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Littérature

Macbeth de Shakespeare

Macbeth1 de Shakespeare (1606)

La furieuse illusion du mal

Une étude de Jean-Luc.
À mon fils Aymeric et à son ami Ferdinand, tous deux étudiants en CPGE.

Introduction : une pièce politique, mais pas seulement

William Shakespeare Trois événements ou causes peuvent nous aider à comprendre pourquoi Shakespeare a choisi le sujet de cette tragédie barbare.

En 1601 le comte de Southampton, son protecteur, est emprisonné. Lieutenant du comte d’Essex, il a pris part à la rébellion de son chef contre le pouvoir royal. À partir de cette année-là, les pièces du dramaturge deviennent sévères, mélancoliques, pessimistes.
La pièce a été jouée (voire utilisée) à l’occasion des fêtes organisées pour le roi Christian de Danemark en visite à Londres. Le roi écossais Jacques VI Stuart est monté sur le trône d’Angleterre sous le nom de Jacques 1er en 1603. Il comptait Banquo parmi ses ancêtres, il était en outre réputé pour son horreur du crime politique. Shakespeare s’est sans doute souvenu aussi d’une petite pièce de vers constituée d’une seule scène récitée en 1605 par trois étudiants d’Oxford à l’occasion de la visite du couple royal dans la ville.
Enfin le public, friand d’action violente, de discours des puissants, de luttes épiques, se régale du spectacle de l’histoire (ici aux confins de la légende) montée sur scène, rendue compréhensible par sa dichotomie entre bons et méchants. La pièce poétisée à souhait doit nourrir son désir d’évasion.
Shakespeare s’est largement inspiré des Chroniques d’Angleterre, Écosse et Irlande (1577) de Holinshed2 dont il a compilé plusieurs épisodes eux-mêmes légèrement adaptés pour correspondre au goût de l’époque, à la bienséance politique due au monarque et surtout à la dramatisation du récit.
Macbeth relate donc une série d’événements qui se sont produits au XIe siècle en Écosse. Pour l’essentiel, Shakespeare a combiné deux récits distincts.
Dans le premier, le roi Duncan avait, par faiblesse, négligé la perception de ses droits auprès de ses vassaux. Banquo, thane de Lochaber, chargé de recueillir les revenus du roi, se vit donc obligé de punir avec sévérité quelques-uns des plus coupables, ce qui occasionna une révolte. Les mutins dirigés par Macdowald reçurent le soutien de mercenaires irlandais, mais ils furent défaits par les troupes de Macbeth. Le vainqueur fit décapiter le cadavre de son adversaire et imposa un lourd tribut aux révoltés. Ainsi assura-t-il sa réputation de cruauté. Peu de temps après, Suénon, roi de Norvège, qui avait mené un raid contre l’Écosse écrasa les troupes de Duncan. Macbeth et Banquo vinrent une nouvelle fois au secours du roi. Ils massacrèrent tous les Norvégiens à l’exception de Suénon et de quelques compagnons qui parvinrent à s’échapper. Ce fut ensuite le débarquement d’une armée de Danois, sous les ordres de Canut, roi d’Angleterre, qui venait venger son frère Suénon. Une fois encore, Macbeth et Banquo défirent les ennemis de Duncan. Quelque temps après Macbeth et Banquo qui se rendaient à Fores pour retrouver le roi rencontrèrent au milieu d’une lande trois femmes bizarrement vêtues et « semblables à des créatures de l’ancien monde » qui promirent la couronne à Macbeth. Banquo récrimina et s’entendit répondre que sa descendance régnerait. Quelque temps après, le thane de Cawdor ayant été mis à mort pour trahison, son titre fut confié à Macbeth, qui commença, ainsi que Banquo, à croire aux prédictions des sorcières et à rêver aux moyens de parvenir à la couronne. Il pouvait l’espérer car la loi d’Écosse stipulait que, si le roi mourait avant que ses fils ou descendants en ligne directe fussent assez âgés pour diriger les affaires du royaume, on élirait à leur place le plus proche parent du roi défunt. Or les fils de Duncan n’étaient pas encore en âge de régner. Mais Duncan désigna, avant l’âge, son fils Malcolm pour lui succéder sur le trône. Macbeth, aiguillonné par sa femme Caithness, vengea l’injustice que le roi lui infligeait. Macbeth ayant assemblé un grand nombre de ses amis qu’il informa de son projet, tua Duncan en 1040, et prit sans difficulté possession de la couronne.
Dans le second, Shakespeare s’est inspiré du meurtre du roi Duffe, assassiné, plus de soixante ans auparavant, par un seigneur écossais nommé Donwald. Duffe voulait protéger le peuple contre les seigneurs oisifs ou malfaiteurs. Il en fit exécuter plusieurs, força les autres à s’exiler ou à exercer un métier. Cette petite noblesse en fut offensée et considéra le roi comme un ennemi indigne de la gouverner. Il se produisit plusieurs révoltes, dont celle de quelques jeunes gentilshommes, parents de Donwald, lieutenant pour le roi du château de Fores. Donwald avait servi fidèlement le roi, il entreprit de demander la grâce de ses parents capturés, ce qui lui fut refusé. Il en conçut un violent dépit. Sa femme, exaspérée contre le roi pour les mêmes raisons, excita son mari et lui montra combien il serait facile de se venger de Duffe lorsqu’il viendrait, comme souvent, loger à Fores, sans autre garde que celle du château, entièrement à leur dévotion. Shakespeare a repris les circonstances du meurtre : ivresse provoquée des chambellans, forfait nocturne, prodiges qui l’accompagnent…
La suite de la tragédie reprend la vie de Macbeth qui, tenaillé par la peur et le remords, se montre cruel. Il assassine Banquo. Il jalouse la puissance de Macduff et tente de le tuer. Macduff, prévenu du danger, passe en Angleterre, pousse Malcolm, qui s’y est réfugié, à venir réclamer ses droits. Macbeth fait massacrer tout ce qui appartient au fuyard. La mort de Macbeth, les prédictions qu’il a reçues et la manière dont elles sont accomplies, sont de même issues de la chronique.

Shakespeare unifie donc les deux récits et leur donne cette coloration magique et tragique si particulière. Il condense les événements, il recourt de manière appuyée au fantastique pour suggérer un au-delà attaché à la perte de l’homme. Il crée surtout un engrenage fatal qui fait surgir les forces obscures sommeillant dans le cœur de tout être. Il examine en tant que dramaturge une question qui va irradier tout le siècle, celle de la prédestination3. L’être humain est-il attaché à une ligne de vie préalablement arrêtée par Dieu ? La liberté individuelle a-t-elle un rôle à jouer dans le salut ? Sous le vernis chrétien Shakespeare découvre les pulsions barbares, la nature violemment pécheresse du couple humain confronté aux illusions corruptrices de l’avoir, du savoir et du pouvoir.

Résumé

Acte 1 : la rapide montée vers le régicide

Acte 1 Scène 1

Trois sorcières annoncent qu’elles ont rendez-vous sur la lande avec Macbeth.

Acte 1 Scène 2

Le roi d’Écosse Duncan, ses fils Malcom et Donalbain s’interrogent sur l’issue de la bataille qui les oppose à des nobles révoltés. Le brave et fidèle Macbeth aidé par Banquo est venu à bout du traître Macdonwald, lorsque le félon sire de Cawdor qui a reçu le soutien du roi de Norvège entre en lice. Macbeth remporte la victoire face à la coalition à force de courage. Duncan ordonne qu’il soit récompensé par le titre retiré au félon Cawdor.

Acte 1 Scène 3

Les sorcières rencontrent Macbeth et Banquo qui reviennent à Forres. Sommées de parler par Macbeth, elles lui révèlent qu’il est déjà seigneur de Cawdor et qu’il deviendra roi. Macbeth en reste interdit tandis que Banquo, moins écrasé par la rencontre, demande que lui soit dévoilé son propre avenir. Ce dernier apprend ainsi qu’il sera plus et moins que Macbeth, qu’il sera la tête d’une lignée de rois sans être roi lui-même. Alors que Macbeth demande des explications complémentaires, les sorcières s’évanouissent. Les deux guerriers se demandent s’ils n’ont pas été victimes d’hallucinations. Surviennent alors deux nobles écossais, Ross et Angus, qui confirment l’attribution du titre de Cawdor à Macbeth. Le général voit ainsi se réaliser la première prophétie des sorcières. Le doute et l’envie commencent à l’empoisonner au point qu’il paraît absent à ceux qui l’entourent.

Acte 1 Scène 4

À Forres, le roi Duncan remercie ses loyaux serviteurs Macbeth et Banquo. Il annonce qu’il va transmettre la couronne à son fils Malcolm et donne rendez-vous à tous à Inverness, chez Macbeth, pour resserrer ses liens avec lui. Cette annonce réveille les sinistres desseins du général.

Acte 1 Scène 5

Lady Macbeth lit une lettre de son mari. Elle s’apprête à soutenir l’ambition de son époux en contrecarrant la « tendresse » qu’elle croit percevoir en lui. Apprenant que le roi doit venir passer la nuit au château, elle invoque les puissances du mal pour obtenir la force de commettre le forfait. Elle recommande à son mari qui vient d’arriver de bannir toute inquiétude et de garder un visage engageant.

Acte 1 Scène 6

Duncan et Banquo se sentent faussement en paix dans le château d’Inverness. Ils demandent l’hospitalité à Lady Macbeth. Le roi et l’hôtesse font assaut de compliments.

