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Littérature 🏷️ Littérature française du XIXe siècle 🏷️ L’image de la mer dans l’œuvre de Hugo et Corbière

Histoire de la mer dans les lettres françaises avant Corbière

L’image de la mer et des gens de mer dans l’œuvre de Victor Hugo et de Tristan Corbière

Introduction

Une étude de Jean-Luc.

Quelques approches pour une histoire de la mer dans les lettres françaises avant Tristan Corbière1

C’est peut-être au cycle breton qu’il faut remonter pour retrouver la description d’une tempête vraiment vécue ; mais comme les œuvres médiévales seront oubliées pendant quelques siècles, il va se produire un fait curieux : les auteurs ne vont pas renoncer pour autant à décrire des catastrophes maritimes qu’ils n’ont pas vues. Pendant trois siècles, le XVIe, le XVIIe et le XVIIIe, on peut affirmer que la mer sera vue par des terriens, et, qu’à défaut d’expérience, ils se contenteront de copier Héliodore, Homère et surtout Virgile.
Ainsi va se créer une tradition littéraire.

Jusqu’à Bernardin de Saint-Pierre, nous allons retrouver la même sempiternelle tempête, que les écrivains, suivant leur génie, nous présenteront avec plus ou moins de talent. Fénelon sera l’homme qui amènera à sa perfection une telle image de la mer avec Télémaque. Certes il n’est jamais allé voir les lieux qu’il décrit, mais outre la beauté et la clarté des évocations, son principal mérite est d’avoir ouvert l’inspiration romanesque au thème thalassique. Il y aura bien des exceptions, des littérateurs qui essaieront d’échapper à ces descriptions toujours les mêmes, tirées ou inspirées des auteurs anciens. Ainsi Rabelais fait subir une tempête à son héros Pantagruel. Certes l’érudition technique est un peu lourde, et elle fait penser par avance à certaines pages de Victor Hugo ; mais si on sent la fabrication, il n’en reste pas moins que l’auteur de Gargantua a fait un effort de véracité. De même l’étude de Lesage réserverait quelques surprises. Ajoutons qu’aux XVIe et XVIIe siècles, dans les intrigues, la mer apparaît comme événement perturbateur sous la forme traditionnelle du naufrage et du rapt par les pirates barbaresques2.

Le XVIIIe siècle a fait à la mer une place beaucoup plus large que les siècles précédents, mais l’océan n’a pas encore conquis le domaine des lettres, ce qui s’accomplira au XIXe siècle, grâce aux écrivains romantiques. En effet sa place est réservée à des œuvres tout à fait secondaires comme celle du curé Simonnot ou celles de petit-bourgeois obscurs. Il y aura pourtant des poètes qui la célèbreront, mais ils préféreront son aspect tempétueux qui permet d’écrire dans le style de Virgile ou d’Homère. Si on évoque la beauté des flots, leur étendue, leur déchaînement, c’est plutôt comme effet littéraire que comme une vraie appréciation. Ainsi cette place est peu importante par la quantité, et encore plus par la qualité, car les auteurs parlent de la mer sans la connaître et sans chercher une communion intime avec elle. Daniel Mornet peut écrire dans le Romantisme en France au XVIIIe siècle que Diderot « s’émouvait de ces « océans peints à l’huile », des « eaux ondulantes », des flots qui s’éclairent des pourpres du soir ou de l’argent des clairs de lune. Mais il y goûtait surtout, comme tous ses contemporains, les accessoires du mélodrame, les naufragés qui coulent, les mères qui étreignent leurs enfants, les bébés qui dorment au milieu des épaves… » Il semble bien que la mer soit un prétexte à exciter sa sensibilité. Chez Voltaire, elle est le tremplin à de multiples rebondissements. Elle devient alors ingrédient dramatique dans la composition d’une œuvre, car la tempête sur mer n’a pour but que de jeter le voyageur sur l’île déserte. C’est une manie littéraire héritée du commerce des auteurs de l’Antiquité. La persistance de cette tradition gréco-latine produit des effets curieux. Chinard dans l’Exotisme américain dans la littérature française remarque, et cela peut nous étonner, qu’à l’ère des découvreurs de terre vierge, des missions lointaines, « les missionnaires qui avaient été exposés à des tempêtes, les décrivent à la manière de Virgile ».

