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Littérature 🏷️ Littérature française du XIXe siècle

Mallarmé, « Toute l’âme résumée… »

Mallarmé, « Hommage »

Toute l’âme résumée
Quand lente nous l’expirons
Dans plusieurs ronds de fumée
Abolis en autres ronds

Atteste quelque cigare
Brûlant savamment pour peu
Que la cendre se sépare
De son clair baiser de feu

Ainsi le chœur des romances
À la lèvre vole-t-il
Exclus-en si tu commences
Le réel parce que vil

Le sens trop précis rature
Ta vague littérature.

Stéphane Mallarmé, Poésies.

Pour le commentaire…

Un commentaire de texte de Jean-Luc.

Stéphane Mallarmé Stéphane Mallarmé comme Baudelaire était un fumeur. À la différence de Baudelaire qui fumait la pipe, Mallarmé fumait plutôt le cigare. Le tabac est une substance qui comme le vin ou l’opium favorise l’exercice de la création poétique, c’est du moins ce que pensent ces deux poètes. Mallarmé a donc utilisé la métaphore filée du fumeur de cigare pour faire comprendre ce qu’est sa conception de la poésie. « Hommage » est donc un art poétique.

Fumer est dans ce poème de Mallarmé l’image de la création poétique. Nous pouvons y découvrir comment le poète joue avec les mots pour créer l’imprécision poétique. Ainsi le mot âme désigne tout à la fois l’essence humaine, le principe de toute vie et en même temps, selon le sens étymologique d’anima, le souffle. L’âme est donc l’expiration du fumeur chargé des résultats de la combustion du tabac. Cette âme est aussi le condensé, le résumé de tous les arômes, de l’esprit du cigare. Cette âme monte vers le ciel en ronds savants qui se déforment, se combinent, se remplacent. Cette fumée est une image de la poésie, comme l’encens qui symbolise la prière s’élevant vers la divinité ; ici, il s’agit de l’image plus profane d’une poésie évanescente qui n’a plus les durs contours de la réalité, d’une pensée qui cherche à s’élever au-dessus des réalités terrestres.

Cette fumée est le produit d’une combustion savante. Le cigare est transformé en fumée par « le clair baiser de feu » comme le plomb en or dans le creuset de l’alchimiste, la vile matière en métal précieux par la transmutation philosophale. Les résidus de cette opération sont la cendre. Dans l’ordre poétique, cette mutation est l’imprécision, le flou, le jeu sur les connotations du vocabulaire. Le poète est celui qui transmue le langage ordinaire, les mots de tous les jours en leur donnant une multiplicité d’interprétation seule capable d’engendrer l’émotion poétique. C’est ainsi que le poète passe de la vulgaire romance, qui utilise des mots communs et des sentiments triviaux (dont l’aspect frustre accroche dans l’allitération des R) à la sublime poésie.

Le poème est donc tout à la fois un art poétique en même temps que son illustration. Il est mode d’emploi et application. Il est jeu sur plusieurs registres. C’est un travail ouvragé et intellectuel. Nous y voyons Stéphane Mallarmé appliquer ses principes : « Donner un sens plus pur aux mots de la tribu […] » dans Poésies, Hommages et tombeaux, le Tombeau d’Edgar Poe. Ici le mot pur ne veut pas dire simple mais plutôt passé au creuset, épuré, loin du sens utilitaire du langage commun. En fait il s’agit plutôt de multiplier les sens, d’éveiller des échos par les connotations. La poésie de Mallarmé est tout le contraire de la clarté, c’est un patient travail de labyrinthe, d’erratiques discours, de symboliques renvois pour effleurer le sens caché et mystérieux. C’est à ce prix que peut naître une émotion esthétique, une rencontre de la beauté du monde. Mallarmé cultive l’hermétisme. Il écrit pour quelques initiés. Avec lui, la poésie commence à se couper de son lectorat populaire.

Quelques citations complémentaires sur la conception de la poésie par Mallarmé

  • « Nommer un objet, c’est supprimer trois quarts de la puissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu ; le suggérer, voilà le rêve. »
  • « Peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit. »
  • « Chercher, induisant de symbole en symbole, la raison de la nature et de la vie. »
  • « Suggérer voilà le rêve : c’est le parfait usage de ce mystère que constitue le symbole. »
  • « Il doit toujours y avoir une énigme en poésie. »
  • « Je crois à quelque chose de fermé et caché qui habite le commun. »
  • « Éviter quelque réalité demeurée autour de cette architecture spontanée et magique. »
  • « La poésie est l’expression du sens mystérieux des aspects de l’existence. »
  • « Il n’y a que la beauté et elle n’a qu’une expression parfaite, la poésie. »
Voir aussi

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