Acte 1 Scène 7

Macbeth hésite à passer à l’acte devant l’ingratitude et l’énormité du forfait. Son épouse fustige sa couardise pour forcer sa décision. Elle lui fait miroiter les avantages de l’occasion qui leur livre Duncan. Elle imagine d’enivrer les chambellans du roi pour faire porter sur eux la responsabilité du meurtre. Macbeth donne alors son consentement. Il complète le stratagème en proposant d’utiliser les armes des serviteurs et de barbouiller leurs vêtements du sang de leur maître.

Acte 2 : la nuit du meurtre

Acte 2 Scène 1

Banquo qui ne peut dormir croise Macbeth. L’hôte cherche à endormir la méfiance de son ami. Resté seul, il souffre d’hallucination devant son poignard.

Acte 2 Scène 2

Lady Macbeth, exaltée, vient d’enivrer et de droguer les serviteurs du roi. Elle rencontre son époux hagard, tourmenté par l’acte ignoble qu’il vient de perpétrer. Il a gardé sur lui les armes du meurtre. Sa femme, toujours maîtresse de la situation, lui demande de les ramener dans les mains des chambellans. Terrorisé, Macbeth refuse. Lady Macbeth va donc affronter seule le spectacle du carnage et barbouiller de sang les serviteurs pour qu’ils soient accusés du forfait. Le couple paraît divisé. Macbeth est effondré devant ses mains rougies qui l’accusent.

Acte 2 Scène 3

Macduff et Lennox, deux gentilshommes, viennent frapper à la porte du château de bon matin pour chercher le roi. Reçus par un portier à la langue pâteuse mais néanmoins bien pendue, ils annoncent qu’ils ont perçu des signes étranges dans la nuit avant de découvrir leur maître assassiné. Profitant de la confusion, Macbeth supprime les deux chambellans. Les deux fils du roi, Malcolm et Donalbain, pris de soupçon et craignant pour leur vie, s’esquivent l’un pour l’Angleterre, l’autre pour l’Irlande, tandis que la noblesse décide de se réunir pour délibérer.

Acte 2 Scène 4

Ross, un noble écossais, devise avec un sage vieillard des étranges événements de la nuit. Ils apprennent de Macduff que Macbeth a été sacré roi, que les fils de Duncan qui ont fui sont soupçonnés d’avoir commandité le meurtre. Le succès de Macbeth semble complet.

Acte 3 : le meurtre de Banquo

Acte 3 Scène 1

Macbeth est un roi jaloux de Banquo car il n’a pas oublié la prédiction des sorcières. Il ne peut jouir en paix de son forfait, aussi a-t-il convoqué deux soldats de fortune dont il a exacerbé le ressentiment à l’encontre de son rival. Il leur demande de se venger en assassinant Banquo et son fils Fleance.

Acte 3 Scène 2

Lady Macbeth reproche à son époux de ne pas savoir jouir de son nouveau pouvoir. Il lui répond qu’il se sent menacé par Banquo, mais qu’il a pris ses dispositions pour que cesse le danger.

Acte 3 Scène 3

Trois mercenaires attendent Banquo et Fleance pour les assassiner, mais le fils prévenu à temps par son père réussit à s’échapper.

Acte 3 Scène 4

Macbeth apprend le demi-échec du meurtre qu’il a ordonné. Il a convoqué les seigneurs de sa cour à un banquet nocturne. Au cours de la fête il défie la justice divine en reprochant à Banquo d’avoir décliné son invitation. Le spectre de Banquo apparaît alors pour occuper le siège royal. Macbeth est terrorisé devant cette manifestation surnaturelle qu’il est seul à percevoir et contre laquelle son courage de soldat est impuissant, ce qui lui vaut les sarcasmes de son épouse. Bien entendu l’attitude étrange du roi crée la confusion et insinue le doute dans l’esprit des invités qui abandonnent le château. Macbeth décide de retourner voir les sorcières pour tenter de leur arracher des assurances sur son avenir. De plus il entend s’occuper de Macduff qui n’a pas honoré le roi de sa présence.

Acte 3 Scène 5

Sur la lande, Hécate reproche aux sorcières de ne pas lui avoir confié le destin de Macbeth. Elle annonce que de grands événements vont se produire et que l’aveuglement de Macbeth va le conduire à sa perte.

Acte 3 Scène 6

Lennox et un autre seigneur échangent leurs doutes sur la version officielle des meurtres. Ils se plaignent de la tyrannie exercée par Macbeth. Ils ont appris que Macduff était tombé en disgrâce pour n’avoir pas voulu participer à la fête donnée par le roi. Depuis le rebelle est passé en Angleterre pour rencontrer Malcolm le fils de Duncan, et solliciter l’aide du roi Édouard pour rétablir l’héritier sur son trône.

Acte 4 : autres meurtres

Acte 4 Scène 1

Macbeth est venu retrouver les sorcières dans une grotte pour connaître son avenir. Une série d’apparitions symboliques et prophétiques lui enseignent de se méfier de Macduff. Il apprend qu’aucun humain né d’une femme ne pourra le tuer et qu’il ne sera pas vaincu tant que la forêt4 de Birnam ne s’avancera jusqu’à son nouveau château de Dunsinane. Il en déduit qu’il est en sûreté jusqu’à ce qu’une troisième apparition ne lui montre la descendance de Banquo sur le trône. Ramené à son incertitude, il apprend de Lennox que Macduff s’est enfui en Angleterre. Furieux, il décide de faire passer toute la famille du fuyard au fil de l’épée.

Acte 4 Scène 2

Lady Macduff se plaint à Ross de l’abandon de son mari qui la désigne, elle et son fils, à la colère vengeresse du tyran. Elle dénigre son mari auprès de son fils, mais ce dernier, malgré son jeune âge, répond avec beaucoup de sagesse à la colère de sa mère avant que des hommes de main ne l’assassinent.

Acte 4 Scène 3

Macduff est allé rencontrer Malcolm en Angleterre. Le noble écossais est venu supplier le fils de Duncan de libérer l’Écosse qui gémit sous la tyrannie de Macbeth. Malcolm pense que Macduff lui a été envoyé pour le faire tomber dans un piège aussi décline-t-il ce rôle de sauveur en prétendant qu’il est corrompu par des vices cachés. Puis convaincu par la sincérité de Macduff, il se dit prêt à passer en Écosse avec le général anglais Siward et dix mille hommes. À ce moment survient Ross qui annonce le massacre de toute la maison de Macduff. Ce dernier crie vengeance.

Acte 5 : la fin du couple usurpateur

Acte 5 Scène 1

En présence de son médecin et de sa femme de chambre, Lady Macbeth marche et parle en dormant. Elle se plaint de ne pouvoir enlever les taches de sang sur ses mains et reproche à son mari absent d’être inutilement agité. Son esprit est resté fixé sur la nuit du régicide.

Acte 5 Scène 2

Quelques nobles écossais dont Ross ont décidé de rejoindre les troupes anglaises qui viennent assiéger le château de Dunsinane où Macbeth, de plus en plus isolé, s’est retranché.

Acte 5 Scène 3

Dans son repaire, Macbeth, sûr des promesses données par les sœurs fatales, insulte les couards qui l’abandonnent. Il est devenu capricieux et insupportable, mais sait qu’il a rendez-vous avec son destin. Il s’apprête à faire face avec courage à ses ennemis.

Acte 5 Scène 4

Arrivés dans la forêt de Birnam, les assaillants décident de couper des branches pour dissimuler leur nombre aux espions de Macbeth.

Acte 5 Scène 5

On vient apprendre à Macbeth que son épouse est morte, puis que la forêt de Birnam est en marche. Se doutant qu’il a été trompé par les sorcières, il décide de quitter son refuge pour livrer courageusement bataille.

Acte 5 Scène 6

L’assaut est lancé.

Acte 5 Scène 7

Macbeth cherche à connaître l’adversaire qu’il doit craindre, le combattant qui ne serait pas né d’une femme. Le jeune Siward vient le défier, il est tué. Survient Macduff qui veut venger le massacre de sa famille.

Acte 5 Scène 8

Macduff apprend alors à Macbeth qu’il est né par césarienne. Le tyran comprend qu’il a été dupé par l’enfer et renonce à combattre. Puis, dans un sursaut d’orgueil, il refuse d’être un objet de mépris, il accepte le duel au cours duquel il trouve la mort.

Acte 5 Scène 9

Le vieux Siward se console de la mort de son fils qui a fait face à l’ennemi. Macduff vient présenter la tête de Macbeth au nouveau roi. Malcolm promet de pourchasser tous les complices du tyran.

Les caractéristiques du mal

Shakespeare nous brosse une représentation du mal complexe issue de plusieurs traditions. Il nous la fait découvrir d’abord dans un livre d’images animalières symboliques.

Le bestiaire du mal

Le « porc » que la sorcière égorge (Acte 1, scène 3) provient de la tradition biblique de l’animal impur, habité par les esprits mauvais5. Shakespeare y ajoute l’immolation démoniaque lors des cérémonies du sabbat6.
Le « rat à queue coupée » (Acte 1, scène 3) relève du registre fantastique et de l’horreur : habitant de la terre, il se nourrit d’immondices, détruit les récoltes, pille les réserves alimentaires, se développe très vite et véhicule de redoutables épidémies comme la peste. À bord des navires, il est un hôte indésirable qui inspire la répulsion. L’appendice caudal coupé souligne l’aspect extraordinaire de l’animal, avatar métamorphique de l’ensorceleuse. Shakespeare recourt sans doute à un jeu de mot argotique pour désigner l’indifférenciation sexuelle de la sorcière.