Cependant l’état d’esprit est déjà en train de changer : l’océan est devenu à la mode autour de 1780, avant que n’apparaissent les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre. Les Parisiens commencent à aller sur les plages contempler l’océan dont ils raffolent. Dans la poésie même, en cette fin de siècle, on peut opposer le tenant de la tradition, Chénier, à des poètes comme Roucher qui tendent à s’en dégager.

Chez Chénier, la mer revêt le double aspect d’une mer tranquille, ensoleillée ou étoilée, dont les murmures viennent ajouter leur charme aux paysages enchanteurs de la Grèce ; ou surtout celui d’une mer démontée qui engloutit guerriers et femmes aimées, Chrysé ou Myrto. C’est la mer homérique dont la fonction est de créer le malheur. Mais cette mer peut noyer sans devenir tempétueuse : il suffit à Myrto de tomber dans le flot pour mourir. Cette mer calme et riante est alors d’autant plus horrible qu’elle est plus hypocrite. C’est une mer qui gronde, c’est une mer où l’on se lance à l’aventure.

Pourquoi, belle Chrysé, t’abandonnant au voile
T’éloigner de nos bords sur la foi des étoiles ?

Mais c’est surtout une mer grecque par la mythologie. Les flots sont hantés par les dieux et les déesses : Neptune, Thétis, les Néréides. Les métaphores sont, elles aussi, dans la tradition antique : « la plaine humide », le « nocher »… Cependant l’horreur de l’eau, l’immensité et la force de la mer, son mystère, ne sont pas ressentis. Rares sont les allusions aux voyageurs modernes : Colomb, La Pérouse, Cook. Et si Chénier parle de la boussole, c’est dans une métaphore précieuse :

Qu’à Colomb pour le nord, révélant son amour
L’aimant nous ait conduits où va finir le jour.

Cela correspond d’ailleurs à l’art poétique de l’écrivain :

Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques.

Curieusement pourtant, on trouve chez lui des airs qui annoncent le grand dialogue hugolien avec l’océan :

Mer bruyante, la voix du poète sublime
Lutte contre les vents et les flots agités
Sont moins forts, moins puissants que ses vers indomptés.

Si on trouve chez Roucher, dans les Mois, cette mer mythologique, mer du chaos, trompeuse, tour à tour désert lumineux et démonté ou bien figé dans la glace, cette description conventionnelle de la tempête, mélange de feu, de vent et d’eau, ces métaphores précieuses qui comparent par exemple les vagues à des rochers mobiles, on trouve aussi, et cela est important, une mer qui nous frappe par sa nouveauté. C’est par exemple la chasse à la baleine, avec ses péripéties décrites curieusement en un style ampoulé et précieux qui jure avec la modernité du sujet. Ainsi chez des auteurs comme Roucher, Marmontel, Mercier dans Mon bonnet de nuit, Malonet dans Les quatre parties du jour à la mer, Delille, Esménard avec La navigation, et chez d’autres poètes didactiques de l’époque, la place faite à l’océan dans la littérature croit rapidement et va devenir définitive avec Bernardin de Saint-Pierre.

