaux, des scènes truculentes comme dans les fabliaux, le tout démultiplié par les talents de la conteuse orientale Shéhérazade.
  • Cette somme de toutes les formes de récits connus utilise des types humains universels et sait parler à l’imaginaire archétypal. Enfin bien des lecteurs ont été envoûtés par cette ouverture sur un Orient voluptueux dont Shéhérazade reste le modèle achevé, mélange de séduction et d’intelligence, ars erotica dont Michel Foucault prétend dans son Histoire de la sexualité qu’il a déstabilisé l’Occident d’alors.
Pétis de la Croix (1653-1713)

Emboîtant le succès de librairie de Galland, François Pétis de la Croix, interprète du roi, professeur d’arabe au Collège royal, publie de 1710 à 1712 Les Mille et un jours dont le titre dit assez la parenté avec l’ouvrage de Galland. Le livre est un recueil de contes arabes, d’après des textes indiens et persans parvenus en langue turque ; Pétis de la Croix a traduit ce matériau, l’a adapté, au besoin réécrit et même pastiché. L’ouvrage a été un temps attribué à Lesage qui, semble-t-il, n’en fut que le relecteur. Il a connu le succès tout au long du XVIIIe siècle. Il relate, selon le schéma inventé par son devancier pour emboîter les récits, l’histoire de Farrukhnaz, princesse de Cachemire, hostile aux hommes et que les contes de sa servante Sutlumemé, distillés jour après jour à l’heure du bain, doivent convertir à l’amour. Le recueil séduit par ses histoires d’amour aux subtiles variations. Ces récits qui mettent en scène des jeunes gens splendides et passionnés manifestent une grande élévation jointe à une cruauté toute orientale. Plus étonnant, ils laissent transparaître, dans une société musulmane verrouillée, un féminisme qui revendique sa liberté de choix dans l’amour et les liens du mariage. De même ils font l’apologie de l’habileté populaire à s’accommoder des rigueurs de la loi coranique.

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres

Une autre raison de l’intérêt plus scientifique porté à l’Orient se situe dans les recherches de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
Cette assemblée à la suite des auteurs de l’Antiquité s’engoue pour l’Égypte ancienne. L’écriture hiéroglyphique attise la curiosité des érudits. Mais le domaine de prédilection reste le monde biblique.
En ce début du XVIIIe siècle, suivant les goûts du public pour la Chine découverte dans les Lettres édifiantes des jésuites, le pouvoir royal fait venir en 1712 un jeune mandarin, Arcadio Hoang-ji, pour qu’il aide à l’établissement en français d’une grammaire et d’un dictionnaire de la langue chinoise. Étienne Fourmont, qui initialement avait succédé à Galland à la chaire d’arabe au Collège de France, devient le collaborateur de ce jeune lettré jusqu’à être autonome lorsque Hoang-ji meurt en 1716. Il publie en 1719 Les 214 clefs de l’écriture chinoise et en 1728 une Grammatica sinica. Nicolas Fréret présente à l’Académie, en 1718, des Réflexions sur les principes généraux de l’art d’écrire et en particulier sur les fondements de l’écriture chinoise. C’est lui qui s’intéresse à la chronologie chinoise et par ce biais aux calendriers orientaux.
Anquetil du Perron (voir plus haut) va redonner un nouvel élan à la connaissance de la Mésopotamie et de la Perse anciennes. Entré à l’Académie en 1765, il partage les livres sacrés parsis ramenés de ses séjours en Orient. Il traduit le Zend-Avesta, fait connaître la tradition zoroastrienne et la langue zende dans ses Recherches sur les anciennes langues de la Perse. Il s’occupe aussi du sanscrit, mais sa traduction des Upanishad est réalisée par le truchement d’une version persane.
Les voyageurs alimentent aussi les travaux de l’Académie par leurs relations de voyage. Les membres élargissent leur intérêt à l’histoire contemporaine.

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Notes :

1 Comme Jean de Plan Carpin envoyé par la papauté ou Guillaume de Rubrouck mandaté par Saint-Louis.
2 Cette alliance avec le Grand Turc a laissé indirectement des traces dès le XVIIe siècle dans nos lettres. Afin de rétablir ses relations diplomatiques avec la France, l’Empire ottoman avait envoyé, en novembre 1669, un ambassadeur, Soliman Aga. Ce plénipotentiaire, méprisant et apparemment peu concerné par les fastes déployés pour l’éblouir, avait irrité Louis XIV. Le monarque demanda donc à Molière, à Lully et au chevalier d’Arvieux, qui avait séjourné en Orient, de travailler à une turquerie satirique afin de donner un divertissement à la cour. Ce projet deviendra la comédie-ballet du Bourgeois gentilhomme.
3 Les mystères du sérail et la cruauté du sultan nous ont valu en 1672 le Bajazet de Racine. L’auteur tragique s’est inspiré d’un fait divers survenu en 1635, quand le sultan Murad IV a ordonné l’assassinat de ses frères Bayezid et Orcan qui auraient pu contester son pouvoir. Racine lui a ajouté plusieurs intrigues amoureuses dans le sérail.
4 Voltaire, leur ennemi déclaré, leur concède dans Le Siècle de Louis XIV qu’ils sont « des hommes qui mènent en Europe la vie la plus dure et qui vont chercher la mort au bout de l’Asie et de l’Amérique. »
5 Il faudra attendre 1938 pour que Pie XII reconnaisse l’erreur d’appréciation commise sur les rites funéraires chinois qui fit sans doute manquer à la Chine sa rencontre avec le christianisme au XVIIIe siècle.

Voir aussi

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