« Le corbeau même est enroué
Qui croasse la fatale entrée de Duncan ». (Acte 1, scène 5)
Cet oiseau est noir, son cri est désagréable, il joue le rôle d’un charognard sur les champs de bataille. Aussi est-il de mauvais augure par son lien symbolique avec la mort.

La nuit du crime, Macbeth évoque « le loup sentinelle et horloge » du « Meurtre décharné ». L’animal est vu comme un prédateur sanguinaire ; il apparaît seul si bien qu’il s’agit peut-être du lycanthrope surgi lors de l’apparition d’ « Hécate la pâle » (Acte 2, scène 1).

La scène 2 de l’acte 2 évoque « la chouette, le sonneur fatal / Pour le bonsoir le plus funèbre. » Dans la tradition populaire, l’ululement lugubre du rapace nocturne annonce la mort. Ce cri en fait un serviteur du destin.

La même scène nous fait entendre le cri des criquets (ou plutôt grillons). Il s’agit d’animaux qui vivent dans la terre et ne sortent que la nuit.

La scène 2 de l’Acte 3 nous présente d’autres spécimens fortement connotés :

  • la chauve-souris qui va hanter les cloîtres, souiller les lieux saints,
  • l’escarbot7 qui sort du fumier,
  • de manière générique, les « noirs agents de la nuit » à la recherche de « leur proie ».

La scène 4 de l’Acte 3 cite les « pies, choucas et corbeaux » que certains devins utilisent pour révéler « l’homme de sang le plus secret ». Ces oiseaux sont non seulement bavards mais possèdent un plumage sombre.

La démonologie de la scène 1 de l’Acte 4 reprend quelques-uns des animaux déjà cités : chauve-souris, chouette, loup. Elle en ajoute quelques autres. Le filtre qui bout dans le chaudron fait appel aux pouvoirs du « chat tigré8 », du « hérisson9 », du « Crapaud qui, sous pavé froid jour et nuit […] / Sue en dormant venin gonflé », du « serpent des marais », de la « salamandre10 », de la « grenouille11 », de la « vipère », du « dragon », du « requin12 dans la mer salée », du « bouc13 », du « tigre », du « babouin14 ». Ces bêtes sont soit voraces, soit venimeuses, certaines ont le sang froid, elles inspirent toutes de la répulsion et des peurs.

Ce bestiaire contribue puissamment à évoquer l’universalité du Mal, sa puissance, ses caractéristiques secrètes, son surgissement imprévu, sa collusion avec les forces surnaturelles, en un mot sa nuisance insoupçonnée. Il aide à créer ce climat fantastique, cette terreur sacrée propre au registre tragique.

Les sorcières

Les sorcières et la lune maléfique (Hécate) permettent à Shakespeare de parfaire cette poésie inquiétante de la démonologie médiévale. Avec elles, il peut jouer sur plusieurs tableaux pour évoquer les puissances infernales. Ces êtres fantasmatiques, indéterminés sont décrits comme un « ça, fripé et fou », une « chose », des apparences ambiguës, inachevées, pas encore libérées de la matière dont elles sont issues, ni femmes, ni hommes. Telles les voit Banquo, celui qui est le moins enclin à être la victime de son imagination :
« Vous pourriez être femmes,
Vos barbes m’empêchent d’interpréter
Que vous l’êtes. » Acte I, Sc3
Dans l’économie dramatique, elles jouent le rôle des Parques, de l’oracle et de l’irruption du destin. Elles profèrent ce qui sera indubitablement et créent à cette occasion l’inéluctabilité tragique.

Mais elles renvoient également aux croyances populaires. Dans la scène 3 de l’Acte I, Shakespeare évoque des êtres sataniques, qui participent au sabbat. Dans la scène 1 de l’Acte 2, « les sorcelleries célèbrent les rites / D’Hécate la pâle ». Tuer les cochons de ceux qui leur ont déplu est une activité favorite des sorcières. Dans la scène 1 de l’Acte 4, elles se livrent à des incantations maléfiques, tournent un filtre puant, visqueux, et convoquent les puissances infernales pour lever un coin du voile sur l’avenir. Par ces notations, Shakespeare atteste que les êtres rencontrés sur la lande sont des créatures possédées. Elles sont aussi les maîtresses du vent, celles qui veulent la perte du marin. Rappelons la tradition de la Bible où la mer est le domaine du mal, où la tempête est le déchaînement des forces mauvaises. Ces sorcières apparaissent dans la tempête et le tonnerre. Elles sont des émanations infernales parce que, après l’impact de la foudre, on sent parfois le soufre, signature démoniaque. Jeteuses de mauvais sort, elles disposent des formules incantatoires qui lient :
« Trois fois pour toi, et trois pour moi,
Encore trois fois faisant neuf fois.
Paix ! car le charme15 va se faire. » Acte I, Sc3
« Doigt gercé », « lèvres séchées », elles paraissent des momies vivantes, elles préfigurent la mort.

Ces créatures surnaturelles sont des émissaires des forces de l’abîme. Elles rendent des oracles lors de leur première apparition comme les bohémiennes, diseuses de bonne aventure. Puis elles convoquent les ombres du futur lors de leur deuxième rencontre avec Macbeth. Ce lien privilégié avec la voyance magique marque leur appartenance au domaine du mal. En effet la divination est maudite car pour le christianisme, l’avenir appartient à Dieu seul. L’homme doit se contenter du présent et du « pain d’aujourd’hui ». S’inquiéter du futur, c’est thésauriser contre la grâce, c’est renoncer à la liberté pour le fatalisme. Lors de la première rencontre, Macbeth se contente d’écouter la prédiction des sorcières tandis que Banquo sollicite une prophétie : « Si vous pouviez voir dans les chaînes du temps ». Lors de la seconde rencontre Macbeth ordonne que lui soit dévoilé son avenir. Ses propos sont violents et blasphématoires, ils défient l’ordre, n’hésitent pas à privilégier le désir de la connaissance fût-ce au prix de la fin du monde. Macbeth sait qu’en recherchant la compagnie des sorcières il vend implicitement son âme au diable.

Au-delà de ces images symboliques ou fantastiques, Shakespeare s’attache à cerner les caractéristiques essentielles du mal : la confusion, l’illusion, la violence, le désordre.

La confusion

Dans l’ordre naturel, il s’agit du moment défini comme « entre chien et loup ». Dès le début, les trois sœurs folles, une des traductions possibles de « The Weird Sisters », profèrent « Le clair est noir, le noir est clair ». Dans ce clair-obscur, les contrastes sont abolis, les valeurs (au sens pictural) se confondent.

La tragédie se déroule dans un monde ténébreux. En effet pour la plus grande part elle a lieu au crépuscule et la nuit. La nuit est le temps des démons qui viennent hanter les rêves des humains. C’est le lieu biblique où l’homme, abandonné à lui-même et aux ténèbres de l’erreur, est voué à la mort. Dans la nuit, Dieu, le Soleil de justice, semble absent, le monde paraît livré au déchaînement sans limite du mal. C’est le temps choisi pour se rendre au sabbat. Psychologiquement, la nuit lève les inhibitions, renforce les peurs, l’insécurité.

Lady Macbeth, en prêtresse démoniaque, décrit la nuit comme un voile tiré sur le méfait et surtout comme une invite à la transgression :
« Arrive donc, épaisse nuit,
Enveloppe-toi des fumées les plus sinistres de l’enfer,
Que mon couteau pointu ne voie pas la blessure
Qu’il fait, et que le ciel sous le couvert du noir
Ne vienne pas épier pour me crier : “Arrête !” »

Chez elle, la confusion prend la forme de l’inversion des valeurs. À la suite de son aïeule Ève, elle s’est approprié l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal pour décréter ce qui est bon.
« Mes mains ont la couleur des vôtres ; mais j’ai honte
De porter un cœur si blanc. » (Acte 2, scène 2)
Ce n’est plus le forfait qui est condamnable, mais la faiblesse de caractère. Cette volonté tendue contre toute limite de la nature humaine ne pourra que rompre dans un effondrement pitoyable.

Dans la scène 3 de l’Acte 2, Shakespeare, avec le personnage du portier, reprend de manière triviale et burlesque la thématique de l’ambiguïté. Le château de Macbeth est devenu « la porte de l’enfer » en raison de la présence du « Double-joueur, qui pourrait jurer dans les deux plateaux l’un contre l’autre, qui a commis assez de trahisons au service de Dieu, et pourtant n’a pu « double-jouer » le ciel ! » Cet equivocator rappelait aux spectateurs la restriction mentale pratiquée par les jésuites du temps, cette casuistique16 qui relativisait les comportements et pouvait aller jusqu’à transformer subtilement un mal en bien. Bien entendu Shakespeare vise sur un mode satirique17 la fausseté du désir, la dénonciation de ceux qui l’exploitent en brouillant la réalité avec l’illusion, la vérité avec le mensonge, la noirceur de leur âme avec l’hypocrite bienveillance.

La scène 2 de l’Acte 4 nous révèle une autre face de la confusion, celle de l’ordre injuste qui fait douter le sujet fidèle. Lady Macduff en est un parfait exemple :
« Je n’ai fait aucun mal. Je me souviens soudain
Que je me trouve en ce bas-monde : où faire mal
Est louable souvent, faire bien, quelquefois
Dangereuse folie ».