L’auteur de Paul et Virginie va jeter un regard de naturaliste sur la faune et les spectacles marins. Il va les dépeindre avec minutie et faire ainsi œuvre quasi scientifique. C’est là ce qui le distingue de ses prédécesseurs ; mais cette qualité est aussi un défaut : l’image qu’il nous présentera, soignée et détaillée, va manquer de poésie ; ce sera l’image d’un voyageur savant et non celle d’un artiste. Le jeune Bernardin de Saint-Pierre a été élevé au bord de la mer, il a vu l’arrivée des grands voiliers et il a été fasciné par les histoires de matelots. À son tour il voyagera, et c’est en 1777 que, pour la première fois, il décrit une tempête dans le Voyage à l’île de France. C’est une image d’après nature où il n’est plus question de dieux et de métaphores latines. Ce qui compte, c’est l’événement dans tout son dépouillement : le réveil en pleine nuit, le tonnerre, le vent, le moutonnement de vagues, les mâts brisés, puis l’apaisement de la mer et le détail des avaries. Ailleurs il décrira les formes des nuages, les poissons qu’il rencontre au large, les teintes du ciel. Mais il est toujours un peu sec devant de tels spectacles. Dans Paul et Virginie, la tempête joue un rôle funeste, déjà elle est cette force maléfique attachée à la perte de l’homme comme dans les romans d’Hugo. Cependant dans d’autres œuvres, la mer n’aura pas cette méchanceté, et l’auteur affirmera même qu’elle est « une école de toutes les vertus ».

Débarrassée de l’imitation des Anciens, dans ce qu’elle avait de suranné, l’évocation de la mer va conquérir ses titres de noblesse avec Chateaubriand. Si Bernardin de Saint-Pierre jetait sur elle un regard de naturaliste, Chateaubriand va porter sur elle un regard de poète. Ce qui n’existait pas chez l’auteur de Paul et Virginie, c’était la communion avec l’élément, la saisie puissante de la réalité, l’ivresse de la matière.

Cette intimité avec l’océan a commencé très tôt pour Chateaubriand. Comme Corbière, il avait un père marin qui avait connu l’aventure aux îles. Les Mémoires d’outre-tombe nous rapportent cette initiation aux mystères de la mer. Chateaubriand nous dit dans son autobiographie qu’il est né dans une « tempête donc le bruit berça [son] premier sommeil ». Ensuite ce sera Saint-Malo, où se poursuit le contact avec l’océan. C’est là que, négligé par ses parents, il vagabonde et polissonne sur les grèves. Puis à Combourg, il découvre les charmes de la lande et des clairs de lune sur les eaux. Devant de tels spectacles féeriques, le jeune René subit un envoûtement quasi magique et se livrent à des débauches de rêverie qui le rendent presque malade. Plus tard à Brest, il attend son brevet d’aspirant en rêvant jusqu’à l’hallucination devant les spectacles du port qui le rendent mélancolique. Ensuite il va être éloigné des rives de la Bretagne, jusqu’à ce que le 8 avril 1791, il s’embarque à destination de l’Amérique sur le Saint-Pierre. Désormais Chateaubriand veut créer sa légende de voyageur ; il se considère comme un découvreur de terres vierges. C’est en partie pour cette raison qu’il fera son long périple vers Jérusalem et l’Espagne ; mais à ce départ la jolie Nathalie de Noailles, ainsi que des raisons politiques, religieuses et artistiques ne seront pas étrangères.

La mer que Chateaubriand découvre tout d’abord, c’est l’océan, force inquiétante mystérieuse, différente des mers helléniques. Il ne s’agit plus d’Amphitrite avec son cortège de Néréides et de Tritons, nés du vieil océan du riant panthéisme. À Londres, ce caractère celtique de la mer sera confirmé par la découverte des poésies ossianiques à l’atmosphère nébuleuse, mélancolique et onirique. Dans la poésie de Macpherson, il a découvert une mer effrayante par son tumulte, ses colères, ses couleurs sombres, son aspect lugubre, une mer jamais riante, une mer qui mugît sur des côtes brumeuses et déchiquetées. Il subit l’envoûtement de cet océan qui correspond si bien à sa mélancolie d’adulte et à ses premières impressions d’enfant. Cette mer bretonne, on la retrouve dans toute l’œuvre de Chateaubriand.