Cette incapacité à bien distinguer les choses, les êtres et les valeurs favorise bien entendu les erreurs de perception. Les sens semblent le jouet d’apparences trompeuses que les croyances du temps attribuaient au démon ou à la magie. De la perception erronée à l’erreur d’appréciation morale il n’y a qu’un pas.

L’illusion

Prendre les informations de nos sens pour ce qu’elles ne sont pas, confondre les apparences avec la réalité, voilà l’illusion. Ce que nous percevons n’est parfois que la projection de nos désirs exacerbés. Shakespeare joue habilement de cet aveuglement ou de ces déformations pour fonder le tragique.

L’illusion fondamentale réside dans l’irruption du surnaturel. Ce qui est habituellement caché à nos yeux de chair semble prendre corps sans que l’esprit puisse décider s’il doit y porter foi. Le christianisme est une religion de l’incarnation qui croit en la réalité des corps, les apparitions lui sont donc a priori suspectes.

Les êtres fantomatiques rencontrés sur la lande ont une odeur de soufre. Si leurs contours sont troubles, leurs sentences ne peuvent qu’inquiéter. De fait les sorcières sont en permanence dans l’ambiguïté, leurs propos sont à double sens. Avec elles nous plongeons dans un pseudo mystère, c’est-à-dire que nous devons accepter que leurs propos contradictoires selon la logique se manifestent finalement comme vrais.

Comment peut-on admettre cette prophétie paradoxale d’un Banquo plus petit et plus grand que Macbeth ? Il y a là une énigme qui torture la logique et sollicite l’intérêt du spectateur. Toute l’habileté du dramaturge sera d’apporter une réponse progressive crédible. Le jugement final du spectateur sera en quelque sorte semblable à celui de Dieu qui transcende le temps. Lorsque le fil des vies aura été coupé, que la liberté des individus aura connu son terme, que les illusions de la vie présente auront été dissipées, il restera la vérité profonde des existences : celle de Banquo paraîtra plus glorieuse et plus productive pour l’éternité.

La projection dans le futur lève un voile mais la vision est trouble. Elle doit donc être interprétée et favorise de ce fait l’extériorisation des désirs secrets.

Banquo, dans sa sagesse mesurée et sa confiance limitée à l’égard de la prédiction, l’a bien compris :
« Cela, si l’on y croit,
Pourrait vous échauffer d’espoir vers la couronne » implicitement, il s’agit du feu malsain de l’envie.
« Mais c’est étrange :
Et bien souvent pour nous gagner à notre perte
Les puissances obscures nous disent le vrai,
Nous gagnent par futilités honnêtes, pour nous trahir
Dans les plus graves circonstances. »
Remarquons la métaphore du joueur appâté par de petits gains qui le conduisent à sa perte. Satan est un faussaire avec ses demi-vérités. La tentation est du domaine de l’illusion. La vérité doit être approuvée par la conscience, elle ne peut être le seul fruit des apparences. Rien ne s’impose de l’extérieur. Rien ne viole la volonté libre. L’être doit confirmer que ce qui lui est proposé correspond bien à sa réalité intérieure.
Justement Macbeth veut en rester aux apparences, ne veut pas éclaircir le trouble
« Deux vérités sont dites,
Comme prologue heureux à l’acte qui se gonfle
Du thème impérial. Merci à vous, messieurs.
La sollicitation surnaturelle
Ne peut être le mal, ni le bien. Si c’est mal,
Pourquoi me donna-t-elle le gage du succès
Commençant par la vérité ? Je suis Cawdor.
Si c’est bien, pourquoi dois-je céder à l’idée
Dont l’image d’horreur hérisse mes cheveux
Et fait que mon cœur bien assis frappe à mes côtes
Contre son mode naturel ? Les peurs présentes
Sont moindres que d’horribles imaginations :
Ma pensée, où le meurtre encor n’est que fantasme,
Secoue à tel point mon faible état d’homme
Que la raison s’étouffe en attente, et rien n’est
Que cela qui n’est pas. »

Pourtant il a déjà bien identifié la pensée du meurtre et le trouble physiologique qui en résulte. Il sait dans son for intérieur que la première réalisation n’autorise en rien la venue de la seconde. Il a bien perçu l’envie mauvaise de l’usurpation qui entraîne de facto le meurtre du roi vivant et de ses descendants. C’est bien Adam qui veut s’approprier le fruit de l’arbre du Bien et du Mal. L’illusion satanique est d’inverser ou de confondre les valeurs, d’anesthésier la conscience morale. La fin de l’aparté est tout aussi révélatrice : l’égarement satanique est une perte du sens de la réalité au profit d’une obnubilation illusoire, les biens promis sont de l’ordre du non-être. Le désir est aliénant, il aveugle jusqu’à la dépravation. À la suite de Satan la vérité humaine est aspirée vers le néant, d’où l’effroi du général pourtant habitué aux horreurs de la guerre. Macbeth va quand même choisir d’ignorer ce dernier avertissement.

Le mal se signale aussi par l’exacerbation des sens et les illusions hallucinatoires. Peu avant de perpétrer son crime, Macbeth est perturbé par la vision d’un poignard « procédant d’un cerveau accablé de vapeurs », extériorisation de sa pensée secrète :
« Tu commandes la direction que je dois prendre,
Et l’instrument dont je dois me servir ». (Acte 2, scène 1)
Les « yeux se font les fous des autres sens ». L’esprit obnubilé par le projet criminel ne peut supporter la tension intérieure. Il objective l’insoutenable au risque de la folie. Le criminel doit d’abord vaincre sa répulsion interne. Passer à l’acte est contre nature. Déjà les prémices du crime semblent nécessiter de vivre préalablement la nausée hallucinatoire de la transgression. En même temps, le meurtrier dont les sens sont exaspérés a peur de se trahir. Il est angoissé à l’idée de laisser filtrer des images ou des propos perceptibles à l’extérieur. Les frontières entre le dedans et le dehors lui semblent abolies au point que sa personne lui paraît devenir transparente. Il en arrive à imaginer que les ténèbres ne le protègent plus, que son cauchemar est projeté aux yeux de tous sur l’écran de la nuit. Ajoutons que ces illusions sensorielles se combinent au froid nocturne pour s’opposer à la chaleur de la vie : « Et les mots sur la chaleur d’action soufflent la glace. » Le cauchemar du meurtrier appartient déjà à la mort.

Après le meurtre, Macbeth sursaute au moindre bruit. Il entend des voix accusatrices crier. Les taches de sang paraissent indélébiles au point que tous les océans ne pourraient effacer la trace de l’attentat. Cette hyperbole traduit d’abord l’emballement sensitif. Il souligne également un autre désordre plus profond, la marque infamante du forfait, sa manifestation universelle, son caractère inexpiable.
« Tout l’océan du grand Neptune arrivera-t-il à laver
Ce sang de ma main ? Non, c’est plutôt ma main
Qui rendra les multitudes marines incarnat ». (Acte 2, scène 2)
Rappelons aussi que dans la tradition biblique le sang est considéré comme porteur de « l’âme », c’est-à-dire de la vie. De ce fait il n’appartient qu’à Dieu, maître de toute existence. Il ne peut être versé que dans un sacrifice rituel juste. C’est pourquoi le meurtre est condamné car il répand injustement le sang. Macbeth, accablé par son péché, désespère, oublie l’offre de pardon rencontrée dans Isaïe 1 18 : « Si vos fautes sont rouges comme l’écarlate, elles deviendront blanches comme la neige. » Le mal enferme le coupable dans sa faute jusqu’à la folie, jusqu’au désespoir.

Le sang injuste qui tache les mains va conduire à la compulsion du lavement, marque externe et perceptible de la purification interne. Comme le signe ne correspond à aucune disposition intérieure (de regret et de réparation), il est voué à l’inefficacité.

Le déni de la réalité est une autre illusion psychique. Quand Macbeth ne peut affronter l’horreur du carnage, son épouse va se durcir par la négation de ses sentiments réactionnels. Il n’est pas anodin qu’à chaque fois elle emploie le terme de fou pour dénoncer celui qui se laisse envahir par ses émotions. « Pensée de fou, que dire : vue horrible. »
« On ne doit pas penser
De telle sorte sur de tels coups : cela rend fou. »
« Vous affaiblissez votre noble force à penser
Les choses, si hors de raison. » (Acte 2, scène 2)
C’est effectivement la désorganisation de la psychose qui va envahir son esprit rebelle. Nier la faute contre toute évidence, c’est perdre le sens. Il convient de se souvenir que Lady Macbeth, malgré toute sa volonté, n’a pu accomplir directement le régicide parce que Duncan, dans son sommeil, lui a rappelé son père. L’esprit ne peut se plier à toutes les déviances au risque de se briser.

L’illusion et la confusion culminent dans la seconde rencontre de Macbeth avec les sorcières. Notons d’abord que l’entrevue a lieu, selon la didascalie, dans une « caverne » où brûle le foyer des magiciennes. Ensuite l’invocation aux puissances infernales va produire cinq apparitions successives : « une tête armée », « un enfant sanglant », « un enfant couronné, avec un arbre dans la main », puis la « vision de huit rois » que « suit le Spectre de Banquo ». L’ensemble fait penser, dans le registre fantastique, à l’allégorie platonicienne de la caverne dans le Livre VII de La République. Le spectacle des fantômes invoqués traduit la pénible accession des hommes à la connaissance des réalités ultimes ainsi que la difficile interprétation de ce savoir arraché aux brumes de l’avenir. Le rythme accumulatif des apparitions marque la complexité des possibles en devenir, tandis que la succession des avis provoque correction, contradiction et finalement incertitude. Ici le regard satanique est trompeur, non par ses mensonges, mais par ses équivoques fatales. L’esprit de l’homme avide d’y trouver la réponse à ses désirs distord la réalité obscure pendant que le fantôme assène des vérités incomplètes. La prophétie en forme d’énigme est donc le sommet d’une vérité illusoire par ses changements lorsqu’elle s’inscrit dans l’histoire humaine. En effet la prédiction n’aurait pas été trompeuse si elle avait rendu compte de l’état final. La prophétie est donc le sommet de la confusion parce qu’elle livre au même moment des vérités contradictoires, en fait des états successifs ou des informations tronquées. Face à une telle malignité, l’esprit humain qui s’est avancé imprudemment dans les terres interdites est vaincu par avance. Ainsi conçu le mal ne peut conduire qu’à la déception.

La magie est une autre illusion. Elle est l’illusion de la toute-puissance. Macbeth a reçu son pouvoir de la sorcellerie, du moins sa prise de pouvoir a découlé de la prédiction. De ce fait, le général a reçu une illusion de pouvoir. Le nouveau roi règne par la contrainte, il ne règne pas sur les cœurs. Macbeth est obéi par crainte et non par amour. Sa charge l’habille comme une dépouille sans noblesse :
« Ceux qu’il commande agissent seulement sur commande,
Rien par amour ; et maintenant il sent son titre pendre lâchement sur lui
Comme la robe d’un géant, sur un nain voleur. » (Acte5, scène 2)

Ce monde ténébreux est non seulement illusoire, il est de plus violent.

La violence

La tonalité agressive nous est donnée dès le début par le déchaînement sur scène de la pluie, de l’orage, des éclairs, des coups de tonnerre. Il sert de cadre à l’irruption du fantastique qui vient troubler la paix toute relative des existences humaines.

La pièce baigne dans les conflits armés : elle commence par la guerre de Duncan contre les seigneurs félons, elle finit provisoirement par celle de Malcolm contre l’usurpateur. La mort réclame sans cesse son tribut : mort sur le champ de bataille, mort infligée aux coupables, assassinats, suicide… Le trépas est obtenu par le poignard, l’épée. Il se signale par l’horreur du sang versé ou par le trophée de la tête séparée du tronc.

On pourrait ajouter la férocité des supplices, des tourments intérieurs.

Notons en outre que la magie est elle aussi une forme de brutalité. Les sorcières prennent le contrôle des volontés, elles pratiquent des cérémonies d’envoûtement, préparent des filtres, interdisent le dialogue avec les apparitions. Cette violence exercée à l’encontre des libertés apparaît aussi dans l’arbitraire des décisions du nouveau roi.

Cette inhumanité latente est particulièrement symbolisée par Lady Macbeth. La femme qui traditionnellement représente la douceur, l’amour et la vie par sa maternité est ici hystérique. Elle se rattache à toutes ces figures cruelles de femmes contre nature : Némésis, Kâli, Hécate, Agrippine… Malcolm la traite à la fin de « démon de reine ».

Le désordre

Le premier désordre est l’irruption du surnaturel. Macbeth est un parent d’Hamlet : tous les deux se demandent quel crédit accorder à ces étranges apparitions. Elles viennent déranger le cours ordinaire de la vie, elles réclament une réponse, elles détruisent la paix. Shakespeare joue en maître du ressort dramatique de ces événements perturbateurs. L’homme est tiré de sa léthargie pour vivre brutalement un rêve éveillé. Entre vie et cauchemar, réalité et hallucination, il est poussé vers une vérité intérieure qui le fuit. Quand un au-delà inquiétant se mêle de la vie des hommes, c’est pour ouvrir des perspectives abyssales sur des forces obscures.

Dans l’ordre naturel, il s’agit dès le début de « tonnerre », « éclairs » et « pluies » qui sont l’image du déchaînement des puissances infernales attachées à la perte de l’homme. Cette obscurité menaçante, ce feu du ciel terrifiant manifestent une nature qui n’obéit plus à son créateur ou du moins qui exprimerait la colère de Dieu18.

Dès son entrée en scène, Lady Macbeth pose les termes du conflit séculaire entre ordre et désordre, justice et fausseté, réalité et apparences, vérité et tromperie. Le spectateur a l’impression que la parole des sorcières a déchaîné des forces enfouies préexistantes. Leur apparition est menaçante pour le système et les valeurs de cette société médiévale primitive.

Le seigneur féodal est attaché à la loyauté, à l’honneur, à la probité, à la soumission à son suzerain, au devoir d’hospitalité. C’est dans le respect de ces valeurs aristocratiques que le chevalier construit la grandeur de son service, et peut devenir « un parfait homme » de sang royal (Acte 1, scène 4).

Lady Macbeth va proposer un système inversé en tout point qui va faire entrer le désordre dans le monde. Sous la plume de Shakespeare, elle reprend la figure symbolique de la tentation dans le jardin d’Éden quand elle propose à son époux d’être « le serpent » sous « l’innocente fleur ». Ce que Lady Macbeth se propose de faire advenir est un « cela » innommable, un « cela qui crie », un « cela que [son mari] redoute de faire ». La première fonction de la langue diabolique est de rendre audible ce qui était tu, visible ce qui était secret, envisageable, voire acceptable ce qui était refoulé. La prêtresse démoniaque manifeste la face cachée du mal, la chose informe, la confusion originelle qui se dresse contre l’ordre de la création divine.

Ainsi elle oppose exactement la « pire cruauté » à la « pitié […] mouvement sensible de la nature », le « dessein sinistre » à la réalité paisible, le « fiel » au « lait19 », la dissimulation à la vérité intérieure, la nuit au jour.

L’ordre est représenté par une pyramide que le crime de Macbeth va perturber. Au sommet siège Dieu, puis viennent successivement le roi, les seigneurs, les serviteurs, les animaux, le monde végétal et minéral. Cette conception est issue de la création de l’univers selon la Genèse, et complétée par l’institution de la royauté messianique20. Chacun a son rôle dans cet ordre cosmique pour que soit assurée une jouissance paisible.

Le roi Duncan n’est pas seulement un prince, il reprend la fonction du roi biblique. Il nous est d’abord présenté comme un de chef de guerre. Sa fonction première est de garantir la sécurité, la paix sur le territoire qui lui a été confié. Il doit ensuite assurer la cohésion de la société médiévale. Situé au-dessus de tous, seigneurs, prêtres, peuple, il lui appartient de maintenir l’équilibre du royaume. Il n’a de compte à rendre qu’à Dieu dont il est le représentant sur terre, aussi est-il une personne sacrée. Lady Macbeth s’adresse à lui en lui affirmant : « Nous sommes vos adorants » (Acte 1, scène 6). Plus loin, elle reconnaît en lui l’image de son père. Le meurtre du roi se doublera donc d’un sacrilège. Dans la scène 3 de l’Acte 2, Macduff compare l’extermination du roi à la chute du Temple de Jérusalem :
« La destruction a produit son chef-d’œuvre,
Le plus sacrilège meurtre a ouvert
Le temple sacré du Seigneur, et ravi
La vie du sanctuaire. »
Il n’est pas étonnant que, comme représentant de Dieu sur Terre, le roi incarne la grâce bienveillante : « L’amour qui nous accompagne est quelquefois notre ennui », confie Duncan dans la scène 6 de l’Acte 1. Dans la scène 3 de l’Acte 4, le roi Édouard manifeste son caractère sacré par sa thaumaturgie, il soigne des malades que l’art des médecins ne peut soulager21. Le roi montre la volonté divine, il est aussi prophète, prêtre et juge. C’est lui qui choisit son successeur et distribue les mérites, la voûte céleste authentifie sa mission, il habite la lumière :
« Mais les signes de noblesse ainsi qu’étoiles brilleront
Sur tous les méritants… » Acte 1, scène 4
Par opposition l’usurpateur potentiel marmonne :
« Étoiles, cachez vos feux,
Que la clarté ne puisse voir mes désirs profonds et noirs. » Acte 1, scène 4
C’est que le mal a besoin de l’obscurité pour cacher ses sinistres desseins. Macbeth sait qu’il a choisi le camp du Prince des ténèbres.

Macbeth va perpétrer un acte horrible parce qu’il transgresse toutes les conventions du pacte social et religieux : lien familial, lien d’autorité, protection due à celui qui vient demander l’accueil avec confiance. L’hospitalité accordée, valeur forte proche du droit d’asile, est bafouée. Le meurtre attente au droit sacré de la vie qui n’appartient qu’à Dieu :
« Il est ici sous double garantie :
En premier je suis son parent et son sujet,
Deux forces contre l’acte ; et puis je suis son hôte
Qui devrais contre ses meurtriers fermer la porte ». (Acte 1, scène 7)

Macbeth crée un autre désordre par le meurtre usurpateur. Il dévoie la royauté de sa fonction religieuse, celle du service. Le général, sous l’influence de sa femme, n’y voit qu’honneur, richesse, gloire, satisfaction de ses appétits personnels. Le roi est pour le couple celui qui dicte sa loi égoïste au détriment de ceux qu’il devrait gouverner avec mesure, équité et sagesse.