L’autre versant de son inspiration, c’est la Méditerranée, ses voyages vers la Grèce, la tradition onirique. Chateaubriand a bien senti la différence entre la Méditerranée et l’océan dans l’Itinéraire de Paris a Jérusalem : « la Méditerranée, placée au centre des pays civilisés, semée d’îles riantes, baignant des côtes plantée de myrtes, de palmiers et d’oliviers, donne sur-le-champ l’idée de cette mer où naquirent Apollon, les Néréides et Vénus ; tandis que l’Océan, livré aux tempêtes, environné de terres inconnues, devait être le berceau des fantômes de la Scandinavie, où le domaine de ces peuples chrétiens qui se font une idée ici imposante de la grandeur et de la toute-puissance de Dieu… » Hugo ne pensera pas autrement. Chateaubriand, lui, va d’abord s’assimiler à Ulysse, le voyageur qui erre éternellement en quête de sa patrie. Chactas, René, Eudore soupireront après la terre qu’ils ont laissée. Cette mer que Chateaubriand découvre, à l’opposé de l’océan, est calme ; c’est une grande étendue et velouté où le soleil se noie dans un flamboiement fait d’or et de pourpre. C’est le calme extraordinaire des côtes helléniques où parfums, lumières et silences contribuent à répandre une atmosphère religieuse. L’Itinéraire de Paris à Jérusalem est rempli de ces couchers de soleil grandioses et recueillis. Cette mer ne connaît que peu de tempêtes. Chateaubriand renoue avec la tradition antique, mais comme il parle d’une réalité vécue, il n’y a plus le clinquant des prédécesseurs, quoique notre auteur ait un peu renoncé à l’observation directe pour voyager avec ses souvenirs classiques. De toute manière, il a utilisé cette tradition à bon escient. Surtout il existe chez lui une recherche des rythmes et des images capable de rendre compte d’une expérience. Cette relation est nouvelle. Si Chateaubriand note en artiste les nuances des couleurs, des reflets, des jeux de lumière, des sons, des formes, il ne s’en tient pas là : le paysage s’anime, devient un prolongement de sa personnalité ; l’auteur veut faire partager son émotion, il s’y montre artiste et va plus loin que Bernardin de Saint-Pierre. Cette implication personnelle va si loin que Mme Varèse n’hésite pas à écrire : « son imagination royale brode, sur de simples faits, des tissus merveilleux, tout étincelants de pierreries. C’est vrai et c’est faux à la fois, mais c’est souverainement beau ».

Autre nouveauté chez l’auteur des Martyrs : pour la première fois dans notre littérature un auteur essaie de pénétrer l’univers de l’homme de mer, d’en faire un portrait psychologique. Chateaubriand a noté l’amour passionné du matelot pour la mer. Corbière ne s’exprimera pas autrement (cf. Le novice en partance sentimental) : « il leur est impossible de s’en passer, comme un jeune homme ne se peut arracher des bras d’une maîtresse orageuse et infidèle ». Cet amour a peut-être sa source dans The rime of the ancient mariner de Coleridge qui connut un grand succès au début du XIXe siècle, ou bien, pourquoi pas, dans l’observation directe. En revanche, lorsqu’il note chez le marin une certaine féminité qui le fait plus rêveur qu’homme d’action, nous avons là l’invention romantique de René en proie au mal du siècle… « Toujours se promettant de rester au port, et toujours déployant ses voiles, cherchant des îles enchantées où il n’arrive presque jamais et dans lesquelles il s’ennuie s’il y touche : ne parlant que de repos et n’aimant que les tempêtes ; périssant au milieu d’un naufrage, ou mourant vieux nocher sur la rive, inconnu des jeunes navigateurs dont il regrette de ne pouvoir suivre le vaisseau ». Plus vraie est la notation de leur simplicité et de leur foi dans ces très beaux passages du Génie du christianisme où il décrit la prière en mer pendant la tempête et le pèlerinage des marins sauvés d’un naufrage. Ce portrait du marin présente bien des lacunes, et ce sera à Tristan Corbière d’introduire le matelot dans notre poésie.


Notes

1 Le but de ce chapitre n’est pas de faire une histoire complète de la représentation de la mer dans notre littérature, mais d’essayer de poser quelques jalons permettant d’en voir l’évolution. Il est bien évident qu’une telle investigation présente bien des lacunes. 
2 Voir par exemple les Fourberies de Scapin de Molière. 

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