La nuit du régicide est marquée de signes étranges. Tout l’ordre cosmique est bouleversé par l’attentat22. Ces phénomènes sont « contre nature / Comme l’action qui fut faite ». Ils sont soit funèbres : ululements de « l’oiseau des ténèbres », « lamentations dans l’air », « étranges cris de mort » ; soit manifestent « d’horribles rébellions » comme la chute de cheminées, les tremblements de terre, le jour qui refuse de succéder à la nuit, le faucon frappé et tué par une chouette, les chevaux royaux repartis à la vie sauvage « comme s’ils voulaient faire / La guerre à l’espèce humaine », puis qui « se sont dévorés entre eux » (Acte 2, scène 4). Il y a correspondance entre l’ordre naturel et surnaturel, entre le monde visible et invisible. Macbeth ne maudit pas autrement dans la scène 2 de l’Acte 3 :
« Que soit rompu l’ordre des choses,
Que souffrent les deux mondes ! »

Un des premiers troubles psychiques ressentis par le meurtrier est la perte de la paix intérieure : « Ne dormez plus ! Macbeth a tué le sommeil. » (Acte 2, scène 2) Pourtant l’expression dépasse la seule personne de l’assassin. Certes il ne peut plus fermer les yeux sous peine de revoir les images mentales de son crime, mais il sait aussi confusément que désormais s’abandonner au repos c’est risquer d’être la victime d’un attentat. En transgressant la loi sacrée de l’hospitalité, il a créé l’insécurité absolue, il a ramené l’humanité à un état bestial et cruel.

Dans la scène 2 de l’Acte 3, Macbeth décrit très bien ces désordres intérieurs :
« Plutôt que nous mangeant dans la crainte et dormant
Sous le tourment de ces terribles rêves
Qui la nuit nous secouent : mieux d’être avec les morts
Que nous pour gagner notre paix,
Nous envoyâmes à la paix,
Qu’être couchés sur la torture de l’esprit
En furieuse folie. »
Nous retrouvons là ces considérations sur les rapports entre le sommeil et la mort, entre les cauchemars et l’enfer que déjà Hamlet soupesait dans son indécision. Le bourrèlement conduit ainsi peu à peu à affaiblir le désir de vivre chez le criminel.

Chez Lady Macbeth, les désordres psychologiques sont de deux sortes : la compulsion maladive du lavement des mains et le somnambulisme, qui se manifeste par une marche inconsciente, un délire verbal. Dans cette maladie, l’esprit a perdu son contrôle sur le corps, le mal a rompu l’unité de la personne humaine. Ces troubles psychosomatiques révèlent les correspondances étroites entre l’organisme et l’âme. Le médecin, dans la scène 1 de l’Acte 5, rend son diagnostic : « des actes non naturels / Créent des troubles non naturels », ajoutant ensuite : « Plus que du médecin, elle a besoin du prêtre ».

Ces manifestations du mal vont s’incarner puissamment dans un couple. En effet, à l’image de la Genèse, le Mal ne peut se révéler dans toute sa malignité que dans l’interaction des différences complémentaires, du double qui ne fait qu’un, pour que s’accomplisse l’œuvre d’anéantissement.

Le couple humain pécheur : Macbeth et son épouse

Macbeth se définit d’abord comme un ambitieux. Il emploie à son égard l’image du fougueux destrier, « L’ambition voltigeante et dépassant son propre but, / Qui verse de l’autre côté » (Acte 1, scène 7). Cette force aventureuse et déstabilisante est contenue, du moins au début, par une prudence et un bon sens que nous pourrions qualifier de politiques. Le général sait qu’aller trop loin menacerait une carrière jusque-là bien maîtrisée. C’est un réaliste qui s’ancre dans le présent concret et se méfie des incertitudes illusoires du futur. Une première rêne est lâchée quand les sorcières lui dévoilent un pan de l’avenir. La question est alors pour lui de savoir discerner le vrai du faux dans les brumes de lendemains éloignés, et combien de temps va prendre la réalisation de la prophétie. La nomination inattendue au titre de Cawdor atteste non seulement la véracité de la prédiction mais l’incite à penser que les délais pour l’accès au trône vont être raccourcis. La deuxième rêne cède lorsque Macbeth apprend que Duncan a désigné son fils Malcolm comme successeur sur le trône. Cette décision rend la prédiction caduque, sauf à recourir au meurtre usurpateur. La troisième rêne cède peu après quand Macbeth apprend la venue du roi dans son château. Il y voit un puissant cadeau du destin qui ne se renouvellera sans doute plus. Son ambition est cependant encore tenue par sa conscience de parent comblé, de chevalier et de chrétien qui lui montre comment le « crime abominable » envisagé va le mettre au ban de l’univers. Il faut l’éperon de la venimosité méprisante de son épouse pour que le destrier de son ambition s’élance en avant de manière éperdue. Macbeth est alors comme le joueur qui, aveuglé par sa donne, par le gain mirobolant, mise toute sa vie dans un coup désespéré. Il est celui qui accepte le pari du destin dans une fuite en avant irraisonnée23.

En fait, bien que la tragédie s’intitule Macbeth, le personnage éponyme ne peut être appréhendé que dans le couple qu’il forme avec Lady Macbeth24. Son incursion dans les territoires maléfiques est un décalque symbolique de celui d’Adam et Ève. Shakespeare reprend en effet le schéma triangulaire de la tentation, lors de la première faute, telle qu’elle est rapportée par la Genèse. Macbeth comme Adam accepte l’ordre voulu par Dieu, il sait encore discerner dans son for intérieur le Bien du Mal. Son épouse comme Ève « vit que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable à voir, et très utile pour acquérir la sagesse. » (Genèse 3  6 Bible des peuples) Nous pouvons traduire en termes dramatiques que Lady Macbeth a tout de suite vu le profit, la gloire et le pouvoir de la royauté ; elle a perçu que, placée au sommet de la hiérarchie, elle pourrait décider de ce qui serait désormais bien ou mal, en d’autres termes conforme à son intérêt. Entre ses mains, (mais contrairement à ce que nous rapportent les chroniques) le pouvoir royal cesserait d’être un service pour devenir une chasse. Immédiatement séduite par l’envie, l’épouse entreprend de retourner son mari. Elle s’en acquitte avec subtilité en touchant l’endroit sensible : elle met en doute la virilité de son époux et son sens de l’honneur. L’orgueil du chef ne saurait résister aux reproches. Ainsi, le péché originel répète son insinuation dévastatrice dans l’histoire humaine. Lorsque le forfait est perpétré, la culpabilité divise le couple, l’homme se montre incapable d’assumer sa responsabilité. Enfin le récit de la Genèse nous indique qu’Adam et Ève se découvrent nus sous le regard de leur créateur. Macbeth et son épouse ont eux aussi l’impression que leur crime les accuse aux yeux de tous.

Lady Macbeth est une virago brûlée d’une énergie farouche. Dans le couple, elle est l’inspiratrice, la force motrice. Elle entretient une conception erronée de la virilité, elle croit que l’essence de l’homme consiste dans le désir brutal, la force déchaînée. De même elle entretient un sentiment fallacieux de l’honneur qui ne consiste jamais à persévérer dans une promesse immorale. Macbeth a beau essayer de corriger sa femme et de la remettre à sa place : « Allons, paix :
J’ose tout ce qui peut convenir à un homme ;
Qui ose plus n’en est pas un. » (Acte 1, scène 7)
Il capitule bien vite devant l’hystérie violente de celle qui tout à l’heure cajolait.

Lady Macbeth a une âme de meurtrière. Sortant du dessein de Dieu, où la femme est associée à l’homme pour donner la vie, Lady Macbeth tend tout son être pour infliger la mort. Dans la terrible invocation aux puissances infernales de la scène 5 de l’Acte 1, Lady Macbeth veut renoncer à toutes les vertus de sa féminité : elle appelle à être absolument « sans [s]on sexe », à être remplie « de la pire cruauté », à posséder un « sang épais », à voir son « lait » transformé en « fiel ». Dans le paroxysme de sa colère délirante tendue jusqu’à la « note soutenue », elle avoue les stridulations de son instinct maternel perverti :
« J’ai allaité et sais
Combien tendre est d’aimer le bébé qui me trait –
J’aurais, tandis qu’il souriait à mon visage,
Arraché le mamelon à sa gencive édentée
Et fait éclater son cerveau, si j’avais juré comme vous
Avez juré. » (Acte 1, scène 7)
De même elle exacerbe l’énergie de son mari défaillant par l’hypotypose frénétique de leur « boucherie » commune.

Cependant le couple ne se montre pas bien habile et convaincant dans son explication des circonstances du crime. Shakespeare a recouru aux Chroniques d’Holinshed mais s’est peut-être aussi souvenu de l’argumentation des Juifs qui voulaient nier la résurrection du Christ. Ces derniers prétendaient que des fidèles avaient enlevé le corps du crucifié pendant que les gardes dormaient25. Comment alléguer un rapt alors que les témoins étaient inconscients ? De même comment accuser du meurtre des chambellans endormis et pris de boisson ?

Le registre tragique

Terreur et pitié

Cette tragédie est marquée principalement par la terreur, celle qu’inspire le déchaînement du mal, celle que nous éprouvons devant le bourreau. Macbeth est un exécuteur qui sacrifie ses victimes à son ambition, à ses peurs ou à sa colère. Il est aussi le tourmenteur de son être intérieur en donnant libre cours à ses fantasmes meurtriers. Son épouse est une harpie qui provoque la répulsion d’autant plus qu’elle cache sa fureur sous un vernis avenant. Ce couple nous fait peur avec ses mains tachées de sang.

En même temps, nous pouvons éprouver pour eux un peu de compassion. Nous comprenons qu’ils se sont condamnés à vivre sur terre une préfiguration des tourments de l’enfer. Victimes de leur aveuglement mais aussi des prédictions fallacieuses de l’au-delà, nous pouvons les plaindre dans leur effroi, leur vertige, leurs souffrances, leur solitude, leur désespoir ou leur folie.

Macbeth est devenu une victime torturée :
« Je suis gorgé d’horreurs ;
L’atroce, familier de mes pensées sanglantes,
Ne peut plus me surprendre. »
Il a perdu le goût de vivre. Son péché l’a conduit au désespoir de l’acédie.
« Ah, je commence à être lassé du soleil,
Et je voudrais que tout l’état du monde fût défait. »
Il est troublé par une vie qui a perdu sa signification, il est hébété devant le vide de son existence :
« Demain, et demain, et demain
Se glissent dans ce pauvre pas de jour en jour
Vers la dernière syllabe du temps des souvenirs ;
Et tout nos hiers ont éclairé les fous
Sur le chemin de la mort poussiéreuse. » (Acte 5, scène 5)

Il est plus facile de plaindre Macbeth, qui est par ailleurs un homme courageux, sensible, plein de doute, que sa diabolique épouse à la volonté inflexible. Si Lady Macbeth n’a que sarcasmes pour son mari hésitant, Macbeth a pitié de son épouse dans la scène 3 de l’Acte 5. Il demande au médecin de la guérir de son « chagrin enraciné », de « cette terrible angoisse ». Lorsqu’il apprend sa mort, il lui dit adieu en des termes attendrissants : « Éteins-toi, petite chandelle ! ». Le guerrier brutal est capable d’amour courtois.

Le spectateur reste cependant marqué principalement par le châtiment de la faute. La tragédie est destinée à dissuader de l’aventure criminelle. Sa poésie barbare remplit une fonction apologétique.

Dans la continuité du Psaume 1, elle développe la semonce : « le chemin des méchants se perdra. » Elle reprend l’objurgation de l’Évangile de saint Luc 9, 25 : « Quel avantage un homme aura-t-il à gagner le monde entier, si c’est en se perdant lui-même et en le payant de sa propre existence ? »

La mécanique infernale

Cette pièce exploite une autre spécificité du registre tragique : elle envisage la liberté de l’homme face à son destin. Macbeth aurait-il pu exister autrement qu’en meurtrier usurpateur ? Dès le début, le spectateur découvre en Macbeth une connivence spontanée avec un désir mauvais préexistant. Macbeth est insatisfait de son sort. Malgré les faveurs royales, malgré sa réputation irréprochable, il donne l’impression de ne pas s’être réalisé complètement. D’autres font ombrage à son ambition et à son désir de gloire. Lorsque les sorcières lui font miroiter la possibilité de coiffer la couronne, il ne délibère pas et découvre en lui avec effroi la présence du désir homicide. Ainsi s’enclenche dès le début la mécanique infernale du péché originel. Le désir mimétique débouche inévitablement sur la mort donnée. La transgression conduit forcément à la mort reçue. L’irruption du surnaturel révèle le secret des cœurs et ouvre la voie de la perdition. Malgré ses peurs immédiatement perceptibles devant l’inconnu, cet ennemi qui se dérobe sans cesse, le courageux soldat entreprend sa descente vers l’enfer. Il y a en Macbeth une conduite très moderne, celle d’un homme qui ne veut rien devoir qu’à lui-même, qui croit se réaliser dans un défi à l’univers, même au prix d’une persévérance destructrice, d’une vertigineuse fuite en avant. Macbeth est le héros de l’illusion d’exister en dehors de sa nature. Il illustre tragiquement le néant d’une existence autoproclamée : « Dieu donna à l’homme un ordre, il lui dit : “Tu mangeras tant que tu voudras de tous les arbres du jardin, mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, ce sera la mort à coup sûr !” » Genèse 2 16-17 Bible des peuples.

Macbeth sait donc parfaitement qu’il se damne :
« C’est pour la race de Banquo que j’aurai souillé mon âme
Mis le remords dans la coupe de ma paix,
Et seulement pour eux mon joyau immortel
L’aurai donné à l’ennemi du genre humain ! » (Acte 3 scène 1)

Mais il fait l’expérience d’une autre forme de la mécanique infernale : la répétition. Non seulement le crime ne donne pas la paix, mais il excite l’inquiétude. Le meurtrier sait fort bien qu’il a transgressé la loi sacrée et s’est mis au ban de l’humanité. Il a perdu aussi toute confiance en ses semblables car d’autres ambitieux hypocrites pourraient attenter à sa personne pour accaparer son pouvoir. Il est donc poussé en avant par une politique de la terre brûlée visant à éliminer les dangers potentiels autour de lui. Sa paranoïa le conduit à répéter le meurtre fondateur, à élargir son champ de sécurité, à accélérer le mouvement de prévention jusqu’à se rendre détestable et à susciter le vengeur ou le concurrent réel qu’il craignait confusément dans ses cauchemars. À cause du ferment de doute mis en son esprit par les puissances ténébreuses, Macbeth englobe dans sa crainte morbide le fidèle Banquo et son fils Fleance, il amalgame la méfiance d’un adulte et l’innocence ignorante d’un jeune enfant simplement coupable d’être le dépositaire d’une promesse. Macbeth va se conduire comme Hérode qui, pour protéger son pouvoir, n’avait pas hésité à massacrer les enfants innocents26 de ses propres sujets.

Ainsi le premier meurtre est amené à libérer la terrible énergie de nuisance qu’il dissimulait en lui. La chaîne du péché27 est tout autant l’engrenage implacable que le lien qui enserre le coupable ; elle fonde l’inéluctabilité tragique, révèle la maladie de la volonté et se confond avec la damnation dans la mesure où le coupable n’envisage jamais de regretter son acte :
« Choses commencées dans le mal
Prennent force en soi par le mal ». (Acte 3, scène 2)

Cette persévérance dans le péché est le signe de l’emprise diabolique. Cette possession est soulignée par le défi que Macbeth adresse au ciel sitôt qu’il en connaît l’issue fatale. La réponse lui est donnée par l’apparition du spectre, signe inhabituel qui traduit la colère, la manifestation de la justice surnaturelle, et une tentative de faire fléchir le criminel. Encore une fois les sarcasmes de Lady Macbeth conduisent son époux à l’endurcissement du cœur.

Lady Macbeth exprime pour sa part d’autres caractéristiques de la mécanique infernale. En premier lieu, il y a l’enfermement : « ce qui est fait ne peut être défait. » La pécheresse n’envisage nulle rémission. Comme envoûtée, elle ne peut recourir à la vertu libératrice de l’aveu et du pardon. Possédée par l’esprit des ténèbres, elle est aliénée. Chez elle on peut noter deux autres aspects particuliers : la répétition devient la compulsion maladive du lavement des mains ; le remords s’extériorise dans le somnambulisme, marche saccadée inhumaine et délire verbal. L’esprit a perdu le contrôle du corps si bien que la personne humaine devient un pantin agité par le mal qui l’habite. La transgression a désorganisé l’intimité de l’être par son pouvoir de nuisance. La faute est trop lourde à porter. La personne est aussi châtiée par la manifestation publique de ce que sa conscience voulait dissimuler. Le somnambulisme est donc la marque d’une justice immanente autant que la clameur d’une innocence bafouée28.

Conclusion : la fureur désespérée du mal

Hécate donne la clé de la pièce dans la scène 5 de l’Acte 3. Pour reprendre un titre de Corneille, on pourrait affirmer que Macbeth est une illusion tragique. L’esprit du mal suscite « des visions fantastiques qui, par la force des illusions, entraîn[ent] Macbeth à sa ruine. Il [brave] les destins, [méprise] la mort, et [porte] ses espérances au-delà de toute sagesse, de toute pudeur, de toute crainte ; et vous savez toutes que la sécurité est la plus grande ennemie des mortels. » Macbeth est donc la tragédie de l’homme insatisfait de son sort, de la créature qui, par un désir furieux de trouver son bonheur, viole le temps d’épreuve voulu par Dieu. Cette pièce rappelle également un autre drame baroque de Calderón, La vie est un songe. Dans les brumes du Nord, dans les sortilèges de la nuit, dans l’esprit enfiévré, la réalité se dissout, les chimères s’extériorisent. Les illusions se dérobent sans cesse aspirant le héros dévoré par son envie vers un anéantissement certain. Dans une lucidité finale, il se rend compte qu’il a été le jouet du destin ou de ses propres fantasmes.
« Qu’on n’écoute plus ces ennemis jongleurs
Qui nous ont enroulés dedans le double sens,
Qui ont mis le mot de promesse à notre oreille,
Et le brisent, à notre espoir » (Acte 5, scène 8)
Tout au long du drame, la mort elle aussi a fait illusion, elle n’a pas été ce tombeau silencieux dans lequel le meurtrier voulait enfouir son forfait. Elle n’a pas donné la jouissance paisible. Elle a corrompu la vie en ne gardant pas les portes de l’enfer verrouillées.

Macbeth est en apparence seulement une tragédie politique au sens où ce ne sont point les forces politiques qui dévastent le royaume, mais la passion criminelle chez un individu dont la conscience est assujettie au mal. La tragédie, pleine de réminiscences bibliques, prend sa racine au centre même de l’âme humaine. Le mal s’immisce dans le cœur, empoisonne la conscience et aliène la raison. Les puissances des ténèbres trouvent de secrètes connivences avec l’intériorité humaine. Elles n’auraient pu corrompre si elles n’avaient rencontré une impureté préexistante en tout homme. De ce vieux fond boueux peut surgir la fureur mauvaise de la transgression qui emporte toute trace d’humanité. La compulsion, la solitude et la folie, puis la mort désespérée sont la rançon de ce déchaînement mauvais. Une lucidité glacée rend le combat intérieur insupportable. Comme dans toute véritable tragédie, la mort est la seule issue par laquelle le héros puisse tenter d’échapper sinon à ses crimes du moins à ses tourments. Existe-t-il cependant une possibilité de rédemption ou un retour à l’équilibre antérieur ? Il semble bien que le pessimisme foncier shakespearien nie toute chance de restauration d’un ordre juste si tant est qu’il ait pu régner par le passé. L’ordre final est lui aussi illusoire. Malcolm, le vainqueur qui n’a pris aucun risque, qui ne s’est pas exposé dans l’assaut final, annonce une nouvelle chasse aux sorcières : « démasquer tous les cruels agents
De ce boucher mort et son démon de reine […]
Nous le ferons selon mesure, temps et place ». (Acte 5, scène 8)
Les trois derniers termes annoncent moins le retour de l’équité que la traque cruelle, glaciale et méthodique. Répression, épuration pour exorciser le mal, le cycle infernal de la violence se perpétue. Le mot de la fin appartient à la mort. La tragédie continue sur une illusion certaine car Malcolm ne sait pas que la royauté va bientôt passer à la descendance de Banquo.

La tragédie nous donne à voir un théâtre en abyme, métaphore d’un monde des apparences. Quand les actes et les paroles ont divorcé, l’agitation furieuse des puissants se décompose dans la prestation dérisoire de l’histrion :
« La vie n’est qu’une ombre en marche, un pauvre acteur
Qui s’agite pendant une heure sur la scène
Et alors on ne l’entend plus ; c’est un récit
Conté par un idiot, plein de son et furie,
Ne signifiant rien. » (Acte 5, scène 5)
Le paradoxe est justement que Shakespeare parvienne à donner consistance à ces gesticulations par sa lucidité cruelle, la compacité barbare de l’action et la puissance métaphorique de son verbe.


Notes

1 Cette étude a utilisé l’édition Livre de poche no 1265-1266, traduction de Pierre Jean Jouve. 
2 Historien anglais, (vers 1525 – vers 1580). 
3 « Ah, si vous pouvez voir dans les graines du temps,
Dire quel grain croîtra, quel grain ne croîtra pas »… Acte I, scène 3
La prédestination est un concept théologique selon lequel Dieu, dans sa grande sagesse, aurait décidé de toute éternité, ceux qui seraient sauvés. La « double prédestination » calviniste y ajoute ceux qui seraient voués à la géhenne. Cette idée est étroitement liée aux débats philosophiques concernant les rapports entre la grâce et le libre arbitre. Dès le Ve siècle, elle a été au cœur de la dispute entre le pélagianisme et l’augustinisme, puis reprise lors de l’opposition entre les jansénistes et les jésuites. Ce concept a été adopté aussi par le protestantisme, au moment de la controverse janséniste. La doctrine de la prédestination est également une tentative de concilier la perspective temporelle de l’existence humaine, qui n’a pas connaissance de son avenir, avec l’éternel présent de Dieu. Il est évident que cette conception est antinomique avec l’idée d’un Dieu-Amour, d’un Dieu qui croit en l’homme libre et veut son bonheur… 
4 Cette mention qu’on retrouve dans les chroniques peut renvoyer aussi à un passage de l’Évangile de Luc 17 5-6 : « Les apôtres dirent alors au Seigneur : "Donne-nous un peu plus la foi !" Le Seigneur répondit : "Si vous avez un peu la foi, gros comme une graine de moutarde, vous direz à cet arbre : Arrache-toi et plante-toi dans la mer, et il vous obéira. » Non seulement la prédiction signifie la quasi impossibilité du phénomène, mais encore son caractère surnaturel par l’intervention de forces que l’homme ne maîtrise pas. 
5 Voir notamment l’Évangile de Marc 5, 11-13 : « Or il y avait là un grand troupeau de porcs qui cherchait sa nourriture dans la montagne. Les démons le supplièrent : "Envoie-nous vers les cochons, nous y entrerons !" Jésus le leur permit. Les esprits impurs sortirent aussitôt et entrèrent dans les cochons, et voici les bandes de cochons qui se précipitent dans le lac du haut de la falaise : elles s’y noyèrent. » Bible des peuples 
6 Voir Maccabées 1, 44 – 47 : « Le roi envoya des messagers à Jérusalem et aux villes de Juda pour y porter ses ordres : il fallait désormais suivre des coutumes étrangères au pays, faire cesser les holocaustes du Temple, les sacrifices et les libations. On devait profaner les sabbats et les fêtes, souiller le Sanctuaire et tout ce qui est saint, élever des autels, des lieux de culte et des temples pour les idoles, immoler des porcs et des animaux impurs. » Bible des peuples 
7 Ce coléoptère est de couleur sombre, comme brûlé au feu. Il possède également des antennes en forme de fourche, attribut satanique dans les traditions populaires. L’insecte est alors le symbole d’une force qui cherche à aiguillonner ou à emprisonner entre ses branches. 
8 Nous aurions pu nous attendre au chat noir traditionnel, mais il semble que l’auteur ait voulu évoquer la parenté avec le tigre, fauve puissant et cruel cité au moins deux fois dans la pièce. 
9 Dans l’iconographie médiévale, le hérisson est un symbole de la gourmandise et de l’avarice. 
10 La salamandre était supposée vivre dans le feu sans y être consumée, de là son appartenance aux domaines infernaux. 
11 La grenouille considérée comme un symbole de résurrection semble ici citée parce qu’elle est apparentée au crapaud et qu’elle est capable de métamorphose. 
12 Rappelons que dans la Bible, la mer est le domaine du mal. 
13 Le bouc est une représentation symbolique du diable dans l’imaginaire médiéval. Avatar du dieu Pan, il incarne les puissances génésiques et désordonnées de l’univers. Dans la Bible, il est de plus l’animal impur que l’on charge des péchés de la tribu. 
14 La tradition affirme que Satan est le singe de Dieu en ce qu’il contrefait l’action divine. Il se donne des pouvoirs qu’il n’a pas pour créer l’illusion trompeuse. De même le primate peut évoquer une caricature de l’espèce humaine. 
15 Au sens fort de sortilège. D’ailleurs Banquo fait remarquer que son « noble partenaire […] en paraît envoûté ». 
16 Pascal reprendra les attaques contre le système moral des jésuites cinquante ans plus tard dans ses Provinciales. De même Voltaire le dénoncera dans l’Ingénu en 1767. La question a agité allègrement deux siècles. 
17 Ici le portier applique l’équivoque entre désir et réalisation aux rapports trompeurs de l’alcool et de la libido. 
18 Il y a là les prémices du jugement dernier, du dies irae, jour de colère où va se manifester la justice divine. 
19 Dans la Bible, le lait est non seulement la substance nourricière, mais aussi le signe de la grâce qui veut le bonheur de l’humanité, un des attributs de la Terre promise. 
20 « Lorsque tes jours seront achevés et que tu te coucheras avec tes pères, j’élèverai après toi ton descendant, celui qui sort de tes entrailles et j’affermirai sa royauté. Lui me construira une maison, et moi, j’affermirai son trône royal pour toujours. Je serai pour lui un père et il sera pour moi un fils ; s’il fait le mal je le corrigerai comme font les hommes, je le frapperai de façon humaine. Mais je ne me détournerai pas de lui comme je me suis détourné de Saül, comme je l’ai rejeté de devant moi. Ta maison et ta royauté dureront à jamais devant moi, ton trône sera ferme à jamais. » Samuel (2e livre) 7 12-16 Bible des peuples 
21 Selon la tradition, les rois de France guérissaient les écrouelles par le toucher. Les souverains britanniques avaient le don de guérir l’épilepsie, les rois d’Espagne exorcisaient les possédés. 
22 Comme pour la mort du Christ, dans l’après-midi du Vendredi saint : « Et voici que le voile du sanctuaire se déchire en deux de haut en bas, la terre tremble, les pierres se fendent » Évangile de Matthieu 27, 51 Bible des peuples 
23 Il n’est pas César qui, au moment de franchir le Rubicon, s’exclame : « Alea jacta est » (Les dés en sont jetés). Le général romain a, pour sa part, mesuré les risques de l’emploi de la force contre la République. Macbeth, lui, se précipite, piqué au vif par les propos dévalorisants de sa femme. 
24 Dans une comédie, on verrait le ridicule des apparences : l’homme fort, maître chez lui, et la femme effacée et soumise ; mais en réalité l’homme qui veut affirmer son autorité à l’extérieur alors qu’il est subtilement conduit par sa femme en privé et capitule devant elle. 
25 Voir l’Évangile de Matthieu 28 11-15 
26 Voir l’Ėvangile de Matthieu 2 1-18 
27 Si la tragédie de Macbeth actualise le mythe du premier couple humain, le meurtre sacrilège commis par le héros est une métaphore du péché originel qui a signifié l’entrée de l’humanité dans une culture de mort. 
28 C’est probablement une reprise de la parole du Christ qui affirme que la vérité ne peut être dissimulée : « s’ils se taisent les pierres crieront » Évangile de Luc 19 40 Bible des peuples 

Voir aussi

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